L'ère moderne proposait une vision universelle de la société et un système de leurs qui opérait comme un fort ciment social. Les cliges sociaux étaient donc plutôt liés à la classique division capitaliste de la société en classes sociales qu'à des systèmes de leurs différenciés. À ces logiques de cliges verticaux succèdent de nouvelles logiques horizontales.
Dans Le Temps des tribus, le sociologue Michel Maffesoli explique comment la société se divise en de multiples communautés. La vision moderne de la société était universelle et globalisante. Elle est remplacée par une pluralité de micro-visions spécifiques à chacune de ces tribus.
Ces dernières ne se constituent plus en fonction d'éléments rationnels. Au contraire, la dimension affective est extrêmement importante dans la formation des tribus. La logique rationnelle fait place à une logique émotionnelle. Ce sont des aspirations communes, des centres d'intérêt partagés qui président à la formation des nouvelles tribus. Michel Maffesoli appelle cela le principe des « affinités électives ».
Selon lui, la société bourgeoise de l'ère moderne impliquait le
développement de l'individualisme. La postmodernité, quant à elle, sera dominée par la notion de communauté, par la recherche de lien social. Cette logique de rétrécissement sur le groupe a une contrepartie positive, l'approfondissement des relations à l'intérieur de la communauté. Et naissent de nouveaux réseaux de solidarité.
Ce point de vue est partagé par de nombreux acteurs de la recherche marketing. Ainsi, Bernard Co précise à la revue Futuribles que si jusqu'alors les produits serient ant tout à se forger une identité (« je suis ce que je consomme »), on leur demande aujourd'hui de créer du lien social. Il constate le retour du désir de se relier aux autres, de participer à des communautés diverses. Et la
consommation est un des théatres de cette évolution. Bernard Co cite l'exemple du bricolage, un
marché en expansion « où la logique du lien apparait devoir entrainer une mutation de la consommation avec des conséquences au de la distribution ». Le bricoleur est de plus en plus souvent partie intégrante d'un réseau d'amis partageant le même centre d'intérêt. Et il est prêt à contourner les centres
de distribution traditionnels pour fonctionner selon des « tuyaux » circulant à l'intérieur du réseau. Les chaines de distribution s'adaptent à la nouvelle donne. Ainsi Leroy-Merlin a créé la « Fête de la réussite ». Il s'agit d'une période promotionnelle à l'extérieur du magasin qui, autant qu'un lieu d'échange, devient « un lieu de lien », où l'on se rencontre et partage des expériences. C'est probablement une des nouvelles facettes du marketing : créer du lien (clubs d'utilisateurs, soirées d'échanges), intégrer le phénomène des tribus pour développer un marketing de plus en plus orienté sur la notion de communauté.
Les néo-tribus sont disparates. Elles concernent plusieurs facettes du champ social. Quelques exemples peuvent nous aider à cerner un concept un peu abstrait.
Les minorités sexuelles
Tout mode de vie devient légitime. Le point de vue sur l'homosexualité évolue. Ce que l'on considérait comme une sexualité déviante, voire dans le pire des cas comme une maladie, se normalise et devient la simple revendication d'une différence.
Les communautés gay et lesbiennes se rassemblent et s'organisent. Elles se structurent désormais autour de lieux de rencontre, d'organes médiatiques, de représentants qui n'hésitent plus à prendre des positions publiques. Face au sida et aux vestiges de l'incompréhension, de nouvelles solidarités se créent, la conscience du lien unissant les membres du « réseau » se renforce.
La tribu personnelle, celle du cercle d'amis
C'est le clan. Il est souvent constitué d'un groupe exclusif assez peu perméable aux apports extérieurs. Ses membres se retrouvent régulièrement autour d'occasions codifiées (diner, cinéma). Il pourrait être illustré par le succès durable de la série Friends. À l'age de l'éphémère, un tel succès ne peut s'expliquer que par l'ancrage dans des leurs sociétales de fond. Ici, le besoin de se retrouver au sein d'un groupe restreint avec qui on peut partager tout ou presque. Si ces groupes sont peu perméables à l'environnement extérieur souvent considéré comme une menace, ils développent le lien et la solidarité à l'intérieur du groupe, cherchent à développer des rapports « vrais ».
La succès inattendu des SMS s'ancre pleinement sur la tribu personnelle. La
marque « préhistorique » de ers de France Télécom ait inventé le concept en orientant sa
communication sur le besoin permanent des membres des tribus modernes de rester en contact (« Tatoo, et votre tribu garde le contact avec vous »). Les SMS poursuivent sur la lancée de Tatoo. En développant leur propre langage, le Texto, qui est seulement compréhensible par la tribu, il la dissocie du reste du monde. En cryptant sa signification, le langage TEXTO remplit une des fonctions de base de la langue identifiée par les linguistes : la fonction grégaire. Rassembler, unifier la tribu, la différencier du reste du monde.
Les tribus « socio-démographiques »
Le film de Matthieu Kassowitz La Haine, au-delà de son discours sur le mal-être des banlieues, ait révélé au grand public la culture des cités. Il montre combien l'écart entre les jeunes des banlieues et le reste de la société, dite intégrée, se creuse. La bande de-copains (les « lascars ») a une importance toujours plus affirmée. C'est avec elle qu'on traine, qu'on occupe son temps libre, à elle qu'on demande un coup de main. Elle a son propre langage (les téci, le posse/la bande de copains, les tassepés/les filles, la caillera, appellation générique des jeunes rappers issue du mot racaille), ses codes, son look, construit à partir de marques fétiches, ses médias (par exemple, les magazines L'Affiche ou Get Busy). Du Saint-Denis style, chanté par NTM, aux Bads Boys de Marseille, un point commun chez ces jeunes : la contestation de la société élie et du racisme, la volonté de trouver les moyens d'échapper à leur destin, de se construire une vie plus ouverte que celle de leurs parents. Leur philosophie, on la trouve dans les paroles de leurs chansons. « Dans les quartiers de ceux qui souffrent/Y a comme une odeur de souffre/Mais qu'est-ce qu'on attend pour foutre le feu/Juste d'être un peu plus nombreux », chantent Kool Shen et Joey Starr, le duo de NTM. Cette culture se popularise. Ses groupes phares comme IAM, Doc Gyneco, NTM ou Ministère Amer, accumulent les performances au Top 50 et flirtent avec le million d'exemplaires vendus, ou font les BO de films grand public comme Taxi. Mais elle ne se dissout pas dans le système commercial. Elle conserve l'homogénéité d'une tribu à part entière, dont les codes différencient immédiatement l'initié du néophyte. À l'intérieur de la tribu ou du clan, une nouvelle solidarité émerge, en opposition avec le monde extérieur. N'oublions pas qu'une des marques cultes du monde du rap s'appelle FUBU : « For us, by us » ! Et NTM de rappeler dans That's my people : « On ne veut plus subir et continuer à jouer les sbires/Sache que ce à quoi j'aspire, c'est que les miens respirent ».
À l'intérieur de la tribu techno
La culture techno n'est pas anecdotique. Véhiculant une odeur de souffre due aux polémiques suscitées par les problèmes de drogue et de nuisances pour le voisinage, la culture techno fait son chemin vers la reconnaissance. En témoigne le succès de grands festils, comme Boréalis, à Montpellier, qui rassemble aisément jusqu'à 25 000 personnes. Ces chiffres d'affluence sont fréquemment atteints lors de rave parties à Bercy ou même largement dépassés lors de manifestations européennes comme la Love Parade de Berlin. Et pour cause, le courant musical concerne des millions de jeunes Européens. On estime à un million par semaine, en Angleterre, les participants aux fameuses rave parties.
À l'instar du phénomène que l'on observe dans les banlieues, une vérile culture s'est constituée autour du mouvement techno.
Elle est cristallisée par les raves, ces grandes fêtes païennes, qui sont le lieu de communion des adeptes. Ou des teknils, des méga/ree raves (c'est-à-dire gratuites) qui peuvent durer jusqu'à cinq jours, tout en se déplaçant dans une région. Le mythique teknil fondateur a eu lieu en 1994 à Beauis et depuis, ces événements rencontrent un succès croissant en France. Ils peuvent se dérouler dans toutes les régions et évoluent en fonction des autorités. En témoigne un tekni-l organisé en Camargue, qui a du être interrompu. Qu'à cela ne tienne, les techno travellers ont émigré ailleurs, où les autorités les ont immédiatement délogés. Ils se sont donc retrouvés dans un endroit perdu des Cévennes, aux alentours du mont Aigoual où, malgré le froid, la fête a pu continuer.
Qui dit/ree rave dit culte du secret : on ne connait les lieux où elles vont se dérouler qu'en consultant les fameuses infolines ou des messages codés sur internet. Sur l'infoline, un lieu de rendez-vous type parking d'hypermarché, en général à 70 km du centre ville, est annoncé. Le lieu définitif n'est dévoilé que plus tard, une fois que les participants sont réunis sur le parking. Il peut être à l'intérieur d'un hangar désaffecté comme à l'extérieur, dans une clairière.
Les tendances musicales diffusées mettent en ant la complexité du mouvement techno. Seuls les initiés peuvent s'y retrouver : Acid-core, Trans, Goa, Transcore, Hardcore, Ambient Plus d'une dizaine de courants musicaux différents, représentés chacun par des DJ's se cachent derrière l'appellation générique techno.
Celle-ci s'accomne cependant d'autres signes qui fonctionnent comme des codes d'identification. Le look bien entendu : piercing, vêtements ultra amples, motifs extrême-orientaux Mais aussi la culture de l'ecstasy. Elle est « riche », les adeptes peuvent en parler pendant des heures. Des diverses sensations procurées par les multiples pilules. De l'effet é de la X-Files par rapport à la Popeye ou la Spiderman Enfin, un vocabulaire commun et spécifique joue son rôle de ciment. Des expressions comme « c'est de la balle », signifiant « c'est trop bien », sont exclusives au mouvement. Comprenne qui pourra !
Derrière un mouvement apparemment individualiste (on a tous en tête les images de ces jeunes en train de danser comme des automates dans les raves, déconnectés les uns des autres, dans une sorte de transe personnelle), se dissimule une vérile identité collective. C'est surtout après les raves, ou lors de leur préparation, que l'échange se fait, que les liens se tissent. La complexité de la culture crée du sentiment d'appartenance.
Autant d'éléments formateurs d'une tribu. Des codes, un look, une musique emblématique, des loisirs partagés, des pratiques exclusives, des objets cultes. Derrière tout cela réside une communauté émotionnelle, un besoin de lien. D'où la facilité de contact à l'intérieur du mouvement, son côté peace. Dans la mesure où chaque composante de cette culture est complexe et demande une
connaissance relativement approfondie (culture de la musique, de l'ecstasy), il est facile de construire un sentiment d'appartenance au sein de la tribu. Ou d'exclusion pour les non-initiés.
Les tribus d'aujourd'hui présentent une spécificité forte par rapport aux mouvements des années soixante-dix. C'est leur aspect énes-cent, éphémère. S'il y ait phénomène d'agrégation dans la contre-culture californienne des années soixante-dix illustrée par le mouvement hippie, ou encore dans le mouvement punk, il était exclusif. Aujourd'hui, l'adhésion à une tribu reste ponctuelle. Pour Michel Maffesoli, le néo-tribalisme est « caractérisé par la fluidité, les rassemblements ponctuels et l'éparpillement. On virevolte d'un groupe à l'autre ». C'est le mélange d'appartenances riées à différentes tribus, en fonction des moments, qui conduit à la culture plurielle de la société postmoderne.