Cette complexité tient d'abord a la multiplicité des activités que la
presse mobilise : quel est, parmi ces activités, l'objet précis de la liberté ? Sur quoi porte-t-elle au juste ? D'autre part, dans le cas de la presse périodique en particulier, la diversité des personnes concernées, dont les libertés peuvent s'opposer, pose le problème du titulaire de la liberté de la presse : liberté, soit, mais pour qui ? Enfin, l'évolution des techniques et leurs répercussions économiques font surgir une autre question : de qui viennent les menaces qui pèsent sur la liberté ? Contre qui faut-il la protéger ?
A) La multiplicité des activités de presse
Liberté intellectuelle au premier chef, la liberté de la presse est tributaire d'un ensemble d'activités matérielles, qui en conditionnent l'exercice : l'imprimerie d'une part, la distribution de l'imprimé au public, qui inclut à la fois son transport et sa mise en vente d'autre part. Si ces activités ne sont pas libres, la liberté de l'entreprise de presse n'est qu'un faux-semblant. La liberté de l'imprimeur, celle du transporteur, celle du libraire conditionnent celle de l'éditeur ou du journaliste. La presse périodique, en outre, reçoit l'essentiel des informations qu'elle diffuse et commente des agences de presse, qui centralisent et redistribuent les nouvelles. Or, toutes ces activités ont un caractère économique. Elles ne peuvent être assumées que par des entreprises. Le statut de l'entreprise
économique en général, la liberté qu'il laisse à celle-ci, vis-à-vis du pouvoir et vis-à-vis des tendances monopolistiques, ont donc, sur la presse, une incidence directe : la liberté intellectuelle recoupe ainsi la liberté économique. La liberté de la presse, en réalité, n'est pas une : elle est la résultante d'un ensemble de libertés complémentaires en fait, mais hétérogènes par leur nature et par les problèmes qu'elles posent.
B) La diversité des personnes concernées
On a souligné (supra, t. 1, p. 196) la fréquence des conflits de libertés. Le problème se retrouve en matière de presse, et plus spécialement dans le cas de la presse périodique : quel est, parmi les personnes concernées, le vérile titulaire de la liberté ?
1° De façon générale, la liberté de l'éditeur et celle de l'auteur s'opposent : la liberté reconnue à l'éditeur ou même à l'imprimeur de ne publier que les ouvrages qui ont la chance de leur plaire, réduit, pour l'auteur, la liberté de diffuser sa pensée.
Dans le cas de la presse périodique, le conflit, particulièrement aigu, met en présence le directeur du journal et les journalistes. Le directeur peut-il imposer à ses collaborateurs ses propres opinions, et exercer sur leurs articles une
censure personnelle ? Les journalistes refusent cet assujettissement qu'ils jugent contraire à leur dignité. Mais peuvent-ils contraindre le directeur, responsable civilement et pénalement de la publication, à publier des textes dont il réprouve la forme ou le fond ? La liberté de la presse, est-ce la liberté du journal, personne morale, ou celle des journalistes ?
2° Ce conflit, qui est au premier de l'actualité, ne doit pas en masquer un autre, moins voyant, né de l'avènement d'un concept nouveau : le droit à l'information, dont le titulaire est le lecteur. Le droit à l'information, si on en accepte le principe, c'est le droit, pour le public, d'être tenu au courant de l'actualité. La hberté de la presse se trouve alors subordonnée à cette fin, et peut s'en trouver limitée lorsqu'on ajoute, comme on le fait généralement, que l'information doit être « objective », qualité d'ailleurs difficile à cerner. Si la liberté de la presse a comme ultime destinataire le lecteur, il en résulte, pour le journaliste, l'obligation de ne pas pousser l'expression de son opinion personnelle jusqu'au travestissement des faits, et de ne pas tenter, à l'égard de ceux qui lui font confiance, une opération de conditionnement intellectuel.
Cf. J. Rivero, De la liberté de la presse au droit à l'information. Semaine internationale de Presse de l'Institut des Sciences sociales de Barcelone, 1963, p. 473.
Le conflit ne peut trouver sa solution que dans le pluralisme, qui, laissant aux producteurs leur liberté d'expression, permet au consommateur de choisir ceux auxquels il accorde sa confiance, ou encore de se former une opinion personnelle par la confrontation de celles qui se proposent à lui. Encore faut-il que le lecteur veuille, et puisse, échapper au conditionnement né de l'audition d'un seul son de cloche.
3° Enfin, de récents conflits ont fait surgir une autre revendication : celle des travailleurs de l'imprimerie. Peuvent-ils, au nom de la défense de leurs intérêts professionnels, faire échec à la publication du journal ? Le droit de grève, qui leur appartient comme à tous les travailleurs, entre nécessairement en conflit avec la hberté de la presse et le droit à l'information. Au-delà de leurs revendications professionnelles, l'obligation à eux imposée d'imprimer des textes qui peuvent aller contre leurs opinions propres n'est-elle pas une atteinte à leur hberté ? L'affirmative a entrainé, au Portugal, de graves conflits en 1975. En France, le problème s'est posé lors de la tentative de contrôle d'un quotidien de Reims par un syndicat au début de 1983.
C) L'évolution des techniques et de l'économie de la presse
On a souligné l'étroite liaison, inscrite dans le mot, de la presse, expression de la pensée, avec l'instrument technique qu'emprunte cette expression. Or, les techniques de l'imprimerie ont subi, depuis le début du XIXe siècle, des transformations profondes. A un outillage quasi artisanal, donc peu onéreux, se sont substitués des équipements perfectionnés - la rotative dès la fin du xixe siècle, la machine photocomposeuse, le fac-similé par scanner - permettant d'accélérer et de multiplier le tirage, mais exigeant des capitaux considérables.
Cette évolution des techniques a renouvelé les
données du problème de la liberté de la presse. Alors que, à la période artisanale, celle-ci se heurtait essentiellement à la résistance du pouvoir politique, elle doit compter aussi, à la période industrielle, avec les puissances financières qui détiennent les capitaux nécessaires à son existence.
C'est à ces deux aspects de la liberté que seront consacrés les deux paragraphes suivants.
Pour une e d'ensemble : J. RivebO, Problèmes de la presse dans les démocraties libérales. Ree de Défense nationale, 1967, p. 38.