Le caractère essentiellement répressif des limites apportées A la liberté de la
presse est fondamental dans la tradition libérale dont procède la loi de 1881. Mais on a vu (supra, t. 1, p. 209) qu'un régime répressif n'est vérilement libéral qu'autant qu'il répond A certaines conditions. En matière de presse, ces conditions portent sur la détermination des personnes pénalement responsables, sur la définition et le nombre des délits et enfin sur la juridiction compétente. L'évolution postérieure A 1881 a, sur certains de ces points, marqué un recul sensible du libéralisme initial.
Il faut souligner que le régime répressif organisé par la loi de 1881 (chap. IV) ne concerne pas seulement la presse périodique, mais beaucoup plus largement, - tout moyeu de publication - : livre, affiche, dessin, image, et mASme, pour certains délits, parole publique. La radio, la télévision, le cinéma y sont également assujettis. Cependant, nombre de dispositions de la loi de 1881 ont principalement en vue le cas de la presse au sens étroit, c'est-A -dire les ouvrages imprimés et principalement les journaux. La répression en matière de presse est étudiée dans les ouvrages de droit pénal spécial. Cf. aussi, au Jurisclasseur pénal, les fascicules 283 A 294.
A) Les personnes responsables
La loi de 1881 (art. 42 et s.) distingue entre la responsabilité A titre principal et la responsabilité A titre de complice.
La responsabilité A titre principal, qui incombait initialement au gérant (supra, p. 220), est encourue depuis l'ordonnance du 26 août 1944 par le directeur de la publication ou, si c'est un parlementaire couvert par son immunité ' pratique assez rare aujourd'hui ', par le codirecteur. A défaut, c'est l'auteur qui est poursuivi. Si directeur et auteur échappent A la poursuite, la responsabilité principale retombe sur l'imprimeur, et en dernier heu, en l'absence de tout autre responsable, sur le vendeur.
L'auteur et le vendeur peuvent AStre poursuivis comme complices, mais l'imprimeur, s'il peut AStre poursuivi A titre principal en l'absence des autres responsables, échappe A toute poursuite au titre de la complicité : c'est ce que l'on appelle parfois le privilège de l'imprimeur.
B) Les délits
Le chapitre IV de la loi de 1881, modifié et augmenté, donne une longue énumération des délits de presse, c'est-A -dire de ceux qui sont spéciaux A l'activité de publication et ne peuvent AStre commis par d'autres voies. En outre, le droit pénal commun s'applique aux responsables de presse comme A tous les citoyens, et certains des délits visés par le Code pénal sont susceptibles d'AStre commis par eux.
L'étude technique des délits relève du droit pénal. Du point de vue de la liberté de la presse, il suffit de relever les principaux ordres d'idées autour desquels on peut les grouper, en envisageant successivement la nature des limites qu'ils imposent A l'activité de presse et l'objet de ces limitations.
1A° Au premier point de vue, la liste des délits tend A imposer, A l'informateur, un minimum de discrétion, un minimum de sérieux, une certaine sérénité et le sentiment de sa responsabilité.
a I La discrétion. Si large que soit le droit du public A l'information, il se heurte A un certain nombre d'interdictions légales, dont la transgression constitue un délit. La bste des informations dont la publication est interdite répond A plusieurs finalités : le secret militaire (Code pénal, art. 78), la bonne administration de la justice (interdiction de publier certains actes de procédure, de publier et mASme de prendre des photographies au cours des audiences, de trahir le secret des délibérations du Conseil supérieur de la Magistrature), la protection des mineurs (interdiction, pour ménager leurs chances d'avenir, de publier les noms des mineurs délinquants ou fugueurs, et pour prévenir des phénomènes de contagion psychologique, d'annoncer les suicides de mineurs), la
santé physique (interdiction de certaines pubhcités médicales, de la
publicité pour certains apéritifs, et pour le ac), et mASme ce qu'on pourrait appeler la santé morale : certaines informations qui ne cherchent qu'A exploiter, dans le public, une curiosité jugée malsaine ou morbide sont interdites (reproduction, par photo ou image, de tout ce qui se rattache directement A certains crimes ou délits, comptes rendus des débats de certains procès en diffamation, des procès civils qui touchent A la vie privée : recherche de paternité, divorces).
b / Le sérieux de l'information. La publication de fausses nouvelles ne saurait AStre, par elle-mASme, un délit, Mais elle le devient (I. 1881, art. 27) si elle est faite de mauise foi, le journaliste connaissant la fausseté des faits qu'il divulgue, et si elle est - susceptible de troubler la paix publique - ou a de nature A ébranler la discipline ou le moral des armées -.
On notera le gue des formules ' d'ailleurs postérieures A 1881 ' - susceptibles de -, ou - de nature A - : ces rédactions élastiques ouvrent dangereusement la porte A l'appréciation subjective du juge, donc A l'arbitraire, et, pour le journaliste, A l'insécurité. Cf. Fougères, Du délit de fausses nouvelles, thèse, Nancy, 1943.
c / La sérénité de l'information. Si vif que puisse AStre, dans une démocratie, l'affrontement des opinions, la loi lui assigne des limites : d'une part, l'injure, c'est-A -dire - l'expression outrageante qui ne renferme pas l'imputation d'un fait précis -, d'autre part la diffamation, qui est - l'allégation d'un fait qui porte atteinte A l'honneur ou A la considération d'une personne ou d'un corps - (1. 1881, art. 29 et s.). Dans les deux cas, les règles procédurales et la sanction rient selon que l'injure ou la diffamation visent un particulier ou une autorité publique. De l'injure envers celles-ci, on peut rapprocher l'offense au Président de la République (1. 1881, art. 26), envers les chefs d'Etat et de gouvernement étrangers ou leurs représentants diplomatiques (art. 36 et 37), et l'outrage envers certaines catégories de
personnes publiques qui est, non un délit de presse, mais un délit de droit commun puni parle Code pénal (art. 222 et 223).
A I Les responsabilités de l'informateur. En érigeant en débts les provocations A commettre certains crimes, la loi de 1881 a voulu obliger l'informateur A mesurer ses responsabilités envers son public. Il serait moralement choquant, en effet, de voir punir l'auteur matériel d'une infraction, alors que le journaliste dont les articles ont inspiré son geste échapperait A toute responsabilité. Mais la voie est dangereuse, car la relation entre la provocation et l'acte criminel est le plus souvent incertaine. Aussi, la provocation aux crimes et délits n'est-elle punissable, en règle générale, que si elle a été suivie d'effet, c'est-A -dire si le crime préconisé par l'auteur a été effectivement commis, et si une relation directe apparait entre les deux. Dans quelques cas, cependant (vol, meurtre, pillage, incendie, destructions, crimes contre la sûreté de l'Etat, provocation de militaires A la désobéissance), la provocation est punissable, mASme non suivie d'effets (1. 1881, art. 23 et s.). Bien que le suicide, on l'a vu (supra, p. 111), ne soit pas un délit, la loi du 31 décembre 1987 a attaché A la provocation au suicide des sanctions pénales, aggravées lorsque c'est un mineur de quinze ans qu'elle a conduit A se donner la mort, et autorisé la saisie et la destruction des écrits litigieux.
A la provocation directe se rattache l'apologie : faire l'éloge d'un acte délictueux, c'est inciter implicitement A le commettre. L'article 24, al. 3 de la loi d' 1881 punit l'apologie d'un certain nombre de crimes graves, meurtre, pillage, incendie, vol, et depuis 1951, crimes de guerre ou crimes de collaboration avec l'ennemi.
2A° Si l'on s'attache maintenant A regrouper les délits de presse du point de vue des leurs et des institutions qu'ils entendent soustraire A la liberté d'expression, on retrouve, pour l'essentiel, les limitations analysées supra, t. 1, p. 201 et s.
Sur le principe de ces limitations : J. Rivero. Liberté et cohésion sociale, Recherches et débats du Centre catholique des Intellectuels franA§ais, a" 66, p. 109.
a j La protection de l'éthique sociale minimum. On peut rattacher A cette préoccupation la provocation aux crimes et délits de droit commun et leur apologie, l'outrage aux mours, l'interdiction de la publication de certains débats judiciaires éventuellement scabreux (divorces, recherche de paternité).
6 / La protection du pouvoir et de ceux qui Yexercent. C'est, de loin, la catégorie de délits la plus nombreuse et celle qui fait courir les plus grands risques A la liberté. S'y rattachent, en effet :
' La protection des bases idéologiques de l'Etat. On est ici A la limite du délit d'opinion. Aussi les délits de ce type sont-ils relativement rares et postérieurs, pour la plupart, A la loi de 1881. De celle-ci date le délit de - cris et chants séditieux - (art. 24). L'aggration de la répression de la provocation aux crimes et débts, lorsqu'elle est faite - dans un but de proande anarchiste -, date de la loi du 28 juillet 1894. Enfin, la provocation A la haine raciale a été érigée en délit par la loi du 1er juillet 1972. Anarchisme et racisme sont donc exclus de la - libre communication des pensées et des opinions -.
' La défense des organes du pouvoir. Elle englobe la protection, tant des personnes que des corps constitués, contre les injures et outrages et contre les diffamations.
La liste de ceux qui bénéficient de la protection contre les injures et les diffamations est impressionnante : ministres, parlementaires, fonctionnaires publics, o dépositaires ou agents de l'autorité publique, citoyens chargés d'un service ou d'un mandat public, jurés ou témoins A raison de leur déposition - et en outre, cours et tribunaux, armées, corps constitués, administrations publiques. Les autorités qui sont protégées contre les outrages par les articles 222 et 223 du Code p.Wial sont encore plus nombreuses puisqu'ils ajoutent, aux - magistrats de l'ordre administratif et judiciaire - et aux jurés, - les officiers ministériels et les commandants et agents de la force publique -.
' La défense de l'action du pouvoir. On retrouve ici le souci de l'ordre public (délit de fausse nouvelle de nature A troubler la paix pubhque) et de la sûreté de l'Etat (provocation et apologie en matière de crimes et débts contre celle-ci). Plus parti-cubèrement, bénéficient d'une protection renforcée :
' la défense (fausses nouvelles de nature A ébranler la discipline ou le moral de l'armée, provocation A la désobéissance) ;
' la justice : ici, les mesures de protection sont spécialement nombreuses : interdiction de publier les constitutions de partie civile, les actes d'accusation et de procédure, de photographier ou d'enregistrer durant les audiences, de publier des commentaires tendant, ant une décision de justice, A influencer les témoins et les juges, et lorsqu'elle a été rendue, jetant le discrédit sur elle (C. pénal, art. 226 et 227) ;
' le crédit public : la loi du 18 août 1936 érige en délit la diffusion de fausses nouvelles de nature A ébranler la confiance dans la leur de la monnaie et des fonds publics ;
' l'activité diplomatique : c'est la raison d'AStre des délits d'offense envers les chefs d'Etat et de gouvernement étrangers, leurs ministres des Affaires étrangères et leurs représentants diplomatiques.
c I La protection des particuliers. On retrouve ici la diffamation et l'injure, non seulement envers les vints, mais aussi (1. 1881, art. 34) envers la mémoire des morts et, en outre, le délit d'atteinte A la vie privée créé par la loi du 17 juillet 1970 (Code pénal, art. 369). On peut y rattacher la protection de l'incognito des mineurs délinquants ou fugueurs, et le délit de provocation au suicide.
3A° La liste des délits de presse pourrait donner A penser que la liberté, en France, relève de la formule bien connue du Mariage de aro : - Pourvu que je ne parle en mes écrits, ni de l'autorité, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de personne qui tienne A quelque chose, je puis tout imprimer librement - La réalité est moins sombre. Si la liste des déhts de presse et celle des délits de droit commun susceptibles d'AStre commis par voie de presse sont allées en s'allongeant depuis 1881, si leur formulation s'est faite de moins en moins précise, en pratique, la lecture de la presse quotidienne suffit A prouver qu'un grand nombre de ces déhts sont tombés en désuétude, et ne donnent jamais heu A des poursuites. Il reste que, en droit, ils subsistent et peuvent, au gré des événements, AStre réactivés, comme ce fut le cas pour le délit d'offense au Président de la République qui, alors qu'il n'ait fait l'objet que de neuf poursuites entre 1881 et 1958, a entrainé de très nombreuses condamnations après 1958, puis semble, depuis quelques années, retombé en sommeil. Le danger demeure donc, et il serait nécessaire que la matière fût entièrement revue dans un sens libéral.
Un exemple de délit de presse : la diffamation. ' On relient, pour une étude plus détaillée, A titre d'exemple, et aussi en raison de son importance pratique, le délit de diffamation (1. 1881 ; art. 29 et s., plusieurs fois modifiés). Il comporte deux éléments : l'allégation d'un fait précis (A la différence de l'injure), l'atteinte portée par cette allégation A l'honneur ou A la considération d'une personne ou d'un corps. La mauise foi du diffamateur est toujours présumée, sous réserve de la preuve contraire.
1A° Diffamation envers les autorités publiques et les corps de l'Etat. La liste en est
donnée par les articles 30 et 31. S'agissant des personnes, si la diffamation concerne, non leur vie publique, mais leur vie privée, elle est assimilée A la diffamation envers les particuliers. La poursuite n'a lieu que sur plainte du corps ou de l'agent public concernés, ou du ministre dont ils relèvent. La peine peut aller de huit jours A un an de prison, et de 300 A 300 000 F d'amende.
2A° Diffamation envers les particuliers. Elle peut concerner tant les personnes morales, sociétés ou associations, que les personnes physiques. S'agissant des vints, seule la victime peut porter plainte ; la diffamation portant atteinte A la mémoire des morts n'est punissable que si elle cherche A atteindre, A travers eux, leur époux survint, leurs héritiers ou leurs légataires : c'est A eux de déclencher la poursuite. La peine, moindre que dans le eus de diffamation envers les autorités, de 150 A 60 000 F d'amende et de cinq jours A six mois de prison.
3A° L'exception de vérité. Le diffamateur peut échapper A la condamnation en apportant la preuve que les faits qu'il a ancés sont exacts. Dans ce cas, le souci d'informer l'opinion l'emporte sur la protection due aux personnes. Mais l'exception de vérité est exclue, et la diffamation est toujours punissable, que les allégations soient vraies ou fausses, si elles concernent la vie privée, si, mASme concernant la vie publique, elles portent sur des faits vieux de plus de dix ans, ou si ces faits sont des infractions effacées par l'amnistie (O. du 6 mai 1944). Il est donc toujours possible de faire la preuve des faits relatifs A la vie publique des dix dernières années : remonter au-delA serait rouvrir inutilement de vieux débats. La mASme possibilité existe en ce qui concerne les directeurs ou administrateurs d'entreprises faisant publiquement appel A l'épargne publique.
L'application de ces règle- présente une difficulté : la délimitation exacte de la vie privée et de la vie publique est malaisée (supra, p. 76), notamment lorsqu'il s'agit de la vie privée des personnes publiques. Elle offre, de plus, un inconvénient : en interdisant au diffamateur de prouver ce qu'il ance, on laisse er le doute sur la vérité de ses allégations relatives A la vie privée de la victime, et le résultat qu'il cherchait est atteint. La protection qu'on a voulu assurer au diffamé risque de se retourner contre lui.
Sur la diffamation : envers les groupes, CnAST, Revue de sciences criminelles, 1964, p. 918 ; envers les collectivités, de Naubois, ibid., 1948, p. 1 ; sur l'exception de vérité, Colombini. JCP, 1947,1, nA° 614.
C) La juridiction compétente
C'est sans doute sur ce point que l'abandon du libéralisme tel qu'on l'entendait au XIXe siècle est le plus radical. Dans la conception qui triomphe en 1881, l'un des critères les plus décisifs d'un régime de presse libéral, c'est la compétence de la cour d'assises pour connaitre des délits, alors que ceux-ci, selon le droit commun, relèvent du tribunal correctionnel. Solution apparemment paradoxale, puisque la cour d'assises est normalement compétente pour les crimes, mais qui s'explique par la confiance mise par les libéraux dans le jury, considéré comme représentatif de l'opinion publique : c'est A elle que la presse s'adresse, A elle de la juger par le verdict des jurés. Les magistrats du tribunal correctionnel, étant donne leur formation et leur mentalité, risqueraient, pense-t-on alors, d'AStre trop sévères.
Cette analyse explique, a contrario, que les délits de proande anarchiste, pour lesquels on souhaitait une répression rigoureuse, aient été déférés, non aux assises, mais au tribunal correctionnel par la loi de 1894, ce qui, A l'époque, scandalisa les libéraux.
Les exceptions de cette nature allèrent pourtant en se multipliant. L'ordonnance du 6 mai 1944 met le point final A l'évolution ; elle rélit, pour les délits de presse, la compétence du tribunal correctionnel, juge de droit commun en matière de débits.
Est-ce un recul du libéralisme ? A l'expérience, la compétence de la cour d'assises a révélé des défauts graves : face A la puissance de lA presse, les jurés se sentaient mal A l'aise, moins libres dans leurs décisions que les magistrats, protégés par leur statut. De plus, le cérémonial qui entoure les procès d'assises donnait, aux délits de presse, un retentissement que la condamnation n'effaA§ait pas, en matière de diffamation notamment, et serit la publicité des articles incriminés. Enfin, il y ait, dans la solution adoptée, un paradoxe au regard des principes du libéralisme : comment concilier la confiance que, fondamentalement, il met dans le juge pour la défense des libertés, et la défiance dont il témoignait envers ce mASme juge en matière de liberté de la presse ? La compétence de la cour d'assises apparait dantage comme un héritage historique du XIXe siècle que comme une condition nécessaire et permanente d'un régime libéral en matière de presse.
Cf. A. Gilles, La presse dent le jury, thèse, Paris, 1938.