Dans le jeu des restructurations incessantes, dont on a plusieurs fois parlé, la dynamique de l'économie est caractérisée par des inerties et des délais : inerties, du fait que les investissements — matériels et immatériels — ont une assez longue durée de vie, que certains comportements ne se transforment que lentement (permanence des habitudes), que les règlements ne peuvent pas être changés trop souvent ; délais, du fait que la recherche, la formation, les investissements lourds, les inflexions démographiques demandent du temps pour fournir les résultats escomptés.
Il en résulte que les décisions prises à un moment donné ont des effets sur une période souvent assez longue (dans un environnement qui aura d'ailleurs évolué), que des situations actuelles ne peuvent être transformées que lentement et que les solutions à certains problèmes prévisibles ou envisageables pour plus tard doivent se préparer dès aujourd'hui1.
De ces données découlent trois conséquences fondamentales :
— les décisions à prendre aujourd'hui doivent tenir compte de leur effets à moyen et long terme chaque fois qu'il y en a ;
— il faut se préparer à temps à résoudre les problèmes de demain et d'après-demain (et donc s'efforcer de les prévoir) ;
— il ne faut pas, pour résoudre aisément les problèmes d'aujourd'hui, créer des situations irréversibles (ou presque telles) qui risqueraient d'hypothéquer gravement le futur un peu éloigné.
Le pont entre le court et le long terme est ainsi assuré par trois éléments essentiels ;
— matériellement, par l'investissement ;
— économiquement, par la variable du taux d'intérêt (cf. section III) ;
— pratiquement par l'enchainement temporel des mesures et la nécessaire silité du cadre réglementaire ;
et préparé:
— intellectuellement, par la prévision et la prospective (cf. chap. 4) ;
— organisationnellement par la programmation à moyen terme (cf. section V).
1. Investissement et épargne
L'emploi des ressources nationales se traduit par la répartition entre
consommation et investissement. C'est, à tout moment, un choix fondamental de toute société que celui du partage entre la consommation immédiate et ce qui préparera la consommation de demain. Il doit donc a priori y avoir un taux optimal d'épargne et d'investissement dans la nation. Pour le déterminer, on peut regarder soit du côté de l'épargne, soit du côté de l'investissement.
L'épargne est une renonciation à une consommation immédiate en vue d'une consommation future. On peut être tenté de dire que, dans une économie décentralisée, c'est à chaque acteur
économique de déterminer ce partage de son revenu disponible comme il l'entend, sur la base de sa propre préférence pour le présent (ou de son propre taux d'actualisation) ; de cet ensemble de décisions individuelles découlera un résultat collectif. Théorie très classique, à laquelle on peut toutefois opposer deux considérations : d'une part l'épargnant individuel n'est pas conscient de l'effet global de ces comportements individuels ; certes, cet effet de boucle réagit sur une variable qui intervient dans son comportement, à savoir le taux d'intérêt, mais il s'agit d'une variable financière qui ne concrétise en rien pour la psychologie de l'épargnant le taux de
croissance que permettra l'épargne collective. D'autre part, dans les économies modernes l'épargne des ménages n'est qu'une fraction (et généralement nettement moins de la moitié) de l'épargne globale ; le reste est constitué principalement par les revenus non distribués des entreprises qui ont, elles aussi, des motivations très individuelles. Si l'épargne globale spontanée est ainsi le fait d'acteurs privés non éclairés sur l'impact collectif à terme de leur choix, on conçoit qu'il puisse paraitre légitime qu'intervienne aussi dans la détermination du volume de cette variable cruciale le macro-acteur que constitue l'Etat, responsable de l'ensemble de la nation et de son avenir.
Du côté de l'investissement, les éléments décisifs sont les possibilités d'évolution technologique et la nécessité de soutenir la concurrence extérieure.
En « régime permanent » statique en économie fermée, l'investissement se limiterait à assurer le volume d'amortissement nécessaire pour conserver les capacités de production.
En économie ouverte, il faut s'adapter suffisamment pour éviter la dégradation des termes de l'échange découlant du fait que le reste du monde se transforme et que la valeur d'échange de nos produits, en l'absence d'évolution de ceux-ci, a tendance à diminuer ; le volume d'investissement nécessaire sera supérieur à celui du cas précédent.
Enfin, en « régime progressif », où on cherche, non le maintien du pouvoir d'achat par tête, mais sa progression, il faut consommer moins aujourd'hui pour consommer plus demain. Mais il faut aussi que l'investissement soit réparti de façon telle que les destructions d'emplois provenant des investissements de
productivité soient compensées par les créations d'emplois provenant des investissements de capacité.
Comme les
connaissances technico-scientifiques permettant le progrès sont élaborées mondialement, chaque pays ne contribuant que partiellement (ou pratiquement pas) à l'accroissement de ce stock, on voit que, en définitive, le taux d'investissement « optimal » pour un pays donné est fondamentalement commandé par ce qui se passe dans le reste du monde (ou du moins dans les pays économiquement avancés). Ceci explique que tous les discours sur le taux d'investissement, qu'ils proviennent des hommes politiques ou de la plupart de leurs conseillers économiques, s'appuient sur des aisons internationales : lorsque le pays a un taux d'investissement inférieur à celui de ses voisins, on en conclut qu'il est insuffisant et chacun raisonne de même2.
Ce n'est donc qu'à un niveau plurinational qu'on pourrait songer à définir, par des considérations sociopolitiques, un taux d'épargne et d'investissement optimal ; mais même un ensemble comme la cee est trop petit pour cela, car il ne fait que le quart de la recherche mondiale et, largement ouvert sur le reste du monde, doit maintenir sa compétitivité vis-à-vis des Etats-Unis et du Japon. Ce n'est que dans I'ocde qu'on pourrait envisager une telle réflexion, mais il s'agit d'un ensemble sociopolitiquement très hétérogène et, de surcroit, l'idée dominante y est la liberté des échanges, donc la concurrence.
C'est en définitive l'intensité de cette concurrence internationale, impulsée par les grandes entreprises (ainsi que par certaines plus petites, mais fort dynamiques) et par les gouvernements, qui détermine le taux de l'effort de recherche et le rythme d'innovation et donc en conséquence largement le taux d'investissement nécessaire. Le rôle de chaque gouvernement se ramène alors à veiller à ce que l'économie nationale « ne fasse pas moins bien » que ses concurrents.
Comme il ne peut y avoir investissement que s'il y a épargne, la répartition du revenu est importante dans la mesure où elle influence le taux d'épargne ; si la célèbre formule « les profits d'aujourd'hui sont l'investissement de demain », n'exprime pas une condition suffisante, elle traduit du moins une condition nécessaire3.
Il doit donc y avoir cohérence entre le taux d'investissement considéré comme nécessaire et tout un ensemble de mesures immédiates susceptibles d'avoir une influence sur le volume de l'épargne, que ce soit directement par un certain traitement fiscal de l'épargne ou plus indirectement par une modification de la répartition des revenus et de la propriété.
2. L'enchainement temporel des mesures. Le dosage entre continuité et remise en cause
Le délai d'impact varie fortement d'un instrument à l'autre et un calendrier réfléchi des dates de mise en œuvre des divers instruments peut se révéler nécessaire pour assurer l'efficacité maximale des instruments.
D'autre part et surtout, les effets de certaines mesures peuvent paraitre bénéfiques à court terme et néfastes à moyen ou long terme. Un bon exemple en est fourni par l'emploi de subventions de fonctionnement pour éviter la hausse de certains prix ou tarifs : l'effet immédiat peut en sembler bénéfique pour freiner la hausse générale
des prix, mais d'un côté il est difficile de maintenir durablement l'octroi de subventions croissantes, de l'autre on aboutit à décrocher
les prix des coûts et donc à fausser le calcul économique des utilisateurs de ce produit4.
Il y aura donc des cas où il paraitra raisonnable d'adopter la mesure, dont les effets immédiats sont importants, mais il faudra savoir l'abandonner suffisamment rapidement.
D'une façon plus générale, il faut veiller à éviter les enchainements suivants : prise d'une mesure, qui entraine à terme des effets néfastes ; correction de ces effets néfastes par de nouvelles mesures, qui à terme, etc. La démarche raisonnable, mais plus difficile, est évidemment, si on n'a pas su prévoir à l'avance les effets pervers, de corriger la mesure initiale elle-même lorsqu'on s'aperçoit de son caractère nocif.
En d'autres termes, il est préférable de corriger en profondeur, plutôt que d'accumuler des mesures compensatoires successives entrainant toutes, plus ou moins, des effets facheux : un coup de peinture ne supprime pas les défauts d'une voiture d'occasion.
L'organisation de cette cohérence entre le court et le long terme sera examinée à la section