Objectifs et aspirations de la politique culturelle
Dans le domaine des décisions en matière de politique culturelle, cet objectif supposait de toute évidence une réforme de l'administration des affaires culturelles au niveau du gouvernement central et aux niveaux régional et local. Comme l'indique le rapport national, cette réforme a été engagée, mais les incertitudes et les hésitations, notamment quant A la définition des attributions du ministre et A la délégation de responsabilités aux échelons inférieurs de gouvernement, témoignent des problèmes que l'on peut rencontrer pour définir des objectifs sous la pression du passé, d'une part, et des exigences de la modernisation, d'autre part.
Le fardeau du passé explique peut-AStre une partie des problèmes de définition d'objectifs. Comme le ministre Allik le souligne dans sa préface au rapport national, quatre -passés positifs- différents pèsent sur les politiques actuelles: l'-age d'or- des arts et de la culture estoniens durant la Première République entre 1919 et 1940, la période de résistance tenace des artistes et des intellectuels au régime soviétique entre 1944 et 1988, les résultats positifs que l'-Etat architecte- soviétique a obtenus pour encourager la participation du public A la vie culturelle et le rôle des arts, de la culture et des initiatives intellectuelles dans le processus de libération nationale entre 1988 et 1991.
Ces pressions -positives- du passé se sont traduites par l'impératif de garder deux objectifs prioritaires: le soutien, d'une part, de la création artistique et intellectuelle et, d'autre part, du ste réseau national d'institutions culturelles. Il semble, compte tenu des informations que nous avons pu trouver dans le rapport national sur les débats de politique culturelle récents, que ces deux objectifs aient eux-mASmes été remis en cause par les représentants de la nouvelle droite, pour lesquels une demande suffisante de la part du
marché devrait AStre le critère unique et suffisant pour décider de la leur des arts et de la culture.
En formulant leurs exigences de modernisation de la politique culturelle, les fonctionnaires et administrateurs culturels tiennent ces deux priorités pour acquises; ils veulent simplement pouvoir A la fois dépasser les contraintes des anciennes structures et éviter les insilités actuelles inhérentes A certains aspects du
développement économique et politique. En outre, on recherche des solutions A certains problèmes particuliers comme le droit d'auteur et l'incidence des nouvelles technologies sur la culture nationale.
Le rapport national fait état d'un projet de modèle de politique culturelle -pour la modernisation- préparé par le ministère et présenté dans le cadre du débat public sur la politique culturelle. Ce texte a été publié dans la revue Kultuurleht en avril 1994. Il contient un certain nombre d'informations sur différents aspects de la politique culturelle et d'informations culturelles concernant l'Europe, de mASme qu'il souligne quelques faiblesses de la vie culturelle estonienne. Le document indique également que des efforts ont été faits pour: -[] analyser les différentes faA§ons d'élir une structure suffisamment équilibrée pour la vie culturelle, dans le cadre de laquelle diverses sources de
financement seraient interdépendantes et le rôle de l'Etat serait clairement défini. L'un des points les plus importants du document concernait le refus de tout financement permanent et automatique des institutions par le budget de l'Etat. En lieu et place, le document proposait un système plus souple de financement des projets, combiné A des subventions et A des indemnités de subsistance. Dans ces conditions, les institutions seraient amenées A perdre progressivement leur situation privilégiée par rapport aux initiatives indépendantes et A devenir plus responsables, plus ciblées et plus efficaces- (rapport national, p. 142).
Ce document et le débat dont il a fait l'objet ont suscité bon nombre de critiques, et ils ont souvent été mentionnés au groupe des experts lors de ses visites dans différentes institutions culturelles. Le rapport national lui-mASme souligne les dangers inhérents A la démarche proposée: dans la situation politique actuelle, une telle démarche pourrait aisément se traduire par la domination de commissions nommées par les pouvoirs publics et autres formes de favoritisme politique ou idéologique, ou encore, déboucher sur une politique qui consisterait A ne financer que des projets ambitieux et grandioses.
Le rapport national lui-mASme, quoique prudent dans les critiques et les recommandations qu'il formule, préconise la recherche d'un équilibre entre les priorités traditionnelles de la politique culturelle et les pressions inéviles inhérentes A la modernisation. Voici quelques-uns des aspects et des problèmes que le rapport considère comme importants et sur lesquels il prend position:
- la nécessité d'harmoniser les rôles des différents échelons de gouvernement dans le mécanisme de décision en matière de politique culturelle en général et dans la répartition des responsabilités et des ressources entre le gouvernement central et local en particulier;
- la nécessité de mettre un terme A la -paupérisation- constante des artistes et des créateurs, dont la seule échappatoire actuellement consiste A se -commercialiser- ou A émigrer;
- la nécessité d'enrayer la chute de fréquentation des institutions culturelles financées par l'Etat en créant une nouvelle demande et une offre de culture de qualité;
- la nécessité de dresser une liste de priorités et de prendre des décisions définitives dans le cadre de certains grands projets d'équipement (construction d'un musée national ou d'un consertoire, par exemple);
- la nécessité d'améliorer le sort des organisations culturelles A but non lucratif par des allégements fiscaux;
- faire des s A long terme pour la pritisation et les mécanismes de soutien public des industries de la culture, en particulier l'édition;
- la nécessité de remédier A la terrible pénurie de main-d'œuvre dans le secteur de la protection du patrimoine culturel;
- la nécessité d'accélérer la réforme de la législation sur le droit d'auteur et les droits voisins.
Le rapport évoque également, dans plusieurs contextes, les problèmes des droits culturels de la minorité russe, et appelle de ses vœux l'ouverture d'un grand débat sur la culture nationale.
MASme pour un expert européen averti, il peut sembler difficile de comprendre pourquoi, alors que les grands objectifs ont de toute évidence été définis par les responsables estoniens de la politique culturelle et en particulier par les chercheurs, on ne parvient pas A traduire ces finalités en un programme d'action cohérent. Pour le comprendre, il faut regarder de plus près les contraintes d'ordre économique et les politiques économiques et financières qui s'y rapportent.
Réalités économiques et développement culturel
Il est toujours commode de faire porter aux politiques économiques la responsabilité des difficultés que connait actuellement le secteur culturel. Il y a lA une part de vérité, mais les racines du problème sont plus profondes. Elles tiennent aux particularités du développement économique de l'Estonie au cours de la période de -libération- entre 1988 et 1991.
Bien que les arts et la culture aient joué un rôle crucial dans ce processus, c'est également la période au cours de laquelle il a fallu jeter les bases de l'indépendance dans le secteur économique. Les réformes liées au programme d'autonomie économique (IME) de l'Estonie entre 1987 et 1989 ont permis au pays de s'affranchir quelque peu de sa dépendance A l'égard du budget de l'Etat et de créer un petit secteur privé; la période de l'économie post-socialiste, de 1989 A 1992, a été celle de la préparation de l'indépendance financière, de la libération des salaires et des traitements, de l'amorce d'une réforme
des prix et de la mise en place d'une législation pour les entreprises, ainsi que de réformes fiscales et monétaires.
Mais le vérile tournant de cette évolution économique fut la réforme de la monnaie nationale, intervenue vers le milieu de l'année 1992, qui ajeté les bases d'une nouvelle
politique économique axée sur la demande. Les grands principes de la réforme de la monnaie nationale étaient le maintien de la convertibilité et l'introduction d'un taux de change fixe; les principaux piliers de la nouvelle politique économique étaient l'encadrement du crédit grace A un processus strictement équilibré de suppression par le gouvernement central des crédits accordés par la banque centrale aux entreprises, la déréglementation des prix, une politique du revenu fondée sur les impôts et un ste programme de pritisations.
Bien que ce tournant fût une conséquence du fait que l'Estonie soit redevenue Etat-nation en 1991, les économistes ont souligné la nécessité de faire preuve de rigueur, dans la mesure où, lors des deux premières périodes de réformes, on n'ait pas pris de mesures suffisantes pour élaborer une réglementation, par le droit civil, des relations économiques. La mASme rigueur pourrait également se révéler indispensable si les nouveaux organes de décision parlementaires ne sont pas en mesure de produire assez rapidement les textes réglementaires nécessaires dans le domaine économique ou de maintenir assez de discipline financière dans l'utilisation de leurs pouvoirs budgétaires.
On pourrait résumer ces particularités initiales et leurs conséquences sur le culturel par la série suinte de constatations. Nous résumerons dans un premier temps les obsertions concernant les répercussions de cette évolution sur le secteur culturel, pour passer ensuite A la discussion de leur incidence sur différents volets de la politique culturelle. Enfin, dans les sections suintes, nous tenterons de traduire les -besoins- identifiés en recommandations plus spécifiques.
Ces différents éléments serviront de cadre de référence au cours des chapitres qui suivent. Ils nous permettront de garder A l'esprit les principaux facteurs de la vie culturelle en Estonie. Ils nous aideront également A éluer le stade atteint dans l'évolution du processus d'élaboration de la politique culturelle, A replacer les mesures déjA engagées dans un contexte plus ste et A définir d'autres besoins auxquels les politiques doivent répondre; éluer les contraintes dans le cadre desquelles la politique culturelle est conA§ue et les mesures préparées et appliquées.
Mais ant d'en arriver lA , il est important d'introduire une autre perspective plus globale, qui pourrait nous aider A mieux comprendre les besoins et A définir les priorités dont ils doivent faire l'objet.
Arts et culture: une vision plus globale du développement
Nous nous sommes intéressés jusqu'A présent au rôle des contraintes du développement économique et des politiques de développement dans le développement culturel et dans les mécanismes de décision et d'administration du secteur de la culture. Dans les années 80, une démarche opposée, axée sur le rôle positif des arts et de la culture dans le développement général (économique et social), s'est peu A peu imposée. Elle suppose habituellement que les arts et la culture constituent A différents égards un atout pour les économies nationales, régionales ou locales par les touristes qu'ils attirent, les emplois qu'ils fournissent et, plus généralement, par la leur qu'ils ajoutent au produit intérieur brut ou par leurs retombées économiques positives sur l'activité régionale ou locale.
Plus récemment, on a vu apparaitre des conceptions du développement humain où le développement économique et social est élué en fonction de la capacité qu'il fournit A des groupes et A des individus de tirer parti des occasions qui se présentent A eux dans la société. On suppose également que le développement durable n'est possible que si cette capacité est suffisamment offerte et utilisée. Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) a mis au point un Indicateur du développement humain (IDH), censé mesurer le degré de contrôle qu'un pays donne A ses citoyens sur leur destinée.
L'IDH est un indicateur composite fait de trois éléments: l'espérance de vie, le niveau d'éducation et un indicateur de potentiel économique mesurant un -niveau de vie décent-. Le leau 5 e (dans la situation de 1992) l'Estonie A cinq grands pays et A la Hongrie dans le classement obtenu au titre de l'IDH (rangs 1 et 10), de mASme qu'il présente les leurs nationales de ses principales composantes. On peut également procéder A une aison en fonction de l'Indicateur de développement selon le sexe (rangs 11 et 12), qui pénalise les pays où subsistent de fortes inégalités entre hommes et femmes dans les indicateurs entrant dans le calcul de l'IDH (ou vice-versa dans le cas de l'Estonie).
Bien que l'IDH minimise l'importance relative de la simple richesse matérielle et mette l'accent sur l'accès A l'éducation, les deux principales puissances économiques mondiales, les Etats-Unis et le Japon, se placent tout de mASme parmi les trois premiers dans ce classement. Si les trois pays suints, le Canada, les Pays-Bas et la Finlande, occupent un rang aussi élevé, c'est en raison de leurs résultats au titre d'autres composantes de l'indicateur. Il est surprenant de constater que les deux sociétés en transition, l'Estonie et la Hongrie, n'arrivent pas A compenser d'autres faiblesses par l'importance qu'elles ont traditionnellement accordé A l'éducation.
Quelle que soit la lidité de l'IDH et la fiabilité des différents éléments utilisés pour le calculer, le PNUD se fonde sur ce chiffre pour faire deux remarques très justes. Premièrement, du point de vue du développement humain, les possibilités que l'on peut offrir A la population sont plus importantes que les simples performances économiques; deuxièmement, A long terme, le fait de privilégier les possibilités permet de favoriser un développement plus durable que la simple recherche de la croissance économique.
Toutefois, il manque encore A l'IDH un certain nombre d'indicateurs susceptibles de mesurer, non seulement les possibilités offertes, mais aussi la détermination et la volonté du pays de promouvoir un développement humain de qualité. Les réalisations dans le domaine des arts et de la culture pourraient servir de base au calcul de tels indicateurs, et ils auraient probablement pour effet d'aider les pays qui investissent dans l'art A se hisser beaucoup plus haut dans le classement de l'Indicateur du développement humain.
Si nous avons voulu mentionner l'exemple de l'IDH dans le présent rapport du groupe des experts, c'est A titre de mise en garde. Il ne faut pas oublier, en effet, que dans le monde moderne de la
concurrence internationale, un pays ne saurait négliger d'investir dans l'éducation et dans la culture sans risquer d'avoir un jour A patir sérieusement de cette malheureuse négligence. En outre, l'éducation et la culture contribuent au développement en donnant non seulement des ressources intellectuelles au pays, mais aussi des moyens d'action A des gens qui, autrement, se cantonneraient dans la passivité ou joueraient des rôles négatifs uniquement. Cette mise en garde constitue, bien sûr, la transition dont nous avions besoin pour passer A une éluation de la situation actuelle de l'Estonie.