La bande d'Aouzou a constitué longtemps un territoire disputé entre le Tchad et la Libye. Interventions militaires et tentatives de règlement se sont succédé pendant vingt ans dans cette région sans que le différend puisse AStre résolu. Il a finalement été soumis en 1989 par les deux pays A
la Cour internationale de justice. Transcrit en termes de droit, il a alors opposé les parties en ce qui concerne l'interprétation de divers traités concernant leur frontière commune. La Cour, statuant A la quasi-unanimité, a, par jugement du 3 février 1994, donné intégralement satisfaction au Tchad.
I. HISTORIQUE
Le territoire dénommé bande d'Aouzou forme un quadrilatère de plus de 1 000 km de long sur 100 A 150 km de large, ayant une surface totale d'environ 120000 km2 et situé sur les confins séparant la Libye du Tchad. La bande d'Aouzou couvre en ses franges orientales et occidentales des zones totalement désertiques, mais, dans sa partie centrale, elle écorne le nord du massif du Tibesti, avec quelques rares oasis, dont la plus importante est celle d'Aouzou.
La population, essentiellement nomade, vivant dans ces régions atteint 5 000 A 6000 habitants. Les ressources minérales semblent, en l'état des
connaissances géologiques, très limitées. Tout au plus des traces d'uranium y ont-elles été décelées. Mais la zone présente un intérASt stratégique non négligeable : elle est en effet séparée des oasis libyennes les plus proches par des régions désertiques de traversée difficile. Aussi comprend-on qu'en vue de couvrir ses possessions d'Afrique noire la France ait, dès 1899, estimé nécessaire d'éviter que le Tibesti soit contrôlé par une puissance étrangère. Aussi comprend-on également que cette zone ait pu, entre les deux guerres, AStre disputée entre la France et l'Italie, puis, depuis 1973, entre le Tchad et la Libye.
A. Le partage de l'Afrique avant 1914
Le Tibesti était et demeure peuplé de tribus toubous qui, traditionnellement, vivaient de maigres cultures vivrières d'oasis et de rezzous sur les régions sahéliennes. Ces tribus étaient depuis longtemps islamisées, et la confrérie religieuse des Sénoussis avait créé, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, dans toute cette région et jusqu'au lac Tchad, des zaouïas, mi-forteresses mi-couvents, lui permettant d'y exercer une certaine influence.
A la fin du siècle, trois empires s'intéressaient en outre A la zone. L'Empire ottoman, en régression en Europe, cherche A étendre ses possessions en Afrique et en Arabie. Les Ottomans ont évincé les Karamanlis en Tripolilaine et en Cyré-naïque dès 1835. Ils se sont installés A Ghadamès en 1862, A Ghat en 1875, et tentent d'imter des postes militaires avancés jusqu'au Tibesti.
A la mASme époque, la France s'efforce de réunir ses possessions coloniales d'Afrique du Nord, d'Afrique occidentale et d'Afrique équatoriale en lanA§ant vers le lac Tchad des expéditions depuis l'Algérie, le Niger et le Congo. En 1898, le Royaume-Uni reconnait que les rives nord, est et sud du lac entrent dans la zone d'influence franA§aise. Puis l'expansion coloniale franA§aise se poursuit vers l'est et se heurte sur le Nil A celle de la Grande-Bretagne. La guerre est évitée de justesse A Fachoda et, quelques mois plus tard, un accord franco-britannique du 21 mars 1899 délimite les sphères d'influence des deux pays entre le Ouadaï et le Darfour. En signant cet accord, les parties entendent laisser le Tibesti dans la zone franA§aise.
L'Empire ottoman estimait cependant que cette zone faisait partie de Vhinterland de la Tripolitaine et proteste contre l'accord franco-britannique. Paris et Constantinople restent sur leurs positions, mais tout heurt est évité jusqu'en 1911, date A laquelle l'Empire, défait par l'Italie, doit abandonner ses possessions libyennes. Poursuivant leur progression, les forces franA§aises s'installent, dans les années qui suivent, dans le Borkou et le Tlbesti.
Dans l'intervalle cependant, Rome, qui avait déjA des visées sur la Tripolitaine et la Cyrénaïque, cherche A les faire reconnaitre par les autres puissances européennes. La France y consent, étant entendu que Paris pourra de son côté agir librement au Maroc. Deux accords sont conclus A cet effet entre les deux pays, les 14 décembre 1900 et le 1er novembre 1902. Ils précisent les limites de l'expansion franA§aise dans la région par référence A la convention franco-britannique de 1899 et A une sectiune publiée par la France A la suite de la signature de cette convention.
B. La colonisation italienne de 1914 A 1951
La Première Guerre mondiale eut dans cette région d'importantes conséquences. Par le traité de Londres du 26 avril 1915, l'Italie s'engage en premier lieu A se ranger aux côtés des alliés, moyennant divers avantages territoriaux qui doivent lui AStre consentis lors de la signature des traités de paix. Des compensations coloniales sont notamment prévues en faveur de Rome.
A la suite de la défaite des empires centraux, l'Allemagne renonce A son empire colonial et la Turquie A tous ses droits et titres en Afrique et au Moyen-Orient. Puis l'Italie, se prévalant du traité de Londres, obtient de la France une rectification en sa faveur de la frontière occidentale de la Libye, entre Ghadamès et Toummo. Mais elle estime cette concession insuffisante et
réclame en outre une frontière plus avantageuse pour la Libye vers le sud.
Cette revendication visait d'une part la Grande-Bretagne, qui pouvait songer A faire valoir les droits de l'Egypte et du Soudan anglo-égyptien sur le triangle de Sarra entre Koufra et l'Afrique équatoriale franA§aise (AEF), et d'autre part la France, installée au Tchad. Entre Londres et Paris avait d'ailleurs été passée, le 8 septembre 1919, une convention supplémentaire A la déclaration de 1899 fixant de manière définitive et détaillée leurs frontières et les limites de leurs zones d'influence du Congo au tropique du Cancer. Restait A négocier avec Rome.
La Grande-Bretagne donna satisfaction A l'Italie et, par convention du 20 juillet 1934, la frontière orientale de la Libye est fixée en laissant le triangle de Sarra du côté italien. La discussion fut plus difficile avec la France. Elle aboutit cependant A la signature, le 7 février 1935, par Laval et Mussolini, d'un accord réglant les questions coloniales pendantes entre les deux pays. Cet accord fixe la frontière méridionale de la Libye A l'est de Toummo, selon une ligne située de 100 A 150 km au sud de celle agréée auparavant entre la France et la Grande-Bretagne. La zone comprise entre ces deux lignes devait par la suite AStre connue sous le nom de - bande d'Aouzou -. L'accord place cette localité et le nord du Tibesti côté italien, laissant le centre et le sud du massif avec son chef-lieu, Bardai', côté franA§ais.
L'accord Laval-Mussolini devait entrer en vigueur après échange des instruments de ratification. Mais, avant de le ratifier, la France chercha A obtenir des précisions concernant le statut des Italiens en Tunisie. Puis l'Italie partit A la conquASte de l'Ethiopie et cette expédition fut condamnée par la France. Rome s'éloigna de Paris pour se rapprocher de Berlin. Et finalement l'Italie fit savoir, en 1938, A la France qu'elle n'entendait pas ratifier un texte qu'elle considérait comme -dépassé-. De ce fait, l'accord de 1935 n'entra jamais en vigueur.
Survint la Seconde Guerre mondiale. A l'issue du conflit, l'Italie, par le traité de Paris du 10 février 1947, renonce A tous ses droits et titres sur ses possessions outre-mer et la Libye accède A l'indépendance le 24 décembre 1951.
C. Les relations de la Libye avec ses voisins depuis 1951
La Libye, devenue ainsi indépendante, passe, le 10 août 1955, avec la France une convention d'amitié et de bon voisinage qui comporte, notamment, un article 3 portant reconnaissance par les deux parties des frontières résultant des actes internationaux en vigueur. On pouvait penser qu'après cette longue histoire troublée la question était définitivement réglée.
Aucune difficulté ne semble en effet s'AStre élee A ce sujet dans les années qui suivirent entre la Libye et la France, puis entre la Libye et le Tchad (ce pays étant devenu A son tour indépendant en 1960).
A la fin des années 1960 cependant, la situation intérieure évolue dans les deux pays. D'une part, le Tchad entre dans une période de troubles dont il ne sortira guère depuis lors. Dès mars 1968, les gardes nomades d'Aouzou se révoltent et attaquent par surprise la garnison régulière. Celle-ci est évacuée sur Bardai' et la zone passe A la dissidence. D'autre part, en septembre 1969, le roi Idriss est déposé A Tripoli et le colonel Khadafi prend le pouvoir. Au cours de l'année 1973, l'armée et l'administration libyennes s'installent A Aouzou.
L'installation de la Libye A Aouzou entrainera, selon les époques, des réactions diverses des factions et des gouvernements tchadiens. Ces réactions iront du silence prudent A la protestation hémente. Le Tchad saisit de l'affaire A la fois l'Organisation de l'Unité africaine (OUA) et le Conseil de Sécurité des Nations unies. Ce dernier n'adopta aucune résolution, mais l'OUA élit un comité ad hoc chargé de chercher une solution au différend.
Devant ces instances internationales, la Libye soutint fermement que la bande d'Aouzou lui appartenait en vertu de l'accord Laval-Mussolini, qu'elle n'avait par suite occupé aucun territoire étranger et qu'il n'existait dès lors aucun litige entre Tripoli et N'Djamena. Le Tchad, au contraire, se plaignit de l'occupation de ce qu'il estimait AStre une partie de son territoire.
Pendant de nombreuses années, la Libye refusa de coopérer avec le comité ad hoc de l'OUA. Elle modifia cependant sa position en 1987 et finalement les deux Etats conclurent A Alger, le 31 août 1989. un accord cadre par lequel ils s'engageaient A régler - leur différend territorial - par tous
moyens politiques dans un délai d'un an. A défaut d'un tel règlement, les deux parties devaient soumettre ce mASme différend A la Cour internationale de justice. Aucun règlement n'étant intervenu dans le délai ainsi fixé, les deux pays saisirent la Cour en août 1990. Au terme d'une longue instruction (21 volumes de mémoires écrits et un mois de plaidoiries), la Cour se prononA§a le 3 février 1994.
II. LES PRéTENTIONS CONTRAIRES DU TCHAD ET DE LA LIBYE
Devant la Cour, le Tchad souligne en premier lieu que la France et la Libye s'étaient, le 10 août 1955, entendues sur le tracé d'une frontière entre les deux pays. Cette frontière serait encore aujourd'hui la frontière entre le Tchad et la Libye.
A titre subsidiaire, le Tchad soutient que la mASme frontière résulte des accords antérieurement conclus d'une part entre la France et la Grande-Bretagne en 1899 et 1919, et d'autre part entre la France et l'Italie en 1900 et 1902. Ces accords auraient déterminé les limites entre les possessions coloniales des Etats intéressés. Ces limites seraient devenues celles des Etats nouvellement indépendants en application du principe de l'uti possidetis.
Enfin, A titre doublement subsidiaire, le Tchad expose que, mASme en l'absence de tout accord, la frontière qu'il
réclame résultait sur le terrain des effectivités coloniales italiennes et franA§aises.
Devant la Cour, la Libye adopte, quant A elle, une attitude radicalement différente de celle qu'elle avait eue antérieurement. Elle reconnait en effet que l'accord Laval-Mussolini n'était pas entré en vigueur et qu'elle ne peut par suite l'invoquer. Elle soutient en outre que la frontière n'a jamais été fixée et que, par suite, elle doit l'AStre sur la base de la situation sur le terrain prévalant au début du siècle, A l'époque où les FranA§ais étaient arris au contact des Ottomans.
Ces argumentations opposées soulèvent deux questions :
1A° Quelles étaient les frontières en 1951, date de l'indépendance de la Libye ?
2A° Dans quelle mesure ces frontières ont-elles été confirmées, précisées, voire modifiées, par le traité franco-libyen de 1955?
1899. Cette convention règle les nombreux problèmes en suspens entre les deux pays et ajoute, in fine :
II est entendu que la présente convention ne modifiera en rien l'interprétation
donnée A la déclaration du 21 mars 1899, d'après laquelle les termes de l'article 3 - Elle se dirigera ensuite vers le sud-est jusqu'au 24e degré de longitude est de Greenwich - signifient - Elle prendra une direction sud-est jusqu'au 24e degré de longitude est de Greenwich au point d'intersection dudit degré de longitude avec le parallèle 10A° 30' de latitude -.
La Grande-Bretagne acceptait ainsi, pour l'essentiel, l'interprétation que la France avait donnée A la déclaration de 1899 dans la sectiune du Livre jaune. La ligne retenue était mASme légèrement plus favorable A Paris que celle de la sectiune. Elle marquait A l'est du 16e méridien la limite nord-est de la zone d'influence que la France s'engageait envers le Royaume-Uni A ne pas dépasser.
2A° Ces accords ne liaient pas la France envers l'Italie. En outre, ils ne fixaient aucune limite A l'expansion franA§aise A l'ouest du 16e méridien. L'Italie, qui avait dès le début du siècle des visées sur la Tripolitaine et la Cyrénaïque, s'en inquiéta. Deux échanges de lettres du 14 décembre 1900 et du 1er novembre 1902 lui donnèrent certaines assurances A cet égard.
La première de ces lettre précise :
La convention du 21 mars 1899, en laissant en dehors du partage d'influence qu'elle sanctionne le Vilayet de Tripoli,
marque pour la zone d'influence franA§aise, par rapport A la Tripolitaine-Cyrénaïque, une limite que le gouvernement de la République n'a pas l'intention de dépasser.
La seconde ajoute :
Par la limite de l'expansion franA§aise en Afrique septentrionale visée dans la lettre du 14 décembre 1900, on entend bien la frontière de la Tripolitaine indiquée par la sectiune annexée A la déclaration du 21 mars 1899.
Ainsi, par ces deux lettres, la France renouvelle les engagements qu'elle avait pris en 1899 envers le Royaume-Uni. En outre, elle s'engage, A l'ouest du 16e méridien, A ne pas étendre son influence au-delA de la frontière de la Tripolitaine telle qu'elle ure sur la sectiune du Livre jaune (présentée A tort comme annexée A la déclaration de 1899). En d'autres termes, elle limite dans cette zone son expansion vers le nord-ouest A la ligne partant de l'intersection du tropique du Cancer et du 16e méridien et descendant jusqu'au puits de Toummo.
3A° Selon le Tchad, les frontières entre les deux pays auraient ainsi été fixées A l'époque coloniale, A l'est du 16e méridien, par l'accord franco-britannique de 1919 interprétant les accords antérieurs, A l'ouest par l'accord franco-italien de 1902. Ces frontières auraient été acceptées par l'Italie, et la Libye en aurait hérité en 1951, puis le Tchad en 1960, conformément aux règles de la succession d'Etat, comme au principe de l'uti possidetis reconnu par les Etats africains lors du sommet de l'OUA tenu au Caire en 1964.
La Libye conteste cette argumentation sur trois terrains. Elle rappelle en premier lieu que les accords passés entre la France, la Grande-Bretagne et 1 'Italie de 1899 A 1919 fixaient les limites des zones d'influence que, sur une base bilatérale, chacune des parties reconnaissait A l'autre. Procédant au partage de l'Afrique en traA§ant des lignes droites dans des régions inconnues, les puissances européennes marquaient les bornes de leurs ambitions : elles ne traA§aient pas des frontières. Les accords invoqués ne seraient pas pertinents. Le Tchad ne conteste pas cette analyse dans son principe. Mais il souligne qu'au fur et A mesure de l'occupation des zones ainsi partagées les sphères d'influence se sont transformées en colonies et les limites de ces sphères en frontières. Ces frontières n'ont en d'autres termes pas été fixées par les accords en cause : elles en sont le résultat.
La Libye expose en deuxième lieu qu'en fixant la ligne de 1919 la Grande-Bretagne et la France ont en fait modifié la déclaration de 1899 et rele nettement la limite convenue vers le nord. L'Italie avait peut-AStre reconnu, en 1900 et 1902, la ligne initialement tracée vers le sud-est, mais elle n'a jamais accepté la modification réalisée en 1919 sous prétexte d'interprétation. La convention alors conclue n'était pas opposable A Rome. Elle ne le serait pas davantage A Tripoli.
A cela, le Tchad réplique que l'accord de 1899 ne fixait qu'une direction générale qu'il avait par la suite été nécessaire de préciser. Ces précisions avaient été fournies en premier lieu par le Livre jaune franA§ais, puis par l'accord de 1919, reprenant pour l'essentiel la ligne du Livre jaune. Or l'Italie avait, dès 1902, accepté cette ligne. Dès lors, celle de 1919 lui était bien opposable et elle l'est par suite A la Libye. Cette dernière rappelle enfin que, selon le traité de paix de 1947, les puissances alliées devaient notifier A l'Italie les traités et accords qu'elles estimaient devoir maintenir en vigueur. La France a communiqué A l'Italie une telle liste. Mais, sur celle-ci, les accords franco-italiens fixant les frontières coloniales entre les deux pays ne uraient pas. Ces accords auraient de ce fait cessé d'AStre en vigueur après 1947.
Sur ce point, le Tchad fait valoir en réponse que l'Italie avait A cette époque renoncé A toutes ses possessions coloniales et qu'il n'était par suite nullement besoin de lui notifier des traités concernant des frontières qui ne la concernaient plus. Ces traités seraient demeurés en vigueur dans les relations avec les pays nés de la décolonisation.
De ces trois séries d'arguments, le plus sérieux est inconteslement le second, et l'on est amené, compte tenu de la succession des accords de 1899 A 1919, A s'interroger sur la part du machialisme et sur celle de la légèreté dans la mise au point de ces accords.
a) En 1899, les parties fixent comme limite A la zone d'influence franA§aise une ligne dirigée vers le sud-est qui, A prendre le texte au pied de la lettre, aurait, contrairement au but poursuivi par les rédacteurs, laissé hors de cette zone la plus grande partie du Tibesti.
b) Les autorités franA§aises publient immédiatement une sectiune nettement plus favorable A la France. Cette sectiune est connue des Britanniques, qui ne s'en inquiètent nullement.
c) En 1902, la France et l'Italie passent un accord se référant A une sectiune - annexée - A la déclaration de 1899, alors qu'il n'en existe aucune.
d) En 1919, la France et la Grande-Bretagne interprètent la déclaration de 1899 en fixant une nouvelle ligne qui est proche de celle du Livre jaune, mais ne coïncide pas exactement avec cette dernière.
e) En 1934, la Grande-Bretagne renonce A toute revendication au nord de cette ligne au profit de l'Italie, qui n'avait en son temps mASme pas été informée de l'accord de 1919.
Les erreurs ainsi commises plus ou moins volontairement sont sans doute d'importance variable. L'erreur de référence faite en 1902 apparait nielle, dans la mesure où la France et l'Italie se sont en fait mises d'accord sur une sectiune, celle du Livre jaune, qu'elles ont mal qualifiée. En revanche, on peut légitimement se demander si les modifications agréées en 1919 entre Londres et Paris étaient opposables A Rome (l'Italie ayant donné son accord en 1902 A la ligne de ce mASme Livre jaune, qui différait quelque peu de celle finalement retenue par la Grande-Bretagne et la France).
b) Les effectivités
La réponse A cette dernière question dépend en définitive de l'attitude adoptée en droit et en fait par l'Italie de 1919 A 1945. A cet égard, le Tchad et la Libye divergent encore.
Le Tchad souligne que la colonisation italienne se heurta en Libye A une résistance déterminée qui ne cessa qu'en 1932. A cette époque, la France avait éli son autorité sur l'ensemble du Borkou, de l'Ennedi et du Tibesti et installé des postes jusqu'A Aouzou. La signature des accords Laval-Mussolini impliquait une cession de territoire franA§ais A titre de compensation en vertu du traité de Londres de 1915. Une telle cession supposait reconnaissance par l'Italie qu'il existait antérieurement une frontière, celle fixée en 1902 A l'ouest du 16e méridien et en 1919 A l'est de ce méridien. Aussi bien, après l'abandon de l'accord Laval-Mussolini, l'Italie aurait-elle, au moins A deux reprises, reconnu la souveraineté franA§aise sur la zone, lors d'un incident survenu A Jef-Jef en 1938 et des discussions de la commission d'armistice en 1941.
La Libye ne conteste guère que, sur le terrain, la situation ait été celle décrite par le Tchad. Mais elle prétend que l'Italie n'a A aucun moment reconnu qu'une frontière avait été valablement fixée entre Toummo et le 24e méridien.
L'accord Laval-Mussolini aurait en réalité eu pour objet de tracer une telle frontière. Quant aux incidents et discussions invoqués par le Tchad, ils n'auraient pas la portée que ce dernier leur prASte.
A quoi le Tchad réplique que, mASme si l'on suivait Tripoli sur ce terrain, la thèse libyenne ne saurait AStre retenue. A défaut d'accords internationaux fixant la frontière, celle-ci résulterait des effectivités concrètement constatées. Le Tchad bénéficierait en tout état de cause d'un uti possidetis de facto.
B. Le traité du 10 août 1955
Si les deux pays s'opposent ainsi sur ce qu'étaient les frontières en 1951, date de l'indépendance de la Libye, ils s'opposent plus encore sur la portée du traité conclu le 10 août 1955 entre la Libye et la France, et plus précisément sur le sens des clauses relatives aux frontières contenues dans ce traité.
Ce traité trouvait son origine dans le fait qu'au cours de la Seconde Guerre mondiale des forces armées franA§aises venant d'Afrique équatoriale avaient, sous le commandement de Leclcrc, traversé le désert de Libye pour rejoindre les forces britanniques de Montgomery. Un contingent de 500 hommes demeurait au Fezzan en 1955.
La France espérait obtenir de Tripoli pour ses forces un statut analogue A celui que les Britanniques et les Américains avaient obtenu pour les leurs en 1953 et 1954. Le gouvernement libyen souhaitait au contraire provoquer l'évacuation des forces franA§aises, sans s'engager militairement pour l'avenir. Il obtint satisfaction et la France, en contrepartie, demanda que les frontières et le statut frontalier soient clairement fixés.
Le traité du 10 avril 1955, qui conclut la négociation, forme un ensemble complexe. Outre le traité lui-mASme, il comporte :
» une convention particulière relative au retrait des forces franA§aises du Fezzan et A certaines facilités de transit accordées en territoire libyen aux forces franA§aises se rendant de Tunisie ou d'Algérie en AOF ou en AEF;
» une convention de bon voisinage traitant de la sécurité des frontières, de la transhumance, du trafic caravanier et de la circulation transfrontalière ;
» deux conventions de coopération économique et culturelle ;
» ainsi que huit annexes.
S'agissant des frontières, l'article 3 du traité dispose :
Les deux hautes parties contractantes reconnaissent que les frontières séparant les territoires de la Tunisie, de l'Algérie, de l'Afrique occidentale franA§aise, de l'Afrique équatoriale franA§aise, d'une part, du territoire de la Libye, d'autre part, sont celles qui résultent des actes internationaux en vigueur A la date de la
constitution du Royaume de Libye, tels qu'ils sont définis dans l'échange de lettres ci-jointes (annexe I).
L'annexe I précise que les actes internationaux en cause sont les suivants :
» la convention franco-britannique du 14 juin 1898 ;
» la déclaration additionnelle du 21 mars 1899 A la convention précédente ;
» les accords franco-italiens du 1er novembre 1902 ;
» la convention entre la République franA§aise et la Sublime Porte du 12 mai 1910;
» la convention franco-britannique du 8 septembre 1919 ;
» l'arrangement franco-italien du 12 septembre 1919.
Le Tchad et la Libye s'accordent pour penser que trois des textes ainsi énumérés : la déclaration franco-britannique de 1898, la convention franco-ottomane de 1910 et l'arrangement franco-italien de 1919, sont sans intérASt en ce qui concerne la frontière tchadienne. Restent seulement la déclaration de 1899 interprétée par la convention franco-britannique de 1919 et les accords franco-italiens de 1902.
Selon le Tchad, les parties, en signant le traité de 1955, ont reconnu que les accords en question étaient en vigueur en 1951 et qu'ils fixaient la frontière. Cette reconnaissance trancherait définitivement le débat.
La Libye, quant A elle, expose qu'en usant du terme -reconnaissent- les parties au traité de 1955 n'ont pas entendu déterminer la frontière entre les deux pays, mais constater purement et simplement quelle était la situation frontalière en 1951. Le traité serait - déclaratoire - de cette situation et non - constitutif - de frontière. Il aurait confirmé les frontières antérieures dans la mesure où de telles frontières résultaient des accords -en vigueur-. Mais, pour les raisons déjA exposées, aucun accord n'aurait A cette époque lié la Libye en ce qui concerne ses frontières avec la France. Dès lors, le traité de 1955 n'aurait fait que confirmer une pure situation de fait A laquelle il n'aurait rien changé. Après, comme avant, il n'existerait pas de frontière reconnue entre les deux pays.
III. L'ARRAST DU 3 FéVRIER 1994
La Cour, dans son arrASt du 3 février 1994, n'a pas jugé utile d'entrer dans la longue histoire des confins tchado-libyens. Elle s'est bornée A interpréter et appliquer le traité du 10 août 1955. Elle l'a fait dans un jugement relativement court (60 es), surtout si on le e A l'argumentation des parties. Ce jugement a été rendu A la quasi-unanimité (16 voix contre 1, celle du juge ad hoc nommé par la Libye).
La Cour a rappelé tout d'abord que, selon le droit coutu-mier international qui a trou sa traduction dans l'article 31 de la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, un traité doit AStre interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire A attribuer A ses termes dans leur contexte et A la lumière de son objet et de son but. Il ne peut AStre fait appel qu'A titre complémentaire A des
moyens d'interprétation tels que les travaux préparatoires ou les circonstances dans lesquelles le traité a été conclu.
La Cour a obser ensuite que, selon l'article 3 du traité de 1955, les parties - reconnaissent que les frontières - séparant leurs territoires - sont celles qui résultent des actes internationaux en vigueur A la date de la
constitution du Royaume de Libye, tels qu'ils sont définis dans l'échange de lettres - joint. La Cour a rele que - reconnaitre une frontière, c'est l'accepter, s'engager A la respecter et renoncer A la contester pour l'avenir -. Elle a ajouté qu'une frontière peut AStre fixée d'un commun accord entre les parties par référence A une ligne déterminée, que cette ligne ait ou non constitué la frontière avant la signature de l'accord. Dès lors, la Cour n'a pas jugé utile de s'interroger sur la frontière existant avant 1955 : elle ne s'est par suite prononcée ni sur l'opposabilité A l'Italie des accords franco-britanniques, ni sur les conditions de la transformation des limites des zones d'influence en frontières, ni sur les effectivités coloniales. Il lui a suffi de constater que les actes urant en annexe au traité de 1955 fixaient des lignes que les parties avaient pu dans le traité qualifier pour l'avenir de frontières, quel qu'ait été leur statut antérieur.
Passant A l'analyse de ces actes, la Cour a noté en premier lieu que l'accord Laval-Mussolini de 1935, dont elle a précisé qu'il n'avait jamais été ratifié et n'était par suite jamais entré en vigueur, n'apparaissait pas en annexe au traité de 1955. Puis elle a obser qu'y urait la convention franco-britannique de 1898 telle qu'interprétée en faveur de la France par la convention franco-britannique de 1919. Elle en a déduit que la ligne fixée par ce dernier accord constituait la frontière entre les deux pays A l'est du 16e méridien. Il s'agit d'une ligne droite allant de l'intersection de ce méridien avec le tropique du Cancer jusqu'A l'intersection du 24e méridien et du parallèle 19A° 30'.
Passant au segment occidental de la frontière, la Cour a constaté que parmi les traités énumérés par le traité de 1955 uraient les accords franco-italiens du 1er novembre 1902. Selon ceux-ci, - la frontière de la Tripolitaine indiquée par la sectiune annexée A la déclaration franco-britannique du 21 mars 1899 - devait constituer - la limite de l'expansion franA§aise en Afrique septentrionale -. Une difficulté résultait cependant du fait qu'aucune sectiune n'avait en réalité été annexée A la déclaration de 1899 et que la seule sectiune disponible était celle publiée unilatéralement par la France dans le Livre jaune. La Cour a cependant jugé que la sectiune A laquelle les accords de 1902 faisaient référence ne pouvait AStre que celle du Livre jaune et en a déduit qu'A l'est du 16e méridien la frontière actuelle de la Libye devait suivre celle portée sur cette sectiune. Il s'agit lA d'une ligne partant de l'intersection du 16e méridien et du tropique du Cancer, pour aboutir immédiatement au sud du puits libyen de Toummo.
Avant de parvenir dans le voisinage de Toummo, cette ligne coupe cependant la frontière du Niger et du Tchad sur le 15e méridien. Le Tchad n'avait pas demandé A la Cour de fixer ce point d'intersection qui marque l'extrémité occidentale de sa frontière avec la Libye. La Cour n'en a pas moins estimé préférable, pour des raisons de sécurité juridique, de déterminer cette extrémité et a retenu pour ce faire le point d'intersection du 15e méridien et du 23e parallèle.
Analysant ensuite l'objet et le but du traité, le contexte (A la fois dans le traité et dans les accords passés le mASme jour) et les travaux préparatoires, la Cour y a trou confirmation de la solution ainsi adoptée. Puis elle a rele que la frontière fixée en 1955 n'avait pas été modifiée par la suite et a conclu qu'il s'agissait bien de la frontière actuelle entre les deux pays.
La Cour a enfin abordé une question délicate que les parties avaient laissée dans l'ombre, celle de la permanence de la frontière ainsi définie. En effet, le traité franco-libyen de 1955 avait bizarrement été conclu pour vingt ans seulement et pouvait par la suite AStre dénoncé par chacune des parties avec préavis d'un an. Une telle dénonciation n'avait pas été opérée, mais demeurait possible, dès le lendemain du jugement. La Cour a dès lors estimé utile de préciser que la frontière définie par le traité était permanente et qu'elle survivrait A toute dénonciation éventuelle. Elle ne pourrait AStre modifiée que du commun accord des parties.
CONCLUSION
La justice internationale, comme toute justice, remplit traditionnellement un double rôle : elle tranche les litiges qui lui sont soumis ; elle contribue au
développement du droit. Ces deux fonctions sont complémentaires, car le juge doit motiver les solutions qu'il adopte, et c'est cette motivation mASme qui fait progresser la règle de droit. Mais le juge peut dans cette perspective adopter des approches très différentes : il peut choisir parmi les divers raisonnements possibles un raisonnement unique qui permet A lui seul de justifier la décision prise, sans se prononcer sur les autres questions soulees au dossier. 11 peut au contraire multiplier les motifs jusqu'A les rendre surabondants pour éclairer et préciser le droit applicable.
Tout est question d'espèce : la nature du litige, celle des problèmes soules, le consensus qui peut se dégager ou non au sein de la Cour sont A cet égard décisifs. Dans l'affaire de la bande d'Aouzou, la Cour, A l'évidence, a entendu retenir la première approche, et si elle a voulu trancher complètement le différend, elle l'a fait avec une
économie de moyens exemplaire. Sa décision, adoptée A la quasi-unanimité, n'en a eu que plus de poids.
En effet, dès le 4 avril 1994, la Libye et le Tchad ont signé un accord en vue d'en assurer l'exécution, accord prévoyant l'évacuation par la Libye de la bande d'Aouzou sous le contrôle d'un groupe d'observateurs A constituer par le Conseil de Sécurité. Ce dernier a, par résolution 915 du 4 mai 1994, créé un tel groupe, dénommé le GONUBA (groupe d'observateurs des Nations unies pour la bande d'Aouzou), et l'évacuation libyenne s'est achee le 31 mai 1994.