L'intitulé de la loi du 16 juillet 1949 - sur les publications destinées A la jeunesse - ne convient qu'A une partie de cette loi. Elle élit, en réalité, deux régimes distincts qui visent deux objets différents : d'une part, les publications effectivement destinées A la jeunesse, comme l'indique son titre ; d'autre part, les publications qui ne lui sont pas destinées, mais qui présentent pour elle un danger sur le moral. Les deux séries de dispositions procèdent de la mASme intention : il s'agit de protéger les jeunes contre des lectures qui pourraient perturber leur équilibre moral. Mais les deux régimes sont juridiquement très différents, et posent des problèmes distincts.
1A° Les publications destinées A la jeunesse. ' Le
développement considérable de la presse enfantine, entre les deux guerres et surtout après 1945, la médiocrité fréquente de ces publications inspirées souvent par des soucis exclusivement commerciaux ont, A partir de 1947, attiré l'attention des pouvoirs publics, et le Président de la République lui-mASme, Vincent Auriol, a poussé A l'élaboration d'un régime de contrôle.
Ce contrôle s'applique A toutes les publications, journaux ou lies, spécialement destinées aux enfants et aux adolescents, A l'exclusion des lies scolaires, soumis au contrôle du ministère de l'Education nationale.
Il a pour but de s'assurer, d'après l'article 2 de la loi, que ces publications, dans aucun de leurs éléments ' illustration, récit, chronique, rubrique, insertion ' ne présentent - sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lacheté, la haine, la débauche ou tous actes de nature A démoraliser l'enfance ou la jeunesse ou A entretenir des préjugés
ethniques -. Toute publicité pour des publications présentant ces caractères est en outre interdite.
Quatre sortes de mesures sont prévues A cette fin :
a j Les premières concernent le statut des entreprises qui ont pour objet ce type de publications. Les dirigeants doivent présenter un certain nombre de garanties de moralité. Une déclaration spéciale, indiquant notamment leurs noms, et distincte de la déclaration préalable de la loi de 1881 (supra, p. 219) doit AStre adressée au garde des Sceaux, et tenue a jour.
6 / Du point de vue répressif, la transgression des obligations indiquées A l'article 2 est érigée en délit. Le tribunal, outre la condamnation principale, ordonne la saisie et la destruction de tous les exemplaires ; de plus, il peut ordonner la suspension de la publication pour une durée de deux mois A deux ans, et en cas de récidive, son interdiction définitive.
c j A ce régime répressif rigoureux, la loi ajoute des mesures qui ont pris, A l'expérience, un caractère préventif. Elle crée auprès du ministre de la Justice, une Commission chargée de la surveillance et du contrôle des publications destinées A l'enfance et A l'adolescence, présidée par un membre du Conseil d'Etat, et qui comprend notamment des représentants des ministères intéressés, des professionnels concernés, des mouvements de jeunesse, des associations familiales, des enseignants. Elle a pour mission principale de signaler au ministre les infractions A la loi. A cet effet, cinq exemplaires des publications soumises A son contrôle doivent lui AStre adressés, en plus du dépôt légal, dès leur parution. Orientée principalement vers la répression, la Commission, en pratique, a préféré recourir A une méthode de prévention : au heu de provoquer immédiatement des poursuites, elle convoque, lorsqu'elle constate une infraction, le responsable, et lui signale les points sur lesquels il lui est demandé de rectifier A l'avenir le style de la publication. Cette méthode souple parait acceptée en général par les intéressés. Elle explique le nombre très réduit des poursuites auxquelles l'application de la loi a donné heu.
d / Enfin, l'importation des publications étrangères destinées A la jeunesse, très nombreuses en fait, souvent médiocres, est soumise A une autorisation ministérielle
donnée sur avis de la Commission, et qui est retirée en cas de délit.
2A° Les publications - présentant un danger pour la jeunesse - (art. 14 de la loi de 1949). ' Elles posent un problème beaucoup plus délicat, et les solutions qu'il a reA§ues, plusieurs fois modifiées (0. du 23 décembre 1958, 1. 4 janvier 1967), sont plus contesles.
Il s'agit des publications ' périodiques et lies ', qui, normalement destinées aux adultes et relevant, A ce titre, du
droit commun de la liberté de la presse, présentent - un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère hcencieux ou pornographique, ou de la place faite au crime ou (a ajouté la loi de 1967) A la violence -. Comment concilier la liberté qu'a l'adulte de choisir ses lectures ' mASme mal ', et le souci d'empAScher certains ouages de tomber sous les yeux des jeunes ?
Le système en vigueur est essentiellement préventif, et particulièrement rigoureux. De plus, sa mise en oue est confiée au ministre de l'Intérieur, ce qui lui donne, a priori, une coloration plus policière qu'éducative. Son mécanisme, assez complexe, se décompose en deux niveaux.
a / Au premier niveau, le ministre peut appliquer, aux ouages visés, trois interdictions distinctes : interdiction de vente aux mineurs, interdiction d'exposition A la vue du public tant A l'intérieur qu'A la devanture et de publicité par affiches, enfin, interdiction de toutes autres formes de publicité, notamment par voie de presse ou par prospectus adressés A domicile. Depuis la loi de 1967, ces trois interdictions qui étaient nécessairement jointes sont dissociables : le ministre peut graduer la mesure, en se contentant de l'interdiction de vente, ou en y ajoutant la seule interdiction d'exposer.
La décision peut AStre prise A l'initiative de la Commission de surveillance des publications, mais le ministre n'est pas tenu de la consulter ; elle fait l'objet d'un arrASté au JO, et doit intervenir dans l'année de la publication.
L'interdiction, lorsqu'elle frappe les périodiques, entraine des conséquences graves du point de vue de l'exploitation de l'entreprise : une seule autorise tout dépositaire ou vendeur A se refuser, mASme s'il était lié par un contrat, A continuer la vente. Deux interdictions excluent le périodique de toute société coopérative de messageries de presse (supra, p. 234), ce qui en rend la diffusion quasi impossible. Enfin, la vente, mASme aux adultes, peut AStre interdite aux tenanciers des kiosques élis sur le domaine public.
La méconnaissance directe d'une interdiction est un délit sévèrement sanctionné. En outre, les officiers de police judiciaire, avant mASme qu'une poursuite soit engagée, peuvent saisir les publications exposées malgré l'interdiction. La violation indirecte, c'est-A -dire le fait de chercher A tourner l'interdiction en faisant reparaitre la publication frappée sous un autre titre, est punie de faA§on encore plus lourde : le tribunal peut interdire, de faA§on temporaire ou définitive, la parution du périodique, ou ordonner de mASme la fermeture de la maison d'édition.
A ce seul niveau, la rigueur du système peut aboutir, en fait, A la disparition du périodique frappé, en paralysant le transport et la vente.
C'est ce qui s'est produit en 1970 pour l'hebdomadaire Hara-Kiri, interdit A la vente aux mineurs et A l'exposition : bien que cette dernière interdiction ait été ultérieurement retirée, le journal a préféré se saborder. L'hebdomadaire Charlie-Hebdo, avec la mASme équipe de rédaction, l'a remplacé.
6 / Le second niveau. C'est la procédure, imposée par l'ordonnance du 23 décembre 1958, du dépôt préalable. Lorsque, au cours de douze mois consécutifs, les deux interdictions de vente aux mineurs et d'exposition auront frappé trois publications ' lies ou périodiques ' émanant du mASme éditeur, celui-ci ne pourra plus, durant une période de cinq années, mettre en vente une publication - analogue - sans en avoir déposé trois exemplaires au ministère de la Justice, et avant les trois mois qui suivent ce dépôt. En cas de méconnaissance de ces obligations, ou si deux nouvelles interdictions sont prononcées, le régime du dépôt est maintenu pendant une nouvelle période de cinq ans. On aboutit ainsi A un régime d'autorisation préalable, l'autorisation étant tacitement acquise si l'interdiction de la publication soumise au dépôt n'intervient pas dans les trois mois. C'est, en fait, une censure, d'autant plus inquiétante pour les éditeurs que l'obligation de dépôt s'applique aux ouages - analogues - A ceux qui ont été interdits, ce qui est un terme particulièrement vague et extensible, et que les ouages doivent AStre déposés, non en manuscrit ou mASme sur épreuves, mais tels qu'ils seront mis en vente, ce qui oblige l'entreprise A faire toutes les dépenses de l'édition pour des ouages dont elle ignore si elle pourra les exploiter.
Les régimes qu'on vient d'analyser procèdent d'une intention qu'on ne peut qu'approuver. Mais leur mise en oue est difficile et les dangers qu'ils présentent pour la liberté ne sont pas compensés par leur efficacité.
1A° La loi de 1949 procède d'une évidence : il y a des ouages qui, quelle que soit leur valeur, a ne sont pas pour les enfants -, ou encore - ne sont pas A mettre entre toutes les mains - : échos, dans la langue courante, de la malédiction évangélique qui frappe - ceux qui scandalisent les petits enfants - ; et le - scandale - est d'autant plus haïssable que c'est la seule recherche du profit qui l'inspire. Il était juste et nécessaire que le législateur réagisse.
2A° L'intention n'est pas contesle, mais sa mise en oue est difficile. D'abord, parce qu'elle fait appel A des notions imprécises : l'article 1er de la loi de 1949 parle de l'enfance et de l'adolescence, mais la - jeunesse - est plus large et plus vague. Un élève de
philosophie de dix-sept ans n'a pas besoin de la mASme protection qu'un enfant de six ans ; vagues aussi certaines des notions morales en cause : sans mASme évoquer la condamnation et la réhabilitation des Fleurs du mal, ni l'éternel débat sur la ligne qui sépare érotisme et pornographie, on peut qualifier de - licencieux - bien des ouagée classiques, de Pétrone A Apollinaire, en passant par Ronsard et Voltaire; et - la place faite au crime - pourrait faire interdire tout Agatha Christie, et tout Simenon Plus profondément, on fait remarquer A juste titre que la psychologie de l'enfance est, au fond, mal connue, et que les adultes sont parfois mauvais juges de ce qui peut la perturber.
3A° Quant aux dangers que présente le dispositif adopté, ils sont réduits en ce qui concerne les publications destinées A l'enfance et A l'adolescence : ici, l'objet de la surveillance est suffisamment précis, et l'action de la Commission assez souple, pour que le système ne mette pas en péril la liberté. Aussi cette partie de la loi échappe-t-elle en général A la critique. Il n'en va pas de mASme du régime des - publications présentant un danger pour la jeunesse » : ici, le vague des critères permet toutes les interprétations. Or, celles-ci relèvent de la seule autorité du ministre de l'Intérieur, puisque l'avis de la Commission n'est pas obligatoire, et il a pu déléguer ses pouvoirs, dans l'affaire de Hara-Kiri, au directeur général de la Police nationale, dont la compétence en matière de psychologie de la jeunesse n'est pas évidente. En fait, le système peut permettre de condamner, non seulement une maison d'édition qui vit uniquement de l'exploitation commerciale de la pornographie, ce qui n'intéresse que faiblement la liberté de la pensée, mais encore une maison d'édition ou une publication dont le non-conformisme généralisé déplait au pouvoir. Contre ces dangers, le recours ouvert devant le juge administratif A l'égard des arrAStés d'interdiction n'est pas une arme suffisante. Le Conseil d'Etat en a annulé un, au motif qu'il se fondait, non sur les termes précis de la loi (licence, pornographie, place faite au crime), mais sur des considérations plus vagues ' t indigence et vulgarité du style, atmosphère générale - (ce, 3 janvier 1958, Editions du Fleuve noir, D, 1958. J, p. 570). Mais les annulations sont tardives et ne réparent pas le dommage subi.
4A° Le système, enfin, ne compense pas ces dangers par son efficacité. La violence, l'obsession du sexe, la sympathie envers le criminel, l'enfant n'est pas exposé A les rencontrer seulement dans les » mauvais lies » : elles sont dans la rue, sur l'écran de télévision, A la une de certains quotidiens. Le danger que présente le lie pour la
santé morale de l'enfant est relativement mineur par rapport A d'autres, beaucoup plus graves et plus évidents, et c'est pourtant contre celui-lA seul qu'on multiplie les défenses.
5A° Sans les abandonner, il serait possible de limiter les
risques pour la liberté, en maintenant l'interdiction de vente, la plus efficace, avec la distinction, reprise au régime du cinéma, des mineurs de treize et de dix-huit ans, mais en la confiant A une autre autorité que le ministre de l'Intérieur, sur avis obligatoire de la Commission, et en appliquant le régime du dépôt préalable, si son maintien apparait nécessaire, au manuscrit et non plus A l'ouage édité. Si déplaisantes que puissent AStre certaines protestations qui invoquent, contre le régime actuel, les grands principes de la liberté créatrice ou - l'abolition des ous o pour couir la défense d'intérASts particulièrement méprisables, ce régime appelle des aménagements qui concilieraient mieux le respect de l'enfant et celui d'une liberté digne de ce nom.
Cf. notamment, sur l'ensemble du problème : E. Pisier-Kouchner, Protection de la jeunesse et contrôle des publications. Revue internationale du droit d'auteur, 1973, p. 55 et s. ; le chapitre du lie précité de B. Errera, Les libertés A l'abandon, 3e éd., - Les infortunes de la
censure -, p. 42 et s. ; BECOURT, Le nouveau régime de l'interdiction des lies et des publications, JCP, 1967, I, nA° 2127 ; Séché, La protection de la moralité dans le régime de la presse, JCP, 1964, I, nA° 1849.