Le 9 août 1995 marque probablement l'an I de la nctéconomie. Ce jour-là, Netscape Communications explose en Bourse. Partie de zéro le matin, elle vaut deux milliards de dollars avant la tombée de la nuit. Spéculateurs, financiers du capital-risque, programmeurs informatiques et dirigeants de l'
entreprise restent cois devant le miracle qu'ils ont suscité. La nouvelle star de la Silicon Valley n'est qu'une structure de cinq cents personnes, née il y a tout juste un an, au chiffre d'affaires encore modeste - 20 millions de dollars - et percluse de dettes. Mais c'est la première « net-entreprise » digne de ce nom.
La rélution Netscape
Netscape n'aurait simplement pas vu le jour sans Internet. C'est son fonds de commerce. Elle vend en effet Navigator, un logiciel de navigation, ou browser, qui permet de se repérer facilement sur le Web. Il met les échoppes à portée de souris, éveillant l'intérêt des annonceurs. Avec Netscape apparaissent donc les prémices technologiques d'une
économie du réseau, mais aussi ses assises commerciales. Car la firme a instinctivement adopté certaines méthodes qui nt s'imposer dans les net-entreprises.
Soudain, il ne suffit plus d'être gros pour réussir dans l'industrie logicielle : il faut être le plus rapide. Après la création de Netscape, en avril 1994, six mois ont suffi pour développer et distribuer une version de test de Navigator. Les internautes se sont rués sur ce programme disponible en ligne. Au printemps suivant, six millions de copies avaient été téléchargées. Même Bill Gates, l'empereur du logiciel, avec son système d'exploitation Windows et ses applications bureautiques Office, n'a jamais connu pareil enl des ventes. Habituellement si prompt à sévir contre les rivaux potentiels, Microsoft n'a pas eu le temps de réagir.
Netscape découvre aussi, dans sa course effrénée aux parts de marché, l'importance du capital-risque et des
marchés financiers. Pour croitre rapidement, il faut beaucoup d'argent. D'où cette introduction en Bourse précoce, qui se révèle être un excellent levier monétaire. Pourtant, de l'aveu même de James Barksdale, qui a été recruté par les deux fondateurs comme P-DG, la
stratégie n'est pas encore bien rodée : « Quand nous ans démarré Netscape, j'avais en tête le vieux modèle : "Allez, on se débrouille pour parvenir à montrer des profits avant d'entrer en Bourse." En fait, cela aurait pu nous causer du tort. Je menais un combat d'arrière-garde2. » De nos jours, les net-entreprises n'ont plus de scrupules à s'endetter jusqu'au cou, et à engloutir toujours plus de capital - puisqu'elles batissent leur
business ! Si Netscape avait fait de même, elle aurait été plus solide face à Microsoft, qui a fini par laminer ses parts de marché en y mettant les gros moyens.
Quant au modèle économique, il s'adapte lui aussi aux exigences des temps nouveaux. Netscape teste plusieurs formules commerciales avant de trouver le bon équilibre. L'ancêtre de Navigator, le logiciel Mosaïc, est né dans une université en 1993. C'est le premier browser graphique, commandé à la souris, d'un maniement simple et intuitif. Or les étudiants qui l'ont créé s'apprêtent à ir le fruit de leur
travail tomber dans le domaine privé sans qu'il leur soit possible d'en tirer profit. En effet, le National Center for Supercomputing Applications de l'université de l'Illinois, qui a pour mission de faciliter le transfert de technologie vers l'industrie, est courtisé par plusieurs sociétés, prêtes à acquérir une licence d'exploitation. D'aucuns s'en irritent, d'autres s'y résignent. Lorsque Marc Andreessen quitte le NCSA, en décembre 1993, il est résolu à oublier Mosaïc. Mais James Clark ne l'entend pas ainsi. Cet entrepreneur prodige, fondateur du constructeur d'ordinateurs Silicon Graphics, persuade le jeune homme qu'il est possible de rélutionner l'industrie informatique avec un bon logiciel pour la navigation Web.
En mars 1994, les deux compères invitent une demi-douzaine de programmeurs de l'équipe du NCSA pour une discussion amicale. Ils en profitent pour débaucher la quasi-totalité du groupe de développeurs et fonder avec eux la société commerciale Mosaïc Communications. Arguant du fait qu'ils ont dans leur équipe les concepteurs d'origine, ils refusent de payer une licence à l'université. L'entreprise doit tout de même être rebaptisée Netscape Communications afin de ne pas violer les droits sur une appellation déposée. Mais le nouveau logiciel, Navigator, est une version améliorée de l'ancien3.
Sa version d'essai est gratuite, parce qu'il faut attirer l'attention d'un maximum d'internautes en un temps record - pari gagné. En revanche, on paie le logiciel silisé. Plus tard, lorsque Microsoft entre dans la course en lançant son propre browser, Netscape change son fusil d'épaule. Bill Gates offre Internet Explorer avec son bouquet logiciel, qui monopolise quasiment neuf micro-ordinateurs sur dix. Il faut rester compétitif, afin de ne pas disparaitre. Navigator entre donc en 1998 dans la famille des logiciels « libres », que nous retrouverons dans ce chapitre.
Il faut ajouter à cela une pincée de bype, ce « battage médiatique » aux effets stimulants pour les entreprises, et tous les ingrédients de la netéconomie sont réunis : « hyper-croissance », afflux de capitaux, nouveaux modèles économiques. Avec Netscape, l'époque du réseau exclusivement scientifique et non marchand prend fin. Le transfert technologique vers le secteur commercial se concrétise. Cependant, cela ne signifie pas que les puissances occultes de l'argent nt soudain évincer les idéalistes, et que la culture ouverte et fraternelle des pères fondateurs va s'éteindre. La ligne de partage ne s'effectue pas entre marchands et non-marchands. Elle sépare ceux qui comprennent le réseau et ceux qui n'y ient goutte. De par ses origines universitaires et son architecture décentralisée, Internet induit des comportements spécifiques, tels que l'esprit coopératif, l'apprentissage en continu, et un transfert de pouir au plus grand nombre, qui déterminent eux-mêmes des usages. Ceux qui s'y plient renforcent la souveraineté de ces nouveaux modes de sociabilité et les disséminent par-delà les frontières disciplinaires, jusqu'en dehors du cyberespace. Les autres se cassent les dents sur le réseau.
Un autre débat consiste à opposer l'univers libertaire des pionniers à la furie libérale qui submerge le Web. Certes, la spéculation commerciale va bon train, et l'on peut craindre qu'une grande partie de ce que l'on pouvait obtenir gratuitement sur Internet devienne soudain un privilège facturé au prix fort. Mais l'affrontement des deux idéologies part avant tout d'un malentendu des Européens. Le réseau est typiquement un enfant de la Silicon Valley où l'on est « libéral » lorsqu'on milite pour la liberté d'expression sur le Net et la liberté d'entreprendre en échappant à toute intervention étatique. Les rélutionnaires en question nt des néo-hippies opposés à toute propriété intellectuelle, jusqu'aux capitalistes qui croient dans la théorie monétariste pure et dure. En France, on n'imagine pas que ces clans puissent un jour unir leurs intérêts. C'est pourtant ce qui s'est passé dans la « Vallée du silicium », depuis que le Web a permis l'invention de la net-entreprise.
Enfin, l'esprit contestataire des origines n'a pas été étouffé sous un matelas de dollars, puisque le mouvement du « logiciel libre » a fait florès. Il est même en passe de s'imposer parmi les nouveaux modèles économiques. Qu'on y ie le fruit du libéralisme ou la victoire sous-marine du communisme, c'est le symbole éclatant de la puissance de ce moteur à deux coups qui propulse la netéconomie, entre science et commerce. Revenons aux origines pour y ir plus clair.
Quand le Pentagone donne sectiune blanche aux visionnaires
On ne présente plus Arpanet. La première pièce du réseau des réseaux, autrement dit d'Internet4, date de 1969. Elle doit son existence au patronage de l'Advanced Research Projects Agency, une institution créée en pleine guerre froide, après le choc du lancement du satellite Spoutnik. Sa mission guerrière consistait à financer les projets de recherche à long terme afin de regagner une suprématie scientifique et militaire sur les Soviétiques. On en a conclu un peu rapidement qu'Internet était une technologie de soldats.
Il est vrai que l'armée américaine a apprécié les travaux du chercheur Paul Baran. Ce mathématicien employé par le groupe Rand yait dans la technologie de la transmission par paquets un moyen de créer un réseau d'information qui puisse résister à n'importe quelle attaque, même nucléaire. Les
données sont transmises en tranches. D'abord découpées en petits colis soigneusement étiquetés avec l'adresse de l'expéditeur, celle du destinataire et l'ordre de réception de chacun, elles sont larguées dans les tuyaux. Elles empruntent un chemin aléatoire, choisissant les ies les moins encombrées. Si l'autoroute habituelle a sauté sous une bombe, ce n'est pas grave : il y a toujours d'autres routes. Cette « redondance » du réseau le rend virtuellement indestructible, contrairement aux lignes téléphoniques, qui sont dédiées et irremplaçables.
Mais la vision qui a animé l'état-major n'était pas celle des pères fondateurs d'Arpanet. Quand Robert Taylor prend les rênes de l'ARPA, en 1964, il n'a pas besoin du prétexte nucléaire pour demander et obtenir une dotation budgétaire exceptionnelle qui financera son projet de réseau informatique. Le million de dollars qu'il débloque va lui servir à « faire des économies ». En effet, les grands laboratoires universitaires du pays sont équipés d'imposants ordinateurs, mais ces machines coûteuses sont incapables de discuter entre elles. Chacun travaille donc dans son coin, alors qu'il serait plus renle de partager la puissance de calcul et les données.
Bob Taylor tient l'idée d'un réseau de son prédécesseur, Joseph Cari Robnett Licklider. Cet acousticien issu du Massachusetts Institute of Technology a exposé dans Man-Computer Symbiosis sa vision de l'ordinateur du futur comme prolongement de l'homme. Il pense que la machine permettra un jour à la plupart des citoyens d'être « informés, intéressés, impliqués dans les processus de gouvernement3 ». Personne ne croit encore au réseau, à l'époque. Le Pentagone cherche à construire une usine à gaz informatique capable de détecter des schémas comportementaux chez les dirigeants soviétiques, par la simple accumulation de données. « Lick », au contraire, considère que la
coopération scientifique sélective est la clef : « Prenons une situation où plusieurs centres sont reliés, chacun hautement individualiste, avec son propre langage et sa manière d'opérer. N'est-il pas souhaile ou nécessaire pour tous les centres de s'entendre sur un langage ou au moins quelques conventions afin de poser des questions telles que : quelle langue parlez-us ? »
L'aventure d'Arpanet correspond à ses vœux. C'est dès l'origine une œuvre collective, nourrie aux idéaux de plusieurs visionnaires. On peut remonter jusqu'à Vannevar Bush, conseiller scientifique de la Maison-Blanche, qui imagine en 1945 le Memex, une machine dotée de mémoire qu'il décrit comme une « sorte de classeur et de bibliothèque individuels et mécanisés6 ». On s'y repère en créant des liens à l'intérieur de chaque document, menant vers d'autres documents. Cette méthode de recherche non linéaire a ensuite été exploitée avec l'hypertexte, le principe de navigation d'Internet. Mais le terme précis a'hypertext a été inventé par Ted Nelson, en 1965. Ce chercheur a passé trente années de sa vie à tenter d'élaborer Xanadu, un programme informatique servant de passerelle pour passer d'un fichier à l'autre au sein de l'ordinateur. Quant à la technologie de transmission par paquets, elle n'appartient pas plus à l'Américain Paul Baran qu'au Britannique Donald Watts Davies. Enfin, pour développer des protocoles de transmission et des logiciels, il a fallu que tout le monde s'y colle, de Lawrence Roberts au sein de l'ARPA à Franck Heart chez Bolt Beranek and Newman, le principal partenaire privé dans ce projet, en passant par Jon Postel, à l'University of California Los Angeles (UCLA).
Mais le réseau ne s'est pas achevé du jour où la première
communication entre deux universités a été élie, le 30 août 1969. Tout restait à faire. Et ce sont les utilisateurs du réseau eux-mêmes qui ont pris en main l'innovation. L'ARPA avait passé contrat avec une quarantaine d'étudiants en informatique de l'UCLA afin de tester le système. Ces derniers ont pris l'initiative d'organiser des rencontres avec leurs homologues de trois autres universités pionnières, Utah, Stanford et Santa Barbara, afin de réfléchir à la meilleure façon de faire communiquer deux ordinateurs. Ensemble, ils ont façonné les fonctions d'Arpanct, et instillé une culture décentralisée à ce réseau mû par un mouvement perpétuel.
On leur doit les Requests for comments, ou RFC. Ce que le Net a de plus proche d'une procédure législative s'apparente également à un manuel technique en ligne. Ces « appels à commentaires » sont des messages électroniques exposant des innovations logicielles ou des règles de vie communes sur Arpanet. Un « distributeur » dénué de pouir les soumet à la communauté des connectés pour approbation. S'il n'y a pas d'objection, ils deviennent le standard de fait. Et le consensus se fait en général sans trop de mal, car c'est la seule façon d'avancer. La RFC 1, émise en avril 1969, indique comment deux terminaux « se serreront la main » pour entrer en contact. En 1972, la RFC 354 crée le File Transfer Protocol, une norme capitale puisqu'elle spécifie le format des
données échangées sur le réseau, ouvrant la ie au téléchargement de logiciels ou de documents.
La même année, Ray Tomlinson invente le premier courrier électronique entre deux ordinateurs distants. Tout le monde peut importer le logiciel sur sa machine grace au FTP. Cette innovation en entraine rapidement une autre : les newsgroups apparaissent dès 1975, lorsque Steve Walker, de l'ARPA, annonce la création d'un groupe de discussion électronique « pour développer le sens de ce qui est obligatoire, de ce qui est bien, et de ce qui n'est pas désirable dans les services de messagerie7 ». « MsgGroup », c'est son nom, sera une référence morale pendant les dix ans de son existence. Les grands débats du Net sur la liberté d'expression, la protection de la vie privée, et la marchandisation du cyberespace, qui se développent dès les années soixante-dix, y ont trouvé une caisse de résonance.
Cette décennie it également naitre Internet. Alors que les centres de recherche américains se connectent toujours plus nombreux à l'Arpanet, d'autres réseaux commencent à se mettre en place aux États-Unis et dans le monde. Ils utilisent des technologies différentes, comme les communications radio ou satellitaires. En France, Louis Pouzin promeut son projet, nommé Cyclades. Avec le Britannique Davies, il participera aux réflexions du Groupe de travail pour un réseau international (International Networking Working Group), créé à New York en 1972 et dirigé par Vinton Cerf, ex-étudiant à l'UCLA. Leur objectif consiste à créer un réseau des réseaux, qui ferait communiquer ces systèmes hétéroclites grace à un langage commun minimal. C'est chose faite avec TCP/IP, un double protocole officialisé en 1978. Le Transmission Control Protocol découpe les messages en datagrammes, les réassemble dans le bon ordre à l'arrivée chez leur destinataire, et renie à l'expéditeur les paquets mal adressés. V'Internet Protocol transporte les datagrammes. Avec cette paire gagnante, le réseau peut étendre ses ramifications dans le reste du monde.
Parallèlement à l'expansion d'Internet, la décennie suivante it le triomphe du réseau des utilisateurs sur celui des administrateurs. D'une part, l'Arpanet se défait progressivement pour se fondre dans Internet, adoptant le protocole TCP/IP pour son fonctionnement interne. Les militaires se désengagent par étapes, tandis que la National Science Foundation met sur pied sa constellation de sites universitaires, CSNet. D'autres réseaux émergent et se coalisent. En 1989, le Pentagone retire sa subvention. Arpanet n'est plus.
D'autre part, le public prend possession du Net grace à la rélution micro-informatique. Alors que les universitaires étaient les seuls à disposer d'un accès au réseau au travers d'énormes serveurs, il devient possible d'air une connexion dans l'entreprise ou à domicile. C'est Y e-mail qui attire les foules. L'engouement est inattendu. Loin d'être un pur instrument de travail « collaboratif », comme l'envisageaient ses créateurs, la messagerie électronique est devenue un vecteur de sociabilité. Le réseau tout entier a d'ailleurs élué dans ce sens : on pensait en faire un média pour publier les travaux des chercheurs ; c'est devenu un super-téléphone pour communiquer tout et n'importe quoi.
Mais la bataille qui illustre le mieux la victoire des internautes sur les hiérarques de l'information est celle des standards d'Internet. Alors qu'Arpanet va passer sous TCP/IP, en 1982, l'Organisation internationale pour la standardisation présente un standard concurrent. Le projet qu'elle promeut, l'Open Systems Interconnections, n'existe pourtant que sur le papier. Mais cela n'arrête pas les bureaucrates. Ils ont décidé que TCP/IP n'était qu'un jouet académique, malgré ses résultats probants. Qu'une administration internationale respectant la hiérarchie et les procédures ait donné une instruction rassure le monde des affaires. Vinton Cerf a beau exhorter les entreprises à ne pas suivre les recommandations de cet organisme, IBM, Digital et Hewlett-Packard adoptent le standard décrété en 1983, car ce « truc » de chercheurs qu'on nomme Internet ne leur semble pas crédible. Bien mal leur en prend. OSI ne it le jour qu'en 1988. Entre-temps, les internautes ont choisi la norme qui fonctionnait. Le raz de marée TCP/IP a tout emporté, consacrant la culture décentralisée et pragmatique du réseau.
Le Web invente la net-entreprise
Si le Net est l'enfant de la puissance publique et de l'utopie savante, le Web est le fruit de la rencontre entre un inventeur et un stratège.
Des deux, le physicien Tim Berners-Lee est l'inventeur. Il a conçu l'Universal Resource Locator (URL), un système universel d'adressage et de repérage des documents sur le réseau, chacun recevant l'équivalent d'un numéro de téléphone, dûment recensé dans un annuaire. Pour passer de l'un à l'autre, il imagine des modes de lecture hypertexte, bouleversant l'organisation traditionnelle du sair e long d'un axe en sens unique. Il crée pour cela YHypertext Markup Language (HTML). Cet alphabet de programmation permet d'écrire un texte au format du réseau, en insérant des liens vers des es cachées, qui comportent elles-mêmes des passages vers d'autres lieux du cyberespace, et ainsi de suite. La cascade arborescente est virtuellement infinie ; elle ne comporte ni début ni fin puisque les passerelles peuvent s'élir avec n'importe quelle ressource, autorisant toutes les conurations et ignorant les hiérarchies. Enfin, Y Hypertext Transfer Protocol (HTTP) offre aux internautes la possibilité de consulter ces es en chargeant leur contenu sur un écran d'ordinateur. C'est une étape décisive dans le processus de
décentralisation du sair lancé par Internet. Le cyberespace est désormais un paysage, dans lequel on peut se promener et visiter des sites. Tim Berners-Lee baptise cet univers virtuel le World Wide Web, ou « Toile mondiale ».
Rélutionnaire, le Web - c'est son petit nom - l'est sans conteste. Mais l'employeur du physicien britannique ne l'a pas compris. Le laboratoire de physique des particules du Centre européen de recherche nucléaire, situé à Genève, n'a que faire des élucubrations de ce chercheur verse dans une discipline qui ne rapporte pas de prix Nobel. Aussi, quand Tim Berners-Lee propose un « projet hypertexte mondial » en 1989, on l'écoute distraitement : « Imaginons que nous construisions un vaste modèle tridimensionnel, où les gens seraient représentés par de petites sphères et où l'on relierait par des fils ceux qui ont quelque chose en commun dans le travail. Peut-être qu'un système d'information par liens nous permettra de ir la structure réelle de l'organisation dans laquelle nous travaillons8. » À l'évidence, c'est d'ingénierie sociale qu'il s'agit, bien plus que de technologie. Et ce n'est pas la tasse de thé du CERN.
Tim Berners-Lee quitte donc son laboratoire et part aux Etats-Unis en quête d'un nouvel employeur. Un moment tenté de créer une entreprise afin d'exploiter son invention, il abandonne ce projet : « Si j'avais commencé par tenter de m'enri-chir grace au Web, il n'aurait probablement jamais décollé. La communauté Internet l'aurait laissé choir comme une patate chaude9. »
De fil en aiguille, il entre en communication par e-mail avec Michael Dertouzos, le directeur du laboratoire informatique du Massachusetts Institute of Technology, non loin de Boston. Depuis une dizaine d'années, cet informaticien d'origine grecque expose sa propre vision : le réseau mondial deviendra un « marché de l'information », dont l'activité sera aussi débordante que celle du marché d'Athènes. La technologie de Tim Berners-Lee en est l'amorce. Le stratège américain vient donc à sa rencontre, à Genève, en 1992. Un souvenir qu'il raconte au magazine Technology Review : « Il était lancé à fond dans une construction cérébrale, un réseau où l'on aurait emmagasiné la
connaissance du monde entier. Il ne yait pas vraiment les aspects commerciaux, à cette époque. Mais une chose était évidente : la concordance de nos vues ". »
Michael Dertouzos décide d'héberger le Web et Tim Berners-Lee obtient qu'il soit géré en commun avec le CERN. Les entreprises qui sponsorisent cette technologie sont également admises à participer à l'administration de la Toile. La conversion du secteur privé à Internet est alors dans l'air du temps. Depuis 1991, la National Science Foundation a levé les restrictions qu'elle avait élies à l'usage commercial de son réseau. Avec le Web, la propriété privée apparait sur le Net, puisque l'espace virtuel devient balisé et habile, avec adresses, chemins d'accès et clôtures. Mosaïc donne à chaque internaute une sorte de des rues et des commerces du monde virtuel, et l'idée d'aller faire ses courses en ligne n'est plus absurde. D'ailleurs, sitôt le logiciel de navigation apparu, Pizza Hut lance son site de vente à distance La boite de Pandore du commerce en ligne ne se refermera plus.
Et pourtant : ils sont bien étranges, les marchands qui ouvrent boutique dans le cyberespace. Comme Netscape, ils sont contraints de se plier aux us du réseau où les décisions sont collégiales, où l'on partage l'information sans barguigner, où rien ne se décrète et tout se plébiscite. Plus aucun commerçant ne peut se permettre de prendre des airs supérieurs : le Net est une communauté d'égaux où tout manquement au bon goût suscite immédiatement une levée de boucliers. Il faut donc séduire plutôt que matraquer. Quoi de plus attractif que des cadeaux ? Par la force des choses, les net-entreprises se convertissent donc à la
philosophie de la gratuité. Si l'on sait s'en servir à point nommé, elle peut rapporter gros.
Geocities en est la meilleure illustration. Rachetée par Yahoo à prix d'or, en 1999, cette société a bati son succès sur le don. Elle distribue depuis 1994 des espaces habiles sur le Web et met à disposition des internautes des outils de
développement de sites. N'importe qui peut bénéficier de ces services sans verser la moindre obole : il suffit d'en faire la demande en s'inscrivant à l'adresse www.geocities.com. Plus il y aura de monde, mieux l'affaire marchera, expliquait le créateur David Bohnett au magazine Business Week, en 1997 : « Nous ans cinquante-cinq employés et 500 000 rédacteurs l2. » La contribution des internautes permet de limiter les frais de personnel tout en publiant un contenu abondant. Quant à l'entreprise, elle se borne à organiser les sous-communautés : Geocities est conçue comme une ville virtuelle où les passionnés de politique logent dans le quartier « Colline du module », les beatniks campent dans « Soho », les dingues de science-fiction atterrissent dans « Aire 51 », etc.
Dans le monde merveilleux du Web, la gratuité paie. En effet, cette année-là, Geocities a engrangé 6 millions de dollars de
publicité avec l'accord des internautes prêts à accueillir des bannières sur leur site. L'entreprise était alors dans une phase de capitalisation de l'audience. En mars 1998, elle est passée à l'étape suivante, celle du commerce électronique. Avec « GeoShops », les habitants de la cité virtuelle ont pu louer un bail commercial virtuel pour 25 dollars par mois, et sécuriser les paiements en ligne pour 40 dollars, plus 5 % de commission. En août, lorsque l'entreprise est entrée en Bourse, ses ventes s'élevaient à 3,4 millions de dollars sur le trimestre finissant en juin.
Un succès certes relatif, puisque les pertes avaient continué de croitre en même temps que les revenus, atteignant 4,4 millions de dollars. Mais qu'importe : le principe de gratuité avait permis d'attirer un public de consommateurs potentiels, auxquels on saurait bien vendre quelque chose un jour ou l'autre.
L'opération boursière n'a pas déçu les sponsors qui avaient financé les premiers pas de Geocities, de la holding américaine CMGI à la japonaise Softbank. Et le site de communautés a profité de ces capitaux providentiels pour continuer les grands travaux de construction d'audience. Au début de 1999, il comptait quatre millions d'adhérents. La net-entreprise Yahoo, déjà présente dans son capital, l'a finalement racheté en mai, pour l'intégrer à son propre fonds de commerce. Etant donné les performances boursières du célèbre annuaire en ligne, l'échange d'actions a été une excellente affaire pour les promoteurs de la cité virtuelle. Quant aux habitants de Geocities, ils ont échappé de peu à un rapt de droits d'auteur par Yahoo, qui ulait s'approprier leurs contenus, mais ils ont obtenu gain de cause. Aujourd'hui, ils continuent à jouir de es gratuites - à ceci près qu'il leur faut supporter les annonces publicitaires.
Gratuité versus liberté
Très vite, le principe de gratuité a fait des émules dans le monde de la net-entreprise. Ses adeptes n'ont jamais dissimulé leur lonté de faire de l'argent, un jour, grace au don. D'ailleurs, les consommateurs finissent par en payer le prix : ces coûts cachés sont répercutés sur les biens et services dits « à valeur ajoutée », et facturés. Cette rélution du partage de l'information a donc plus à ir avec un raffinement du
capitalisme qu'avec des idéaux égalitaires. Dans la pratique, c'est pourtant une philosophie de la redistribution : grace aux biens et services gratuits, le plus grand nombre accède aux ressources du réseau.
Le mouvement du logiciel libre a suivi le chemin inverse. Il a pris le système
économique traditionnel a rebrousse-poil, faisant appel à la passion et à l'engagement des travailleurs pour produire en dehors des rapports marchands, puis offrir le fruit de ce labeur à la multitude. Mais le réseau, nous l'ans vu, rend pragmatique. Cette production parallèle a été digérée par le système capitaliste. L'économie du « libre » est désormais cotée en Bourse ; elle a donné naissance à un modèle d'entreprise admiré dans le monde des affaires. Serait-ce là un antidote humaniste au piège tendu par le gratuit qui n'annonce pas son prix caché ? Ou bien les deux solutions commerciales se valent-elles ?
Revenons d'abord sur les origines du mouvement du logiciel libre, qu'on nomme également open source, pour « sources ouvertes ». En inaugurant la Free Software Foundation, en 1983, le charismatique Robert Stallman n'avait nullement l'intention de soutenir la gratuité des logiciels. Le terme de free software est trompeur, car free signifie à la fois « gratuit » et « libre », alors que seul ce dernier trait est caractéristique. Les logiciels libres sont souvent disponibles sans bourse délier, à l'instar des graticiels (freeware). Parfois, ils s'achètent pour un prix symbolique qui couvre essentiellement le coût du cédérom et de l'assistance en ligne. Mais leur spécificité est ailleurs. Elle tient dans la transparence du code-source, ces lignes de programmation informatique qui sont une création originale.
Dès lors que chacun peut y accéder, l'œuvre devient collective, car n'importe quel bénéle expérimenté peut repérer les erreurs et participer à l'amélioration de cette architecture de bits. Internet est la clef de ce travail de fourmi. Les ressources s'y partagent en temps réel grace au Web et au transfert de fichiers. Avec le courrier électronique, les programmeurs du monde entier se rassemblent spontanément dans les groupes de discussion qui les concernent. Ce sont les outils rêvés pour partager l'information, et Robert Stallman l'a bien compris. Ce prophète hirsute et barbu, allant lontiers chaussé de sandales, est lui aussi issu du Massachusetts Institutc of Technology, qui produit décidément toutes sortes de stratèges. Lorsqu'il a créé la FSF, c'était dans l'intention de rebatir un système d'exploitation pour les ordinateurs aussi fiable que la référence commerciale UNIX, dont le code-source était propriétaire. Il a baptisé ce projet « GNU », un acronyme animalier mis en abyme, qui se lit « GNU is Not Unix u ».
Cette coopération a donné le jour à une série d'applications libres, dont le célèbre traitement de texte emacs. Mais au début des années quatre-vingt-dix, la logithèque de sources ouvertes que les bénéles de la Fondation avaient constituée n'était pas complète : il manquait le « noyau dur » du système d'exploitation. C'est là qu'intervient Linus Torvalds, le Finlandais qui a fait connaitre le mouvement du logiciel libre dans le monde entier. Le manchot qui symbolise son logiciel est même devenu la mascotte de la communauté. Au départ, Linux n'était pourtant qu'un expédient. L'étudiant en informatique n'avait pas les
moyens d'acquérir un système Unix, nécessaire à son apprentissage. Il s'est donc documenté à la FSF, et a entrepris de construire ce qui lui manquait avec l'aide des internautes. Son projet s'est concrétisé autour de 1991, et la première version silisée de Linux a été distribuée gratuitement sur Internet en 1994. Elle appartient à la catégorie la plus radicale du mouvement libre. Sa licence « copyleftH », une règle inventée par Richard Stallman, n'interdit pas seulement la dissimulation du code-source. Toutes les applications dérivées de ce code devront également rester ouvertes. En somme, le retour à la propriété privée de l'information capitalisée par les internautes est Banni.
Au moment de la publication de Linux, le mouvement du logiciel libre était déjà bien installé. Apache dominait le marché des serveurs Web, SendMail faisait fonctionner la majorité des serveurs de courrier électronique15. Mais seuls les informaticiens en avaient eu vent. Lorsque apparait ce système d'exploitation, il rencontre une audience bien plus large. Car c'est un rival potentiel de Windows, malgré son interface encore trop austère pour séduire le grand public. Le produit phare de Microsoft est en situation de quasi-monopole, équipant près de neuf micro-ordinateurs sur dix. Mais son code-source opaque, bien protégé par le plus classique des copyrights, est farci d'erreurs et alourdi par les corrections successives. Il n'a pas l'élégance d'un Linux, parce que la firme n'est pas motivée par des impératifs de fiabilité technologique sur le long terme. Elle obéit au contraire à des contraintes commerciales telles que le délai de mise sur le marché et le coût d'une équipe de programmeurs embauchés. En aison, la communauté des bénéles linuxiens, qui se recrutent généralement parmi les informaticiens salariés et les étudiants, est un vivier inépuisable. Mue par la passion du travail bien fait, elle n'a pas de comptes à rendre à un patron ou à des actionnaires. Cela commence à se sair chez les utilisateurs déçus de Windows. Et tous les grands constructeurs informatiques, pressés d'échapper à l'étreinte mortelle de Microsoft, ont commencé à préinstaller ce système d'exploitation alternatif sur certaines de leurs machines.
À cela il faut ajouter le souci d'indépendance nationale qu'éveille chez les Européens l'hégémonie de Windows. D'une part, le mouvement du libre pourrait donner l'occasion à l'industrie logicielle européenne de relever la tête face aux États-Unis. D'autre part, si Microsoft travaillait main dans la main avec les services secrets américains, ces derniers auraient accès à toutes les données stratégiques que les fonctionnaires et les entrepreneurs des Quinze stockent à l'intérieur de leurs disques durs. Il suffirait pour cela de ménager une porte secrète dans le code-source. On comprend donc que Linux, de surcroit l'œuvre d'un Européen, ait éveillé l'intérêt des politiques de ce côté-ci de l'Atlantique16.
Mais on est déjà bien loin des idéaux rélutionnaires et gauchistes de Robert Stallman. D'ailleurs, ils n'ont jamais empêché que s'exerce l'intérêt bien compris des créateurs de logiciels libres. Les programmeurs travaillent certes gratuitement, mais cette expérience professionnelle s'insère à bon escient dans un curriculum vitae. D'autres participent aux recherches comme on ferait de la veille technologique, pour le profit de leur entreprise mère. Surtout, certains gagnent leur vie en vendant les logiciels copyleft.
C'est le cas de RcdHat, une société qui commercialise plusieurs « distributions » de Linux. Il s'agit de versions peaufinées et silisées du système d'exploitation, élies à diverses étapes de son développement. Elles sont vendues sur un cédérom accomné d'un manuel technique, et c'est ce service que fait payer la société. Cela n'a rien d'une œuvre sociale. RedHat a été introduite en Bourse en août 1999, et son action a bondi de 450 % en dix jours '7. S'il fallait une preuve de l'approbation de la communauté financière envers ce nouveau modèle économique, on ne trouverait pas mieux. Les salariés ont eu droit à leur ration de stock-options. Quant aux programmeurs bénéles, ceux qui n'ont pas été recalés par la société de courtage E:;'Trade, choisie pour distribuer une partie des actions à la veille de l'introduction en Bourse, ils ont pu bénéficier de lots prioritaires. À l'instar des modèles économiques fondés sur la gratuité, le modèle du libre a permis à ses promoteurs de décrocher la cagnotte et ce n'est sans doute qu'un début.
Les idéaux et les dollars continuent donc d'alimenter le boom de la nctcconomie, comme ils ont accomné l'essor d'Internet - il s'agissait alors des dollars publics -puis du Web. Tant que le pouir de l'argent ne déséquilibre pas cette balance sensible, il y a bon espoir que le réseau continue à répandre ses bienfaits démocratiques et décentralisateurs sur l'ensemble de l'économie. Mais pour cela, il faut également que les net-entreprises aient intériorisé la culture du Net, qui découle de son architecture fonctionnelle. Les premiers commerces en ligne sauront admirablement le faire, à tel point qu'ils seront rapidement taxés de « barbares ».