Les cadres, tels que l'on s'est plu à les représenter jusqu'à la fin des années 80, appartiennent aujourd'hui à un monde définitivement perdu. Après une série de malaises plus ou moins avérés, c'est à un vérile cataclysme qu'ils se sont trouvés confrontés, dont ils ne sortiront que très largement transformés. Mais cette mutation n'a pas encore produit de nouvelles identités et points de repères sles, tant pour eux-mêmes que pour les observateurs les plus avertis. D'ailleurs, les cadres ne sont pas les seuls à affronter la tempête et à connaitre une
crise de leur identité professionnelle". Le monde ouier, par exemple, est sorti de sa période de mue commencée à la fin des années 60 avec la disparition pure et simple ou la profonde transformation des emplois dits « de production » ! Durant ces 25 dernières années, leur nombre a été divisé par deux et ils ne sont plus la première catégorie socioprofessionnelle en France, celle des employés ayant largement pris la tête.
Lucien Mallet, dans son article prémonitoire et inspiré de 1993, prévoyait la déconstruction du statut de cadre, qui allait devenir, selon ses mots, une sorte de « coquille vide» . Diagnostic qui peut emporter l'adhésion. Pour ma part, c'est par la présentation d'un trop-plein que débutera mon analyse Car enfin, le groupe des cadres n'est-il pas semblable à la grenouille de la fable qui éclata à trop vouloir ressembler à un bouf ?
A la différence de celui des ouiers, le nombre des cadres est en effet en constante augmentation. S'il est difficile de dire combien ils sont précisément, toutes les sources statistiques convergent pour montrer que l'on assiste à une massification de cette catégorie. Connaissant la plus forte croissance, les « cadres et professions intellectuelles supérieures » représentent environ 3 millions de salariés et fonctionnaires (de catégorie A). Cette montée en puissance continue s'accomne d'une relative banalisation du statut. Dans certaines entreprises, les cadres peuvent représenter jusqu'à plus de 75 % des effectifs, ce qui contribue à dévaluer un peu plus leur titre au sein d'un même milieu professionnel. Moins rares, les cadres n'en ont que moins de valeurVoilà bien l'effet produit par l'attribution de plus en plus systématique du titre aux diplômés de l'enseignement supérieur.
Un diplôme de l'enseignement supérieur, si possible réputé
La tertiairisation de l'économie n'est évidemment pas étrangère à ce phénomène. Grande consommatrice de salariés hautement qualifiés, une large partie de la nébuleuse du secteur tertiaire comme le conseil, l'informatique, la formation attribue le statut de cadre à l'ensemble des personnels en contact avec les clients. Ainsi, quand les producteurs de l'industrie taylorienne étaient souvent des ouiers, les cadres fleurissent dans les cabinets de consultants, les SSII (sociétés de services en ingénierie informatique), l'enseignement et la formation
Autre élément pour expliquer cette tendance : l'augmentation générale du niveau scolaire. Depuis qu'existent les ingénieurs, l'attribution des fonctions d'encadrement a toujours été liée au diplôme. Certes, on a vu des cadres autodidactes par le passé, mais il n'en reste pas moins que la ure dominante a été pendant près de cinquante ans celle du diplômé, si possible d'une grande école. Les entreprises n'ont pas échappé à cette logique élitiste, à cette dictature du diplôme. Elles ont donc donné le titre de cadre à une cohorte de plus en plus importante de jeunes arrivant sur le marché du travail avec un « Bac +» en poche.
Or, plus la détention d'un diplôme de l'enseignement supérieur devient courante, plus elle devient indispensable. Pour un autodidacte, les chances d'accéder au statut de cadre sont donc réduites d'autant. Certes, il subsistera encore quelques exceptions à cette tendance. Ainsi dans certaines branches industrielles, les promotions internes appuyées par un dispositif lourd de formation professionnelle continue et diplômante existeront toujours. Mais le départ à la retraite des baby boomers, moins diplômés que leurs cadets, deait mécaniquement réduire le nombre d'autodidactes. La part des cadres possédant au moins une licence n'est-elle pas passée de 51 % en 1985 à 58 % en 1998 !
Pourtant les diplômes garantissent moins que par le passé l'accès au titre de cadre. Le paradoxe n'est qu'apparent avec ce qui précède, car les titres scolaires se dévalorisent également. Aussi une folie classificatoire s'est-elle emparée de la société française. Parmi tous ces DESS, ces IUP, ces nouvelles écoles de commerce ou d'ingénieurs où sont les bons candidats à l'embauche ? Un tel système peut paraitre injuste, mais il faut le reconnaitre, le diplôme constitue un signal simple et accessible pour les entreprises qui doivent trier des candidats ayant peu ou pas d'expérience.
Plus diplômés, mais à la recherche de titres scolaires qui seront l'indispensable sésame pour accéder au statut envié, les salariés constatent cependant qu'ils sont nombreux à l'obtenir de façon plus ou moins « automatique ». Ainsi, entre la sortie de l'enseignement supérieur et l'entrée dans un emploi de cadre, il peut s'écouler une période de précarité d'une longueur variable. Certains découent même qu'avec un BTS, un DUT, voire une licence, une maitrise ou un DESS peu coté, leur chance d'être promus au statut convoité s'éloigne dangereusement avec les premières années d'expérience professionnelle. Enfin, parachevant ce leau, il faut rappeler une vérité trop souvent occultée : environ la moitié des cadres français n'encadre pas. Une autre incohérence du statut apparait alors. Dans la pratique, ce statut recoue en effet deux ures très différentes : celle de l'encadrant et celle du cadre-producteur. En outre, au sein de la population des encadrants, une large partie d'entre elle a moins de cinq personnes sous sa responsabilité. Ceci a entrainé la fabrication d'un vocable complexe : assimilé cadre, cadre de première ligne, cadre intermédiaire, manager, cadre supérieur, cadre dirigeant
Une réalité aux mille visages
Femme cadre de 36 ans, une responsable pédagogique au sein d'un organisme privé de formation, fait part de son expérience :
« La notion de cadre est très différente selon la structure où l'on se trouve. Il y en a où cette notion est très proche du
management et de l'encadrement d'équipe. Elle correspond alors à un niveau de responsabilité par rapport à la capacité d'animer une équipe. Dans d'autres entreprises, je dirais que le statut de cadre correspond à une espèce de statut promotionnel, pour récompenser quelqu'un. Cela peut paraitre un peu désuet dans ce cas-là. Ce n'est pas aiment lié à un niveau de rémunération mais plus à une sorte de valorisation, de reconnaissance Aujourd'hui on distingue cadre fonctionnel et cadre opérationnel ; il y a énormément de cadres qui n'encadrent personne. On donne donc le statut pour valoriser, fidéliser le salarié qui va se sentir mieux considéré. Mais cela n'implique pas un salaire automatiquement plus élevé que certains non-cadres, ni une réflexion sur l'évolution de la personne»
Le statut dissimule finalement mal de vastes opérations de différenciation par le diplôme (autodidacte ou non, petite ou grande école), par le mode d'accès (immédiatement après la sortie du système scolaire ou au cours de la carrière) et enfin, par le niveau hiérarchique et de commandement (intermédiaire/supérieur, encadrant/non-encadrant). Des pratiques qui ont toujours eu cours, mais avec le temps, les différences se sont encore renforcées tout en devenant moins lisibles parce que fondées sur des éléments brouillés. « Le fait d'être cadre représente-t-il une situation si conforle ? Mon diplôme sera-t-il aux yeux des employeurs susceptible de me donner le statut ? Le contenu de celui-ci sera-t-il sle ? Si je n'encadre pas, ma position de cadre vaudra-t-elle, symboliquement et socialement, autant que celle d'un ai encadrant ? », constituent les principales interrogations des cadres aujourd'hui. Malgré tout, si le statut se fonde sur des repères de moins en moins lisibles et positifs, il continue à survie au sein des institutions françaises. Sur quelles bases objectives repose-t-il alors ?
Six piliers menacés d'écroulement
La forteresse imprenable que semblait former ce fameux statut il y a encore une douzaine d'années est en train de se lézarder sous les coups des mutations profondes de la société. Six éléments en représentent les principaux soubassements qui se craquellent un peu plus chaque jour et sont menacés d'effondrement. Chacun de ces « piliers » représente une organisation catégorielle, c'est-à-dire un système structuré et socialement reconnu réservé aux seuls cadres, et auquel sont souvent rattachés des avantages distinctifs plus ou moins palpables.
Ces six « piliers » sont bien connus des cadres : l'APEC pour la recherche d'emploi, l'AGIRC pour les retraites complémentaires, le collège cadre pour les élections du Comité d'Entreprise, la section cadre au sein des conseils des Prud'hommes, le syndicat catégoriel des cadres nommés Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC), et enfin, les avenants-cadres des conventions collectives et des accords d'entreprise issus de la
négociation paritaire instituée à tous les niveaux (branche par exemple). Si l'on évoque régulièrement dans la
presse ou dans certaines sphères décisionnelles le projet de fusion du régime de retraite complémentaire des cadres avec le régime salarié, ce pilier du statut de cadre n'est pas le seul à se lézarder. Le syndicalisme catégoriel est lui aussi en danger.
L'édifice que constitue toute catégorie socioprofessionnelle (ouier, employé, cadre) s'arc-boute toujours sur une organisation à même de défendre des intérêts, porter des revendications et négocier avec les représentants de l'Etat et du patronat. Curieusement, les cadres n'ont pas échappé à la règle, alors même, que dans leur cas, le syndicalisme cadre n'a pas aiment relevé d'une réelle utilité sociale pour le groupe, excepté lors de sa création durant l'entre deux guerres et dans la
fonction publique au sens large. Mais depuis quelques années, les cols blancs ont en partie rejoint les revendications des autres salariés tout en exprimant des doutes et des attentes spécifiques. Cet OVNI qu'a représenté le syndicalisme cadre entre les années 50 et 80, surtout pour les cadres du privé, semble donc devoir retrouver une justification au vu de l'évolution des liens entre l'encadrement et les employeurs. On peut toutefois se demander si un syndicat formé uniquement de cadres a encore un sens aujourd'hui et si le syndicalisme est en mesure de relever le défi des nouvelles exigences de ceux-ci ? Reste que le syndicalisme cadre n'est pas le seul à être en grand danger. C'est tout le syndicalisme français qui est malade. Les indicateurs de la feuille de
santé de cette institution essentielle du monde du travail ont, en effet, tous viré au rouge. Nous sommes en queue de classement des pays occidentaux pour le taux de syndicalisation ; trois des cinq centrales syndicales ne survivent que grace à leurs rentes protégées par le système de représentativité de droit ; certains syndicats peinent à trouver leurs marques dans un monde où les références du prolétariat ouier, de l'usine, du plein emploi et du patronat de droit divin ont disparu. Ce constat, moins noirci qu'il y parait, s'applique largement à la CFE-CGC. Ce syndicat, qui fait partie du « club des 5 », semble avoir perdu une grande partie de sa crédibilité auprès de ses adhérents potentiels et naturels. Non seulement les autres syndicats, historiquement ouiers, ont créé une section encadrement, mais surtout, ils tendent à ravir à la CFE-CGC la majorité des voix lors des élections professionnelles. Pour la section cadre des conseils des Prud'hommes, l'UCC-CFDT arrive en tête en 1997 et l'UGICT-CGT n'est pas loin derrière la CFE-CGC.
Le syndicalisme ne fait pas recette
Il s'agit donc bien d'un vérile brouillage du mode de représentation collective des cadres. Ces derniers semblent à la recherche de porte-paroles qui dépassent les clivages cadres / non-cadres. Au-delà de cette question, il faut bien noter leur manque d'implication, puisque deux tiers s'abstiennent lors des élections de leurs représentants aux conseils prud'homaux. En outre, une large part des adhérents de certaines sections cadres des principaux syndicats sont des fonctionnaires de niveau « A », c'est-à-dire des agents de la fonction publique. Ces derniers n'ont évidemment pas le même rapport qu'un salarié du secteur privé avec le risque de perte d'emploi ni le même type de relations avec les dirigeants, les clients et les actionnaires.
Sur les quelques 120 cadres rencontrés au cours d'entretiens, le nombre de syndiqués se compte sur les doigts d'une main ! Les raisons d'une telle désaffection sont nombreuses : «J'ai toujours eu de bonnes relations avec ma direction, donc pourquoi me syndiquer ? », « J'aurais bien voulu à un moment participer au CE mais je ne voulais pas me syndiquer. Un cadre ça ne se syndique pas ! », «Je pense que quand on est cadre syndicaliste, on est un peu moins syndicaliste que quand on n'est pas cadre », « lut CGC n'a pas su renouveler son image, elle ne colle plus à la mentalité des jeunes cadres dynamiques», «J'ai été syndiqué pendant douze ans. jusqu'en 1990. à la CFDT parce que je pense qu'un syndicat ne doit pas être lié à une catégorie de personnel en particulier, mais aujourd'hui je ne crois pas qu 'ils puissent faire grand chose. » Ceci veut-il dire que les cadres sont individualistes et/ou proches de leur direction, au point de les éloigner définitivement de tout esprit syndical ? Répondre par l'affirmative à une telle question reviendrait à défendre une position partiellement aie. De nombreuses enquêtes montrent que des encadrants sont porteurs d'idées et de revendications qu'ils souhaitent voir défendues par un syndicat. La critique du libéralisme n'a jamais été une attitude minoritaire chez les cadres qui peuvent trouver aujourd'hui un écho à leurs préoccupations dans des mouvements anti-mondialisation ou certaines propositions syndicales en vue d'une autre voie pour le
développement durable ou équile. Les questions des 35 heures et de la lutte contre le
chômage ont pu réveiller chez certains d'entre eux une volonté d'être entendus sur leurs problèmes de surcharge de travail lorsque, bien sûr, le syndicat relayant les revendications avait une position claire. Ce qui n'a pas toujours été le cas !
Des cadres passent à l'action collective
Les sous-populations de cadres qui ont le plus augmenté ces quinze dernières années sont celles des cadres-producteurs (informaticiens, cadres techniques des études-recherches et essais, tech-nico-commerciaux, cadres de fonctions supports). Ayant rarement des rôles d'encadrement, ils sont peu sensibles à la logique des cadres qui sont proches de la direction générale et en relayent la stratégie. Ces « cadres qui n'encadrent pas » constituent à coup sûr un salariat plus susceptible de se syndiquer - que ce soit dans une logique de revendication ou de négociation contractuelle avec le patronat - que les autres cadres encadrants. Du côté des PME-PMI, le taux de syndicalisation est encore plus faible, souvent parce que la teprésentation syndicale est difficile à organiser au sein des petites entités économiques. Au contraire, dans les grandes entreprises, le besoin d'information sur les
stratégies de la direction générale se fait de plus en plus sentir. Le syndicat apparait souvent comme le seul interlocuteur à même de pouvoir les renseigner, du fait de sa présence au sein des Comités centraux d'élissement. Ces CCE peuvent d'ailleurs être européens, les cadres en profitant alors pour demander aux syndicats la capacité d'intervenir à un niveau supra-national1. La création de la Confédération européenne des cadres est une première réponse à ces enjeux.
Enfin, face à la représentation collective et aux conflits sociaux, les comportements des cadres ont tendance à se confondre avec ceux des autres salariés. Depuis peu, des conflits sont initiés et menés par les seuls ingénieurs, cadres et techniciens supérieurs de grandes entreprises. En 1997, Le Monde titre l'un de ses articles : « Exaspérés, les cadres passent à l'action - Désormais ils font grève, quitte à séquestrer leurs directions ». Et de rappeler les conflits au Crédit Foncier ou chez Neyrpic auxquels les cadres ont pris une part active2. Elf, BNP, Ipsos, Alcatel CIT, Ubi Soft, Pechiney ont également connu en 1999 des mouvements de grève et de protestations emmenés par des personnels encadrants : ingénieurs en informatique refusant de se faire externaliser, cadres supérieurs s'opposant à un projet de fusion-acquisition L'année suivante, ce sont les grandes entreprises de l'informatique et de l'aéronautique toulousaines qui sont touchées par un mouvement de grève des ingénieurs et techniciens supérieurs sans précédent. Le ras-le-bol des cadres vis-à-vis du temps de travail s'est transformé en contestation ouverte et une semaine de débrayage s'en est suivie . Mais, si une courte majorité de cadres est prête à participer à un mouvement de grève, seuls 34 % souhaitent se syndiquer, ce chiffre étant encore plus faible chez les cadres de moins de 35 ans, du privé et des PME-PMI.
Dans la fonction publique et les entreprises nationalisées, les cadres et fonctionnaires de niveau A n'hésitent pas à faire appel aux syndicats pour les aider à gérer leur carrière. Surtout, nombreux sont ceux qui se syndiquent au moment où ils ressentent une menace sur leur emploi. Ils demandent alors à leurs représentants, comme le ferait n'importe quelle autre catégorie de salariés, de jouer un rôle d'assistance
juridique et de porte-parole auprès des instances paritaires.
Pour illustrer le chemin parcouru par certaines sections cadres depuis quelques années, les propos d'un syndicaliste sont rapportés à la fin de ce chapitre. La refondation des principes d'action est en
marche dans plusieurs syndicats conscients qu'un grand nombre de cadres est maintenant devenu une aie cible pour eux. Reste à savoir si les jeunes, les femmes, les cadres de PME et plus généralement du privé, vont intégrer la nécessité de l'action collective comme moyen évident pour rélir un équilibre dans leurs relations avec des employeurs plus que jamais préoccupés par les seuls actionnaires. Cette voie n'est pas négligeable pour les cadres, mais en sont-ils convaincus, en ont-ils les moyens rien n'est moins sûr.
Le chômage a frappé ! Rien ne sera plus comme avant
Une des raisons pour lesquelles un cadre se syndique aujourd'hui est le risque de licenciement et avec lui, le fait que les syndicats sont réputés efficaces en matière de soutien à l'emploi face à une direction. Car le chômage, même s'il est plus faible pour cette catégorie socioprofessionnelle que pour d'autres, n'en est pas moins vécu comme une expérience douloureuse qui remet en cause les fondements mêmes de son statut.
L'année 1991 sonna le glas pour les relations d'emploi apparemment idylliques entre les cadres et leurs employeurs. En effet, après l'euphorie de la fin des années 80, le chômage dans cette population s'éleva dangereusement pour atteindre son apogée en 1994 avec un taux de 7,3 % (pour la catégorie socioprofessionnelle des seuls « cadres d'entreprise»). Ils étaient ainsi rattrapés par une crise qui avait déjà lourdement touché l'ensemble des ouiers et employés dès la fin des années 1970. En s'accroissant, les cohortes de cadres des grandes entreprises étaient devenues un enjeu de maitrise de la masse salariale ! Leur massification fut à la fois synonyme de charge salariale importante et variable, et de levier possible d'économies à court terme que certaines entreprises n'hésitèrent pas à actionner lors de s de licenciement. Du même coup, les cadres exposés aux
risques du chômage ne se sont jamais sentis aussi éloignés de leurs directions générales. Alors qu'historiquement ils étaient le bras armé des dirigeants, ils sont désormais 63% à se sentir plus proches des autres salariés que de leur direction générale1.
Comme le souligne Sophie Pochic dans son étude sur le chômage des cadres, ce n'était pourtant pas la première fois que se produisait un tel phénomène2. L'entre-deux-guerres, le début des années 50 et la fin des années 60 / début des années 703, ont été des périodes marquées par une crise de l'emploi. En 1954, treize ans avant la création de l'ANPE, la CGC fonde d'ailleurs l'ancêtre de l'APEC. Durant ces décennies, le chômage des cadres autodidactes et/ou des plus de 50 ans a fait couler beaucoup d'encre. Aujourd'hui, le jeunisme des politiques de GRH des entreprises s'est renforcé ; de plus, si le diplôme protège toujours, il est moins efficace qu'auparavant contre les risques de chômage prolongé. Enfin, bien qu'ayant existé de tout temps, les inégalités se sont durcies, le chômage de longue durée des plus de 45 ans entrainant des déclassements importants, voire des mécanismes d'exclusion. Depuis 1994, vérile Annus Horribilis pour l'emploi des cadres, le chômage des professions intellectuelles et supérieures a baissé, mais rien ne semble plus comme avant. Comme l'a très bien décrit le sociologue Paul Bouffartigue dans un ouage au titre sans équivoque1, le « salariat de confiance » dans lequel s'inscrivaient les cadres est largement battu en brèche, les conduisant à repenser leurs relations avec l'employeur. Contre leur loyauté, leur disponibilité et leur adhésion aux valeurs et stratégies de leur entreprise, les cadres obtenaient une garantie de silité d'emploi. Souvent jugée équilibrée jusque-là, cette relation a volé en éclats avec les premiers grands s de licenciement des cadres de 1990, souvent mis en oue dans des filiales d'entreprises étrangères lourdement imtées en France.
Identité bousculée et peur du déclassement
La confiance en l'entreprise s'étiole alors un peu plus et certains cadres vivent au quotidien la peur de la perte d'emploi. Les propos tenus par un responsable d'agence d'intérim sont caractéristiques de l'effet du chômage sur une personne qui ne l'a pourtant jamais vécu elle-même : « Le chômage, on le vit tous dans des périodes comme celle qui vient de passer, on sait que l'on peut être viré du jour au lendemain. .. Le statut de cadre n'est plus synonyme d'emploi à vie, il est même plutôt source de fragilisation que d'autre chose ! ». Jusque là, ils avaient été habitués à négocier leurs départs, à obtenir une aide à la recher-che d'emploi, par exemple sous forme d'outplacement. Ces dispositifs méconnus parce que discrets, voire secrets, perdurent encore, mais les procédures de licenciements individuels et collectifs ainsi que les litiges se multiplient. Ainsi les sections « encadrement» des conseils des prud'hommes connaissent depuis une dizaine d'années une augmentation sans précédent des conflits individuels entre cadres et employeurs. Une telle tendance n'est pas prête de s'inverser, bien au contraire.
La plupart des recours concernent justement les conditions de licenciement. Insuffisance professionnelle ou de résultat, fautes (désobéissance aux ordres, comportements envers les équipes dirigées insatisfaisants, désaccord concernant la
stratégie de l'entreprise) sont invoqués dans le cas de licenciements individuels. Par conséquent, à l'instar de nombreux salariés, les cadres cherchent à défendre leurs intérêts au grand jour, devant les tribunaux et en allant le plus souvent au-delà de l'étape de conciliation préalable au procès. Comme le souligne Yves-Frédéric Livian, professeur d'université spécialiste de ces questions1, la fidélité et la confiance ont, en partie seulement, laissé la place à des critères d'évaluation comme l'obtention des résultats attendus par l'entreprise. Mais la dimension comportementale s'est ajoutée à l'ancien socle de la relation cadre/entreprise. Capacités à coopérer, à créer un climat favorable et à développer un style de management performant, relèvent d'exigences qui s'adressent quasi exclusivement aux cadres.
Au-delà du point de vue juridique, le chômage est encore plus révélateur des tensions très vives qui agitent les cadres, coincés entre leur volonté de retravailler et le risque de déchéance en cas de perte du statut. Pour ne pas connaitre un déclassement, certains refusent des postes qui ne s'accomnent pas du « titre de noblesse » qu'ils possédaient auparavant. Le statut peut alors devenir un piège, un miroir aux alouettes. D'autres créent leur propre activité pour mieux contourner ce risque « Pour un cadre, la réinsertion professionnelle est compliquée », explique une femme cadre de 46 ans, responsable des
ressources humaines dans une moyenne industrie : « On veut retrouver l'emploi qu'on a perdu, avec le statut, on n'est pas prêt à accepter n'importe quel retour à l'emploi. » Car avant tout le chômage a rendu le titre de cadre réversible, introduisant l'idée de précarité au sein d'une relation qui se voulait sûre et de long terme.
L'effroyable expérience du chômage
Agé de 41 ans, un cadre du secteur bancaire raconte comment il a vécu son expérience de recherche d'emploi : « J'ai été confronté au chômage pour des raisons professionnelles et personnelles. Je ne pensais pas que ça pourrait m'arriver. J'ai eu une période de chômage d'environ quatre mois qui m'a fait très peur mais qui m'a permis de me révéler grace à une association avec laquelle j'ai découvert des méthodes de recherche d'emploi très bénéfiques au niveau personnel. C'était un tournant dans ma carrière et aujourd'hui encore je ne me sens pas du tout protégé par mon statut de cadre Je suis d'ailleurs devenu président de cette association ; je vois des cadres qui sont au chômage toutes les semaines, ils cherchent à partager du vécu. Mais bon, si on veut trouver, si on y met l'énergie nécessaire, je suis convaincu que l'on trouve, il suffit de chercher tout en étant aidé»
Si l'expérience du chômage vient bousculer l'identité du salarié, elle remet aussi en cause l'identité du cadre dans ce qu'elle a de plus profond. Comme le précise Sophie Pochic : « Le chômage permet de révéler que le travail est le pilier central de l'identité masculine. Unique pilier pour les cadres traditionnels, qui avaient une place assez extérieure à la conuration familiale et qui se retrouvent vérilement « déplacés » après la perte d'emploi. Dans ces conditions, la virilité de l'homme est durement atteinte, jusqu'à ce qu'il retrouve un emploi ou que l'age lui permette de revendiquer le statut socialement légitime de retraité. ». Le modèle du « cadre dynamique » est clairement fondé sur la virilité et le machisme, la perte d'emploi devenant alors synonyme de déchéance, en particulier chez les hommes cadres les plus agés.
Dire « je suis cadre » aujourd'hui a encore un sens, mais un sens non exempt de controverses, de doutes et de retournements de carrière. « Je suis cadre, mais je connais comme tout un chacun le risque du chômage, je suis tenté par le syndicalisme parce que je me sens loin des dirigeants que pourtant je représente, je n'encadre pas et ne commande pas de troupes mais je veux être cet homme dynamique qui réussit, un battant qui s'en sort et qui est respecté dans sa famille ». Difficile identité, que l'arrivée des femmes a encore compliquée !
Jean-Paul Bouchet, secrétaire général adjoint de la CFDT Cadres : Vers un nouveau syndicalisme cadre
Jean-Paul Bouchet est depuis un an secrétaire général adjoint de la CFDT Cadres. L'appartenance de la CFDT Cadres à une confédération
marque la volonté, selon lui, d'affirmer que les cadres sont des « salariés à part entière », justifiant l'appartenance à une organisation multicatégorielle, contrairement à la CFE-CGC, mais suffisamment spécifiques pour qu'ils fassent l'objet d'une prise en charge et d'une organisation particulière. Sur les 831 000 adhérents à la CFDT, 70 000 sont des cadres (au sens des conventions collectives du secteur privé et cadres A de la fonction publique hors enseignants). La répartition suivant le genre est la suivante : 66 % d'hommes et 34 % de femmes. 49 % travaillent dans le secteur privé et 51 % dans le secteur public. L'age moyen se situe autour de la quarantaine. Les jeunes diplômés ayant environ 5 ans d'expérience professionnelle sont nombreux à faire appel à la CFDT Cadres. Ils sont surtout, plus que d'autres, porteurs de revendications relativement nouvelles qu'ils ressentent avec une acuité renforcée. Le désir d'une plus grande transparence à tous les stades des pratiques de gestion est particulièrement fort. « Le cas récent du système d'évaluation très opaque et cassant d'IBM est symptomatique du manque d'information des cadres sur les enjeux de la gestion qui s'applique à eux ». La demande d'une plus grande maitrise dans la gestion de leurs carrières est aussi bien réelle. « Souvent ils nous disent : «je souhaite qu'il y ait des choses qui soient un peu construites, que les entretiens annuels soient aiment l'occasion d'un débat et d'un réel échange sur les perspectives d'évolution professionnelle, un outil privilégié de la contractualisation de la relation entre un cadre et sa hiérarchie ». Enfin, l'aspiration à un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle s'exprime plus facilement chez des jeunes cadres déculpabilisés dans leur relation avec l'entreprise et la sacro-sainte loyauté.
Mais « l'image du syndicalisme chez les jeunes ingénieurs et cadres n'est pas toujours très positive; les syndicats sont souvent pour eux ceux qui ont déclenché la grève, ceux qui ne savent que contester Et puis, devenir syndiqué n'est pas évident non plus, ils savent que dans certaines entreprises des carrières ont été brisées parce que l'adhésion à un syndicat était très mal vue, surtout de la part d'un cadre. »
Une parole alternative
Jean-Paul Bouchet insiste beaucoup sur une revendication montante autour d'un « droit à la parole, non pas pour se défouler ou casser du sucre sur le dos de l'entreprise, mais simplement pour exprimer une parole différenciée, si besoin alternative, différente, prenant en compte d'autres critères de décision, moins à court terme et autres que financiers ». C'est en particulier chez les cadres supérieurs et au sein des PME que « le sentiment d'une réduction de la possibilité de s'exprimer de façon alternative est ressenti Il n'est pas rare que l'on n'ait pas grand chose à reprocher à un cadre lors de son licenciement, si ce n'est qu'à un moment il a exprimé une divergence par rapport à la stratégie de l'entreprise. »
D'ailleurs, la CFDT Cadres entreprend des approches spécifiques auprès de ces cadres de PME-PMI pour lesquels « /'/ existe une demande extrêmement importante de lieux d'échanges, de débats et d'expression de la part de ce type d'encadrement car ils souhaitent plus d'information. Il faudrait avoir une démarche de proximité avec des réseaux denses de correspondants Ils se sentent un peu seuls face aux employeurs, ils souhaitent obtenir plus de garanties collectives Ils veulent parler mais ne peuvent pas toujours s'exprimer dans l'entreprise ni le faire à l'extérieur, comme dans leur famille, cherchant souvent à protéger leur environnement. Le syndicat départemental ou régional, une commission régionale cadres est souvent le seul endroit où ils peuvent prendre la parole librement ! »
Les événements qui conditionnent l'adhésion sont le plus souvent un problème concret que le cadre est en train de vie, à l'occasion d'une fusion, d'une restructuration, d'une dégradation des conditions de travail, un cas de harcèlement, une procédure de licenciement Les services rendus par le syndicat peuvent être aussi un facteur qui emporte la décision d'adhésion suite à une prise de contact : « mais on a aussi parfois des demandes qui ne sont pas liées à un problème. Cela peut être une demande de conseil en évolution de carrière ou de bilan de compétences, également des questions d'éthique, de déontologie qui surviennent lorsque des cadres s'interrogent sur les impacts de décisions prises, pouvant avoir des effets négatifs sur l'emploi, les conditions de travail ou sur l'environnement ou même contraires à l'intérêt général »
Dimensions européennes
Outre les appuis juridiques et le conseil en orientation professionnelle, les adhérents peuvent accéder à différents services « comme l'analyse de la charge de travail, la gestion des temps et du
stress avec l'Ergostressie Cadres mise en place avec un chercheur, ou le service OSCAR afin de suie et situer l'évolution de sa rémunération ».
L'information que le syndicat récolte, travaille et produit est diffusée par plusieurs supports : « notre revue est tirée à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires ; quelques numéros ont eu un très fort succès, celui sur les "progiciels de gestion intégrés", celui sur "la critique de la mesure" qui traitait de l'évaluation des outils de gestion d'entreprise et apportait une vision critique du tout financier, celui sur la modernisation des administrations ». Des outils de gestion de la mobilité ont également été mis en place : « Mobil Net propose au niveau européen un réseau de correspondants qui permet de s'informer sur la législation d'un pays de la Communauté, sur sa culture, sur les organismes auxquels il a accès en tant que cadre, voire aussi des informations pratiques pour le cadre en mobilité, des informations sur l'entreprise d'accueil ».
Forte de son imtation grandissante au sein des entreprises privées, la CFDT Cadres s'investit également dans cette dimension européenne : « les cadres sont amenés à jouer un rôle déterminant dans les comités européens d'entreprise du fait de leur maitrise des sujets économiques et juridiques, souvent complexes à ce niveau. Nous sommes affiliés à Euro-cadres, tout comme les autres confédérations syndicales françaises à l'exception de la CFE-CGC qui dispose de sa propre organisation au niveau européen avec la CEC. Eurocadres est partenaire du dialogue social européen et a beaucoup travaillé sur certains thèmes comme la reconnaissance des diplômes et qualifications, "la formation tout au long de la vie", "un modèle européen de management responsable" ou apporté sa contribution aux consultations de la Commission comme par exemple celle sur "le Lie Vert sur la responsabilité sociale des entreprises" ». De nombreuses actions sont aussi menées au niveau international à travers les fédérations syndicales internationales, le comité mondial des cadres ou lors d'échanges bilatéraux avec, par exemple, un syndicat brésilien ou indien d'ingénieurs.
La question de la féminisation des emplois de cadre est aussi à l'ordre du jour. La CFDT Cadres a produit « un guide d'aide à la négociation pour l'égalité professionnelle ». Eurocadres a mis en place FEMANET, un réseau européen consacré à toutes les problématiques liées à l'accès à l'emploi cadre pour les femmes et en particulier, l'accès aux postes à responsabilité qui reste un ai souci aujourd'hui