LES BESOINS SOCIAUX VONT S'ACCROITRE, et cela dans deux domaines. Ils vont grandir d'abord pour tout ce que l'on considère traditionnellement comme relevant de la charité: secourir les pauvres, les handicapés, les sans-espoir, les victimes. Ils vont grandir encore plus vite peut-AStre dans le domaine des services visant A internir dans le fonctionnement de la communauté, voire A changer la vie elle-mASme.
Dans toute période de transition, on constate une augmentation du nombre de personnes dans le besoin. Il y a dans le monde entier la foule des réfugiés, victimes des guerres et des révolutions, des persécutions raciales, ethniques, politiques, religieuses, de l'in
compétence et de la cruauté de l'Etat. Il y a, mASme dans les sociétés les plus calmes et les plus sles, ceux que les progrès du savoir laisseront en arrière. Une ou deux générations passeront avant que la société et la population se soient adaptées aux changements apportés A la demande de
travail par l'exigence de compétence et de savoir. Il faudra du temps ' pas moins d'une génération, si l'on en juge par l'expérience - avant que la
productivité des travailleurs des services ait progressé suffisamment pour qu'ils accèdent A un niau de vie de classe moyenne.
Les besoins vont grandir encore plus vite peut-AStre dans le second secteur, celui des
services sociaux qui ne font pas la charité mais visent A internir dans la société et A changer la vie. De tels services étaient inconnus naguère - alors que la charité est pratiquée depuis des millénaires. Mais ils prolifèrent depuis une centaine d'années, notamment aux Etats-Unis.
Et leur utilité ne peut que s'accroitre A l'anir. En raison tout d'abord du nombre croissant des personnes agées qui, dans tous les pays déloppés, vint seules et désirent vivre seules- En raison, aussi, du progrès médical et des nouaux besoins en recherche médicale, en formation médicale et en élissements de soins. Il y a aussi les besoins de formation continue pour les adultes, les besoins résultant de la multiplication des familles monoparentales. Si l'on peut espérer voir finalement reculer, dans les pays déloppés, les cas relevant de la charité, en revanche les services de type communautaire seront probablement parmi ceux qui connaitront la plus forte croissance.
Un - troisième secteur -
Aux Etats-Unis, aucun des programmes par lesquels on s'est efforcé depuis quarante ans de traiter les problèmes sociaux n'a obtenu de résultats significatifs. Les organisations privées A but non lucratif, au contraire, affichent des résultats impressionnants. Dans les grandes villes comme New York, Détroit ou Chicago, l'enseignement public décline A une vitesse inquiétante. Les écoles confessionnelles, au contraire (notamment celles des diocèses catholiques), obtiennent des succès surprenants, dans les mASmes quartiers, ac les mASmes enfants nant de familles désunies et appartenant aux mASmes groupes raciaux et ethniques. Dans le combat contre la drogue et l'alcoolisme, les seuls succès - fort remarquables, d'ailleurs - ont été obtenus par des associations privées comme les alcooliques anonymes, l'Armée du Salut ou les Samaritains. Pour sortir les mères célibataires - sount noires ou hispaniques - de l'assistance et leur donner un travail régulier et une vie de famille sle, la seule réussite connue est celle d'une organisation privée A but non lucratif, le Judson Center (A Royal Oak, Michi-gan) et de quelques autres du mASme genre. Dans les grands secteurs de la santé, par exemple la préntion et le traitement des affections cardiaques et des maladies mentales, les progrès ont été pour l'essentiel le fait d'organisations privées A but non lucratif. L'American Heart Association ou l'American Mental Health Association patronnent et financent la recherche, et assurent la formation aussi bien du grand public que du corps médical en matière de préntion et de traitement.
Promouvoir les organisations privées dans le secteur social constitue donc une démarche essentielle si l'on ut reconrtir l'Etat et lui redonner quelque efficacité.
Mais la contribution la plus importante de ces organisations privées A la vie sociale, c'est qu'elles redonnent vie A une
citoyenneté consente-ti. Le méga-état a pratiquement détruit le sens de la citoyenneté. Pour le restaurer, la société postcapitaliste a besoin d'un - tiers secteur - nant s'ajouter A ceux que l'on connait déjA , le secteur privé (les entreprises) et le secteur public (l'état). Elle a besoin d'un secteur social.
Dans le méga-état, la citoyenneté politique ne fonctionne plus. MASme dans un petit pays, les affaires de l'état se passent si loin du citoyen individuel que celui-ci ne peut pas se sentir concerné.
L'individu peut voter - et l'histoire récente nous a appris quelquefois A nos dépens l'importance de ce droit. Il peut payer des impôts -et lA encore, nous avons appris A nos dépens le poids de cette obligation.
Mais l'individu ne peut pas prendre une responsabilité, agir pour se rendre utile. Et pourtant, si la citoyenneté ne s'exerce pas, la politique tourne A vide. Le patriotisme se vide de son contenu. Sans elle, il risque de dégénérer en chauvinisme. Sans le sentiment de citoyenneté, il ne peut y avoir cet engagement responsable qui fait le citoyen et qui, en dernière analyse, assure la cohérence du corps politique. Il ne peut pas y avoir non plus
la satisfaction, la fierté que procure le fait d'AStre utile. Sans ce sentiment partagé, l'entité politique, nation ou empire, peut AStre un - pouvoir - ; le pouvoir est en pareil cas la seule chose qui maintienne son unité. Mais pour AStre capable d'agir effica' cernent dans un monde en évolution et plein de risques, la société postcapitaliste doit ressusciter la citoyenneté.
Le besoin de communauté
Elle doit restaurer aussi le sentiment d'appartenance A une communauté. Les communautés traditionnelles ont perdu tout leur pouvoir intégrateur, ou presque. Ce qui les détruit, c'est le savoir, qui confère aux individus la mobilité. Et ce qui assurait leur cohérence, nous le savons maintenant, c'était moins ce que leurs membres avaient en commun que la nécessité pure et simple, voire la coercition et la peur.
La famille traditionnelle était le fruit de la nécessité. Dans les romans du 19e siècle, on rencontre sans arrASt ce que l'on appellerait maintenant des - foyers brisés -. Mais les époux devaient rester ensemble, quels que fussent la haine, le dégoût ou la crainte qu'ils ressentaient l'un pour l'autre. - La famille, c'est lA où ils doint vous enfermer -, comme on disait alors. Avant le 20e siècle, c'était la famille qui assurait pratiquement tous les services sociaux.
On ne pouvait donc que s'y accrocher. Etre répudié par la famille était une catastrophe. Un personnage classique du théatre et du cinéma américains jusqu'aux années 1920, c'est celui du père de famille cruel qui jette sa fille A la rue lorsqu'elle revient A la maison ac un batard. La fille n'avait plus alors que deux issues: se suicider ou se prostituer.
Pour la plupart des gens, la famille est en fait plus importante que jamais. Mais elle exprime désormais un lien volontaire, lien d'affection, d'attachement, de respect mutuel, plutôt qu'un lien dû A la nécessité. Les jeunes d'A présent, une fois passée la phase de rébellion adolescente, ont besoin de se sentir proches de leurs parents et de leurs frères et sours bien plus que ceux de ma génération.
Il reste que la famille n'est plus la communauté. Pourtant, les gens ont besoin de communauté, surtout dans les villes tentaculaires et les banlieues où l'on vit de plus en plus de nos jours. Vous ne pouz plus compter, comme dans le village rural, sur des voisins qui ont les mASmes intérASts que vous, les mASmes problèmes, les mASmes occupations, les mASmes ignorances - bref, qui vint dans le mASme monde que vous. MASme si le lien familial est resté solide, on ne peut plus compter sur la famille, A cause de la mobilité géographique et professionnelle. Les gens ne restent plus au mASme endroit, dans la classe où ils étaient nés, ne partagent plus la culture de leurs parents, de leurs frères et sours, de leurs cousins. La forme de communauté dont a besoin la société postcapitaliste - et notamment le travailleur du savoir - c'est une communauté fondée sur l'engagement et la compassion, et non plus imposée par le voisinage et l'isolement.
11 y a quarante ans, je croyais que cette communauté pourrait naitre sur le lieu de travail. Dans mes livres The Future of Industrial Mon (1942), The New Society (1949) et La pratique de la direction des entreprises (Paris, 1954) j'avanA§ais l'idée de - communauté d'
entreprise -, lieu où l'individu recevrait son statut fonctionnel et exercerait sa responsabilité et son autonomie. Mais mASme au Japon, la communauté d'entreprise n'est pas destinée A durer encore longtemps. Il apparait aussi de plus en plus clairement que la communauté d'entreprise repose beaucoup moins, au Japon, sur un sentiment d'appartenance que sur la crainte. Dans le système de la grande entreprise japonaise, pratiquant le salaire A l'ancienneté, un ouvrier de trente ans qui perd son emploi est pratiquement condamné au chômage pour le restant de ses jours.
En Occident, la communauté d'entreprise n'a jamais pris racine. Je reste fermement convaincu qu'il faut donner au travailleur le maximum de responsabilité et d'autonomie - raison pour laquelle je m'étais fait l'avocat de l'idée de communauté d'entreprise. L'organisation basée sur le savoir doit denir une organisation fondée sur la responsabilité.
Mais l'individu, et notamment le travailleur du savoir, a besoin d'appartenir, en dehors et au-delA de son travail, en dehors mASme et au-delA de son domaine de savoir spécialisé, A une sphère de vie sociale et de relations privées A laquelle il puisse apporter quelque chose de constructif.
Le bénévole est le vrai citoyen
Le seul endroit où ce besoin peut AStre satisfait, c'est le secteur social. C'est lA que l'individu peut apporter sa contribution, prendre des responsabilités, servir A quelque chose, se poser en - volontaire -.
C'est ce qui est en train de se passer aux Etats-Unis.
La multiplicité des confessions, l'importance accordée A l'autonomie des
collectivités locales - Etats, comtés, villes - et la tradition communautaire des pionniers isolés sur la frontière ont fait obstacle A la politisation et A la centralisation des activités sociales. Le résultat, c'est qu'il existe dans le secteur social américain près d'un million d'organisations A but non lucratif. Elles absorbent le dixième du produit national brut. Le quart de ce montant provient des dons du public, un autre quart de l'Etat pour remboursement de services spécifiques (par exemple les soins médicaux), le reste étant représenté par le prix de toutes sortes de services, comme les droits rsés par les étudiants aux unirsités privées ou les bénéfices des - boutiques d'art - qu'on trou maintenant dans tous les musées américains.
Ces organisations A but non lucratif sont denues le plus grand employeur des états-Unis. Un Américain adulte sur deux - 90 millions de personnes en tout - leur consacre au moins trois heures de travail bénévole par semaine, que ce soit pour une église, un hôpital, un élissement de soins, un service communautaire comme la Croix-Rouge, les scouts et les guides, les organismes de réadaptation comme l'Armée du Salut ou les Alcooliques anonymes, les refuges pour femmes battues ou les centres d'accueil pour les enfants noirs des ghettos. En 2000 ou 2010, le nombre des bénévoles devrait atteindre 120 millions, et leur contribution moyenne cinq heures par semaine.
Ces volontaires ne sont plus considérés comme des -
aides -, mais comme des associés. Les organisations A but non lucratif américaines ont sount un dirigeant rémunéré A temps plein, mais les autres membres de l'équipe de direction sont de plus en plus des volontaires qui assurent la gestion de l'institution.
C'est dans l'Eglise catholique que le changement a été le plus spec-taculaire. Dans un diocèse important, ce sont des femmes qui gèrent les paroisses en tant qu'- administrateurs paroissiaux -. Les prAStres célèbrent la messe et délivrent les sacrements. Toutes les autres activités sociales et chariles sont exercées par des bénévoles, sous la direction de l'administration.
La principale raison de ce regain d'activités volontaires, ce n'est pas que les besoins ont augmenté. C'est que les bénévoles recherchent l'engagement, ulent apporter leur contribution A la communauté. Ce ne sont pas, pour la plupart, des retraités. Ce sont des hommes et des femmes de trente A cinquante ans, bien éduqués, actifs, financièrement A l'aise, dont le foyer bénéficie de deux salaires. Ils aiment leur travail, mais ils ressentent le besoin de faire quelque chose pour - se rendre utiles -, selon l'expression qu'ils emploient tous: enseigner le catéchisme dans leur paroisse, apprendre la le de multiplication A des enfants noirs, ou rendre visite aux personnes agées sortant d'un long séjour A l'hôpital et les aider A faire leurs exercices de rééducation.
Les organisations A but non lucratif rendent peut-AStre un plus grand service encore aux volontaires qu'elles emploient qu'aux personnes A qui elles portent secours.
Les guides sont une des rares organisations américaines qui aient achevé leur intégration raciale. Quelles que soient leur couleur ou leur origine - blanches, noires, hispaniques, asiatiques - les jeunes filles des troupes travaillent et jouent ensemble. Mais leur contribution la plus importante A l'intégration, amorcée dès les années 1970, est d'avoir recruté un grand nombre de mères de familles bénévoles, noires, asiatiques ou hispaniques, et de. leur avoir confié des postes A responsabilité dans l'action communautaire d'intégration.
Restaurer la citoyenneté dans et par le secteur social n'est pas une panacée qui guérira tous les maux de la société et du régime politique postcapitalistes. Mais ce pourrait bien AStre une condition préalable. Cela permettrait de réhabiliter le sens des responsabilités qui caractérise la citoyenneté, et la fierté civique qui caractérise la communauté.
Cette nécessité est d'autant plus urgente lA où la communauté, ses organisations et la citoyenneté elle-mASme ont été le pus grament atteintes, je ux dire dans les pays ex-communistes. Dans ces pays, l'état n'est pas seulement totalement discrédité, il est denu totalement impuissant. Des années passeront avant que les gournements qui ont succédé aux communistes - en Tchécoslovaquie comme au Kazakhstan, en Russie, en Pologne ou en Ukraine ' soient en mesure d'accomplir connablement les taches qui sont celles de tout Etat : la monnaie et les impôts, l'armée et la justice, les
relations extérieures. En attendant, seules des organisations locales du secteur social, privées et A but non lucratif, composées de volontaires et polarisant l'énergie spirituelle du peuple, pourront A la fois assurer les services sociaux indispensables A la société et donner l'élan directeur dont le régime politique a besoin.
Certes, chaque pays, chaque société structurera le secteur social A sa faA§on. En Europe occidentale, par exemple, les Eglises ne peunt probablement pas tenir le rôle clé qu'elles jouent dans une Amérique encore très christianisée. Au Japon, la communauté d'entreprise pourrait rester le lien le plus fondamental, le plus apparent, notamment pour les ouvriers du rang. Mais tout pays déloppé a besoin d'un secteur social autonome, autogéré, composé d'organisations communautaires. Il en a besoin pour assurer les services sociaux indispensables, et surtout pour créer des liens communautaires entre les citoyens, pour restaurer une citoyenneté acti. Au cours de l'histoire, la citoyenneté a été un destin. Dans la société postcapitaliste, elle doit denir un engagement.