« Ceux qui pensent que le bogue de l'an 2000 être une catastrophe n'ont encore rien vu. Car W2K sera encore pire que Y2K : Windows 2000 sera un désastre . » Scott McNealy, tel un justicier du cyberespace, ponctue sa phrase assassine d'un large sourire, qui enhit aussitôt l'écran géant de visioconférence de l'hôtel Méridien de Paris2. L'auditoire d'hommes d'affaires est hilare. Enfin, un dirigeant rompt avec les propos feutrés de ceux qui l'ont précédé à la tribune. Le P-DG de Sun Microsystems prend en effet un malin plaisir à clamer ce qui se répète dans la communauté des internautes, sur les forums de discussion en ligne et dans les fanzines électroniques : le quasi-monopole du logiciel aux célèbres fenêtres a suffisamment duré3. « Les gens en ont assez, insiste Scott McNealy. Cela fait déjà vingt ans qu'on a Windows. »
À la tête d'une société qui fabrique des serveurs et développe des langages de programmation ignorant le monde selon Gates, il a juré la perte de Microsoft. Il ne faut pas se fier à ses airs décontractés et à son humour potache. Depuis ses bureaux de la Silicon Valley, où il pose en pull, un mug à portée de la main, il mène en fait une vérile cabale d'industriels. Il a rassemblé derrière lui une armée, certes peu disciplinée, mais résolue à en découdre4.
En premier lieu vient America Online, flanquée de ses ingénieurs estampillés « Netscape », et bien décidée à s'imposer comme le portail de référence sur Internet, voire le « système d'exploitation social » du Web5. Si Yoperating System Windows n'est qu'un bête logiciel, tout juste bon à faire trailler des puces, AOL a l'ambition de programmer une partie de la vie des internautes avec ses propres outils adaptés au réseau. Dans cette jacquerie, on retrouve IBM, qui se fit un jour rafler le
marché du micro-ordinateur par un freluquet nommé William Gates. « Big Blue » ne veut plus payer la dime qu'exige le gamin monté en graine pour installer Windows sur ses machines. Oracle,
leader des bases de données, est aussi de la partie, car il a vu d'un mauis oil l'intrusion de Microsoft dans sa chasse gardée.
Enfin, une nébuleuse d'acteurs soutient de loin le combat de Scott McNealy. La galaxie alternative des Linuxiens, représentés notamment par la société Red Hat Software, ne rencontre pas celle des cadres surmenés utilisateurs d'agendas électroniques Psion ou PalmPilot. Pourtant, ils sont tous adeptes de systèmes d'exploitation concurrents de ceux de Microsoft.
Mais la vraie menace vient sans doute d'ailleurs : en novembre 1999, la justice américaine a reconnu que la firme était un monopole, faisant chuter l'action de 4 % en une journée, de sorte que 30 milliards de dollars de capitalisation boursière se sont éporés. Cette affirmation a surtout ouvert la voie à une série de recours pour pratiques anticoncurrentielles. Ce sont les premières conséquences d'un procès qui a débuté en octobre 1998, à l'initiative du gouvernement fédéral et de dix-neuf États américains. À l'origine, il s'agissait de savoir si, en intégrant son propre navigateur à Windows, l'
entreprise s'était servie de sa maitrise du parc informatique installé pour écraser son ril Netscape. En fait, cela a été l'occasion d'un grand déballage, révélant au grand jour les anies que Microsoft faisait subir à ses partenaires commerciaux autant qu'à ses concurrents. Le juge Thomas Penfield Jackson a donc été sévère dans son « exposé des faits » : « Par sa conduite envers Netscape, IBM, Compaq, Intel et d'autres, Microsoft a démontré qu'elle utilisera sa prodigieuse emprise sur le marché et ses immenses profits pour mettre à mal toute entreprise qui persisterait dans des initiatives pount intensifier la
concurrence contre l'un des produits phares de Microsoft. » La justice pourrait décider de rendre le code-source de Windows accessible à tous les internautes. Elle pourrait encore casser le monopole en plusieurs sociétés indépendantes, comme elle l'a fait en 1984 avec l'opérateur national de télécommunications AT&T. Mais le processus risque de s'étaler sur une dizaine d'années.
Dans l'immédiat, la rumeur concernant la dislocation
pprochainc de la « bête de Redmond », voire sa dissolution dans le Web, est très exagérée. Quand Wired, le magazine de référence de la cyberculture, relativise le pouvoir de Bill Gates, cela ressemble à une séance d'exorcisme : « Microsoft est juste une entreprise, pas une force de la nature. Ce n'est pas la plus grande entreprise du monde, ni la plus riche, ni même le plus grand vendeur de packs logiciels (c'est IBM). Nous chancelons rien qu'en l'évoquant, mais Microsoft peut être délogée de sa place au centre de l'univers logiciel6. » Les militants du Net voudraient-ils oublier que le quasi-monopole ut 500 milliards de dollars à la mi-l999 ? Cette capitalisation boursière, la première au monde, loin dent le numéro deux General Electric - environ 380 milliards de dollars à la même époque -, permet à Microsoft de moissonner les épis mûrs de la netéconomie. L'entreprise fait provision de jeunes et vigoureuses start-ups, puis les dévore avec un bel appétit.
Et d'autres qu'elle s'atlent. L'accélération des mouvements de fusions et d'acquisitions dans le secteur d'Internet sonne le glas d'une époque de pionniers. Au premier semestre de 1999, le cabinet d'études Wcbmergers en a recensé 169 : plus qu'au cours des douze mois de l'année précédente, où 138 opérations de ce type aient eu lieu8. Tout se passe comme si la soupe primordiale d'Internet deit finir dans l'assiette de quelques ogres de la stature de Bill Gates. Ils s'appellent Michael Armstrong, Craig Barrett ou Thomas Middelhoff ; ils sont P-DG d'AT&T, d'Intel ou de Bertelsmann ; et la nouvelle économie les fait saliver de gourmandise. Gratuité des télécommunications, fin de l'ère du micro-ordinateur, disparition de l'imprimé : si l'apocalypse industrielle doit se produire, ils pensent lui survivre. Comment ? En mangeant la bonne soupe au Net, pardi !
Le système d'exploitation permanente
Microsoft est-il soluble dans Internet ? Les tenants de l'ordinateur de réseau l'espèrent. Contrairement à Bill Gates, qui a attendu 1995 pour reconnaitre le poids
économique de la Toile, Scott McNealy croit depuis longtemps à l'avènement d'une informatique connectée. Cette vision découle du métier d'origine de Sun Microsystems, qui construit des serveurs, c'est-à-dire de gros ordinateurs d'entreprise auxquels sont reliés une série de postes de trail à l'autonomie limitée. Ici, le réseau privé ure la métaphore du « réseau des réseaux », et peut devenir l'un de ses éléments.
Dans le monde idéal de Scott McNealy, la puissance de calcul et l'intelligence seraient disséminées au lieu d'être stockées dans le disque dur de chaque individu. Les particuliers utiliseraient des network computers, c'est-à-dire des terminaux passifs. À chaque fois qu'ils souhaiteraient réaliser des traux informatiques, ils se connecteraient à leurs données et à des outils de bureautique disponibles sur le Web. Quant aux employés, ils puiseraient via l'intranet d'entreprise dans un serveur central. Traitements de texte, feuilles de calcul, logiciels de présentation de documents, gestionnaires de
finances personnelles, serveurs de courrier électronique, etc. : toutes ces applications, concurrentes de celles de Microsoft, seraient sous licence libre. Les outils de trail ne seraient donc plus achetés, comme aujourd'hui les packs logiciels, mais loués à chaque utilisation.
En septembre 1999, Sun a mis sur le marché son nouveau terminal de réseau à l'usage des entreprises, le Sun Ray. Il ne possède ni disque dur ni capacités de stockage, mais se connecte à tous types de serveurs - y compris ceux de Microsoft9. Cet équipement peut faire tourner n'importe quelle application, et pas seulement celles écrites dans le langage maison, Ja. Mais il sera particulièrement adapté à une nouvelle génération de logiciels de réseau, fondés sur StarOffice. En effet, le 31 août 1999, Sun a racheté cette suite bureautique sous licence libre avec l'ambition d'en faire l'arme fatale contre la suprématie de Bill Gates - même si Scott McNealy le dément10. Améliorée, transférée sur Internet, et toujours compatible avec les outils de
productivité de Microsoft, elle devrait grignoter les parts de marché d'un Office coûteux et peu amical avec les logiciels concurrents. En effet, dans la culture monopolistique de la firme de Redmond, on préfère rendre les systèmes incompatibles plutôt que de permettre aux utilisateurs de produits riux de communiquer avec la masse des clients microsof-tiens. Ils sont ainsi contraints de se convertir à leur tour à la norme dominante. Chez Sun, on applique la
philosophie inverse : on est compatible avec un maximum de monde. C'est conforme à l'esprit du réseau. C'est surtout très utile pour libérer puis recueillir des clients qui se sont laissé emprisonner dans un système logiciel total.
Et pourtant. La
stratégie du réseau, quoique séduisante, présente des failles. Il n'est pas dit que les individus accepteront de faire une croix sur l'ordinateur tel qu'ils le connaissent, aussi dispendieux soit-il - pourvu qu'il soit puissant. « Le disque dur, c'est un truc qui cause quasiment à la libido, provoque Alain Le Diberder, l'inventeur de la stratégie multimédia de la chaine cryptée Canal +. On a ses données chez soi. Avec la micro-informatique, c'est la première fois dans l'histoire que l'on possède un tel moyen de stockage privé. Il faut savoir que, de nos jours, le Français moyen n'a que dix livres dans sa bibliothèque " » D'ailleurs, l'essor d'Internet a fait exploser la demande d'ordinateurs classiques, avec pour conséquence mécanique d'accroitre les ventes de Windows, préinstallé sur les machines. Elles ont bondi de 45 % entre juin et août 1999, après la sortie aux États-Unis d'une nouvelle version du logiciel qui compte pour 53 % du chiffre d'affaires de la société .
De plus, le roi de l'informatique non connectée est capable de s'amender. « Microsoft n'a jamais été un innoteur, rappelle Paul Saffo, analyste réputé de Plnstitute for the Future, c'est un suiveur rapide '3. » Cette capacité d'adaptation fait sa force, surtout lorsqu'elle est couplée avec deux autres méthodes : le bundling '4 et le rachat de clientèle. Ces trois techniques de
marketing méritent l'attention, car elles pourraient permettre à Microsoft de remporter la bataille de la netéconomie. En effet, cette dernière se livre beaucoup moins sur le terrain des performances technologiques que sur celui des tactiques commerciales.
D'abord, Microsoft excelle dans la reprise-éclair des innotions qui marchent. Pas plus que DOS, l'ancêtre de Windows, n'est une idée de Bill Gates, la messagerie instantanée façon ICQ n'est sortie tout armée de son crane. L'entrepreneur matois a simplement constaté qu'il y gagnerait des clients. Mieux, il a réalisé que le dogme de l'incompatibilité et des standards propriétaires pouit nuire à son expansion sur Internet. Il a donc fait volte-face et édité une messagerie ouverte '5. Par ailleurs, depuis 1995, la firme enrichit ses outils de productivité informatique pour trailler sur le Net.
Cette reconversion a pris un tournant spectaculaire en septembre 1999, lorsque le nouveau président de la société, Stephen Ballmer, a annoncé la création prochaine de « mégaserveurs » pount héberger des applications de réseau utiles aux développeurs de sites Web l6. La société se lançait ainsi dans le métier futuriste d'Application service provider, afin de conquérir le cour des informaticiens. L'entreprise qui séduit les programmeurs avec ses produits gagne en retour de nouveaux logiciels développés dans le langage qu'elle promeut. Elle agrandit son univers et sa puissance commerciale d'autant.
D'où l'intérêt d'être un ASP. Or, jusqu'à cette date, le costume de « fournisseur d'applications de service en ligne » paraissait taillé sur mesure pour Scott McNealy, qui en ait popularisé le concept. Bill Gates a su revêtir l'habit ant même qu'il n'existe, coupant l'herbe sous le pied de son ril.
Mais la stratégie du suiveur véloce n'est jamais aussi efficace que lorsqu'elle est couplée avec celle du bundling, c'est-à-dire l'intégration de chaque nouveauté logicielle à l'ensemble des produits déjà édités par la maison mère. Microsoft n'aurait pas pu imposer son navigateur et son gestionnaire de courrier électronique s'il ne les ait fait communiquer avec sa suite bureautique, et s'il n'ait commercialisé l'ensemble sur le même cédérom. En conséquence de ce groue, les constructeurs informatiques n'installent pas un simple système d'exploitation sur les machines qu'ils s'apprêtent à vendre. Ils y introduisent toutes les applications et la culture Microsoft. C'est ainsi qu'Internet Explorer et Outlook Express ont conquis les ordinateurs de plus de la moitié des internautes.
Le professeur d'économie Hal Varian parle d'effet de lock-in w pour décrire cet « enfermement » dans un univers logiciel propriétaire, qui concerne aussi bien le consommateur de base que l'informaticien développeur d'applications. « Chaque fournisseur voudrait emprisonner toujours plus son client, et accroitre le coût de la migration vers une technologie concurrente », explique-t-il. Microsoft a poussé cette pratique à son extrême limite : « Il a créé un tel lock-in pour Windows 1998, que cela sera le pire concurrent de Windows 2000 l8 ! »
Quand le client est ferré, certaines innotions risquent encore de divertir son attention des produits maison. En général, une poignée d'inventeurs créent un produit révolutionnaire dans un domaine qui échappe à la mainmise traditionnelle de la firme. Il est hors de question de ne pas réagir, car toute entreprise en
croissance rapide est susceptible d'empiéter un jour sur son territoire. C'est alors qu'elle utilise sa troisième arme : l'achat d'une clientèle et d'un marché constitués par les soins d'un autre. Pour contrer l'expansion des systèmes d'exploitation allégés de PalmPilot ou de Psion, Microsoft a conincu plusieurs constructeurs d'adopter son propre logiciel, Windows CE, parfois en échange d'une entrée dans leur capital. C'est ce qui a été négocié avec Thomson Multimedia, dans lequel elle a pris 7,5 % en juillet 1998.
De 1994 à mai 1999, la firme a ainsi réalisé quatre-vingt-douze acquisitions en dehors de l'univers de l'ordinateur personnel . Ce sont en général des prises de participations de moins de 5 %. Microsoft a notamment investi dans AT&T, afin de surveiller le marché montant des télécommunications et du cable. Avec le projet Teledesic, Bill Gates s'offre déjà le luxe de lancer une constellation de 288 satellites de communication, qui devraient être opérationnels dès 2003. Mais, à son habitude, l'« homme qui lait cent milliards », l'entrepreneur le plus riche du monde2', trouve plus prudent de diversifier ses placements.
Dans le domaine d'Internet, il a procédé à des rachats complets - au prix que coûte une start-up, il n'y a aucune raison de se priver. Microsoft a dévoré WebTV, dont la technologie permet d'accéder à Internet sur le téléviseur. Elle a alé Hotmail, le leader des fournisseurs d'adresses gratuites de courrier électronique. Et l'agence photographique de
presse Sygma, qu'elle digère en 1999, vient grossir sa banque d'image Corbis qui pourra alimenter les futures autoroutes de l'information.
Accès, logiciels, communautés, contenus : Microsoft place ses pions partout, et surtout sur le Web. Le passage d'un univers de disquettes à un monde interconnecté lui causera sans doute quelques désagréments, puisque son modèle économique est fondé sur les profits juteux de la vente de Windows et d'Office. A eux seuls, ces produits représentent les trois quarts des revenus de l'entreprise et une part encore supérieure de ses profits22. Elle peut décider de distribuer gratuitement ces logiciels, conformément à un modèle économique en vigueur sur le Net. À moins qu'elle ne public leur code-source, selon une autre philosophie du réseau, qui a pour effet de susciter la création d'outils compatibles et concurrents. De toute façon, elle perdre beaucoup d'argent. Mais l'entreprise devrait retrouver très rapidement sa place au soleil, si elle sait rallier la communauté des utilisateurs de son système d'exploitation.
Au pays de la netéconomie, elle n'aura sans doute plus l'opportunité de rafler tout le marché, standards ouverts obligent. Mais si l'acculturation réussit, son emprise n'en sera que plus prégnante. En effet, Microsoft est d'ores et déjà la seule entreprise capable d'accéder à l'internaute par n'importe quel réseau (téléphone, cable, satellite), sur n'importe quel équipement (elle seule possède toute la gamme des systèmes d'exploitation : professionnel, grand public, allégé), pour exécuter n'importe quelle fonction (trail, loisirs, information).
Après sa période de consolidation sur le Web, elle devra toutefois apprendre à se faire aimer des autres acteurs d'Internet, analyse le journaliste Eric Née, du magazine Fortune : « Regardez amazon.com, qui a permis à sa marque de devenir dominante et l'a soutenue en signant des accords avec 200 000 sites Web "associés" qui renvoient les clients vers Amazon en échange d'une part des recettes. Microsoft, à l'opposé, s'en est sorti jusqu'ici en construisant (Expédia), en achetant (Hotmail) ou en écrasant (Netscape) - les réflexes d'un survint de l'industrie qui préfère agir seul. [] Pour réussir, Microsoft doit encore conincre les entreprises qu'elle partagera les clients avec elles, plutôt que de les piquer2. »
Alors, le système Microsoft pourrait devenir une référence permanente, un moyen d'exploiter toutes les ressources de 'informatique, du réseau, du commerce électronique. Et bien malin le juge qui reconnaitrait l'ex-monopole dans cette net-entreprise parmi tant d'autres - juste un peu plus ogresse que la moyenne.
AT&T soigne sa ligne IP
« Avec la téléphonie sur Internet, la tirelire est cassée. » L'économiste Michel Voile, consultant chez France Telecom, entrevoit des temps difficiles pour les opérateurs de télécommunications. Lorsque les débits du Net auront suffisamment augmenté, et grace à des solutions logicielles de plus en plus performantes, leurs clients préféreront communiquer sur une ligne IP - Internet Protocol, capable de transporter voix, données, images - plutôt que d'emprunter les chemins surtaxés de la téléphonie internationale. Car ils bénéficieront du tarif local pour appeler l'autre bout de la ète, de la même façon qu'ils accèdent à un serveur Web situé à 10 000 kilomètres de chez eux pour le prix d'une communication avec leur voisin de palier.
La téléphonie ne pas pour autant échapper aux mains des groupes qui la dominent actuellement, que ce soit France Telecom en France ou AT&T aux États-Unis. La plupart ont investi dans des infrastructures aux normes IP : cables transatlantiques, cables de télévision, fibre optique, technologies à haut débit telles que l'ADSL, satellite Seulement, la che à lait de ces industriels, ce sont les communications internationales facturées en fonction de la distance ! Prenons l'exemple américain d'AT&T, une géante de 149 000 salariés et 53 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 1998, également surnommée « Ma Bell26 ». Ses marges opérationnelles sur le trafic longue distance, c'est-à-dire entre États fédérés et entre continents, tournent autour de 30 % à l'été 1999. La déréglementation les a déjà réduites, car des centaines de nouveaux concurrents, tels que Sprint et MCI WorldCom, ont fait irruption sur ce marché estimé à 100 milliards de dollars par an. Effectivement, AT&T n'achemine déjà plus que 60 % des appels longue distance, contre 80 % au début des années quatre-vingt-dix28. Mais Internet laminer les marges restantes en faisant miroiter aux yeux des usagers les tarifs imbatles de la liaison IP. Dès lors, Ma Bell doit élaborer un nouveau modèle économique.
Elle a trouvé le sien : celui de l'ogre. Comme Microsoft, qui ale les start-ups Internet, AT&T investit dans le réseau des réseaux et prépare la refonte totale de ses modes de tarification. La déréglementation, qui s'est accélérée en 199629, ne la laisse pas sur la défensive. Elle peut désormais aller jouer dans la cour des opérateurs locaux de télécommunications et partir à la conquête du last mile, ce segment de « boucle locale » qui lui manque encore pour entrer jusque dans la maison des Américains. C'est ce que Michael Armstrong, nommé à la tête de l'entreprise en 1997, a décidé de faire. Son choix ne se porte pas sur les réseaux téléphoniques, mais sur le cable de télévision, capable de transmettre les données à haut débit que charriera l'Internet de demain. En juin 1998, il met la main sur Tele-Communications Inc. (TCI), acquisition suivie dès avril 1999 par celle d'un deuxième cablo-opérateur, MediaOne. Le premier lui a coûté 48 milliards de dollars ; le deuxième 58 milliards - chaque abonné MediaOne lui a été facturé 4 700 dollars3" ! AT&T est désormais l'opérateur de télévision du quart des foyers américains.
Paul Farhi s'en est ému. L'éditorialiste du Washington Post considère que ces méga-fusions batissent une dangereuse keiretsu, du nom de ces sociétés financières japonaises qui tissent un réseau tcntaculaire par le jeu de leurs participations croisées dans des groupes industriels. Ma Bell, explique-t-il, est « en voie de devenir "Ma Cable" - une entreprise possédant entièrement ou partiellement les liaisons dessernt jusqu'à 55 % de la clientèle nationale du cable31 ». En effet, TCI contrôle Liberty Media, qui détient des participations dans presque cent réseaux cablés nationaux et régionaux et un intérêt sans droit de vote dans Time Warner, propriétaire d'un bouquet de chaines. Dans la corbeille de TCI, il y a aussi @ Home. Ce fournisseur d'accès à Internet à haut débit a fusionné avec Excite, qui fabrique du contenu. Excite@Home pourrait devenir le portail d'AT&T. Quant à MediaOne, il détient 34 % de Roadrunner, le pire concurrent d'Excité. « Au total, AT&T engloutit des morceaux significatifs de trois des quatre premiers cablo-opérateurs, les deux plus grandes entreprises d'accès à Internet à haut débit, et potentiellement une part de tous les grands réseaux de télévision sur le cable », s'alarme Paul Farhi.
Si la justice américaine ne brise pas l'alliance avec MediaOne pour éviter la reconstitution d'un monopole, les prestataires Internet classiques, providers et portails, vont passer un mauis moment. Ant d'annoncer son mariage avec Time Warner en janvier 2000, America Online était absente du cable. Or ce dernier desserit 63 % des foyers américains en 1999, et se classait déjà comme le moyen de connexion à haut débit le plus populaire. AOL a donc tenté d'obtenir l'ouverture du cable à ses propres contenus en déposant des plaintes auprès de la Fédéral Communications Commission, l'organisme qui réglemente le secteur, et en intentant des procès à AT&T dans plusieurs États. Mais elle a finalement choisi de jouer calier seul, et l'on s'oriente vers un partage des ressources haut débit entre une poignée d'acteurs dominants. Si AOL ait gardé la tête de la rébellion, les petits fournisseurs d'accès auraient pu obtenir des conditions intéressantes pour utiliser les infrastructures cablées. Cet espoir semble désormais compromis.
Maitriser les accès constitue une bonne base pour réussir sa percée sur Internet. Encore faut-il y survivre, c'est-à-dire, dans le cas d'AT&T, gagner suffisamment d'argent en ligne pour compenser les pertes dans la téléphonie. La chose n'est pas impossible. Il faudrait pouvoir faire payer les communications non plus à la distance, mais au débit. Certaines applications sont plus dévoreuses en octets que d'autres. Si la voix ne pèse quasiment rien sur le réseau, le transport d'images, notamment de vidéo, est extrêmement lourd. Or il est appelé à se développer. Pourquoi pas, dès lors, rendre le téléphone gratuit, mais taxer le cinéma en ligne ? « Personne n'a encore résolu le problème de la tarification des réseaux à débit riable, tempère Michel Voile32. Aujourd'hui, il y a une relation immédiate entre le produit et le tarif. Demain, cela ne sera plus vrai, car le trafic est trop difficile à mesurer. Quel type de contrat signera-t-on avec le consommateur ? Un débit moyen à 64 kilobits ? »
La question reste ouverte. En attendant, AT&T se prépare à devenir la plate-forme sur laquelle transiteront toutes ces communications voix, données, images. « Le taux de croissance du trafic IP sur nos réseaux est de 400 % par an, révèle un cadre de la société33. Si ce rythme perdure trois ou quatre ans, 1TP facilement dépasser tout le reste sur le réseau. Dans quelques années, tous nos investissements se feront dans le protocole Internet. » Cette stratégie doit aboutir à l'interconnexion de l'ensemble des équipements communicants domestiques ou d'entreprise. L'utilisateur paiera alors une facture de télécommunications unique à l'opérateur universel AT&T - sans doute un forfait « Internet-téléphone-télévision ». Il pourra, par exemple, consulter son courrier électronique et son répondeur
téléphonique fixe et porle depuis n'importe quel terminal, tel que le téléviseur. Lorsqu'il voudra se dépêtrer des rets de l'ogre AT&T, il sera trop tard. L'effet de lock-in aura encore frappé.
Net-magnats
Microsoft peut sans doute transborder ses logiciels sur Internet, et Ma Bell s'inviter dans les foyers connectés ; mais combien de grands industriels sont sur la sellette avec l'explosion du Web ? Sans doute moins qu'il n'y parait. Les constructeurs informatiques Dell ou IBM mettent le cap sur le réseau et les services à leur ajoutée - l'un parce que cela a toujours été sa stratégie, l'autre parce que l'époque le veut. Les holdings financières comme la Softbank au Japon ou CMGI aux États-Unis investissent méthodiquement dans les « leurs Internet ». En 1999, le prince du microprocesseur Intel, dont la puissance se compte en usines coûteuses et éléphantesques, reconvertit sa production dans les puces de réseau et batit des « fermes Web », c'est-à-dire des serveurs distants sur lesquels les entreprises pourront stocker leurs données informatiques.
Lorsque Intel commence les grandes manouvres, c'est un signe pour les patrons. Andy Grove, l'ex-P-DG du groupe, a en effet popularisé la notion de « point d'inflexion » dans une stratégie industrielle. Toute entreprise jouissant de quelque longévité bute à un moment donné de son histoire sur une innotion technologique majeure. Les dirigeants doivent développer une paranoïa aiguë pour reconnaitre ce « point d'inflexion », alors qu'ils sont aveuglés par la puissance de leur groupe. De plus, la conscience que le succès présent repose sur les techniques traditionnelles paralyse la volonté de réorganisation manifestée par l'encadrement. Or adopter la technologie innonte peut décupler les forces de l'entreprise qui sait négocier la transition. L'ignorer, en renche, peut la rendre totalement obsolète. Ce « facteur dix », le tenfold effect décrit par Andy Grove dans un livre paru en 1996, a impressionné la génération des P-DG qui affrontent la révolution Internet.
Thomas Middelhofr fait partie de cette classe de gestionnaires à l'américaine - même s'il est allemand, et P-DG d'un groupe de communication européen, Bertelsmann. Son accession à la tête de la multinationale de 65 000 salariés, en novembre 1998, s'est accomnée d'une réorientation de toutes les activités vers les médias interactifs. Cette société encore contrôlée par la famille du fondateur, aux secrets jalousement gardés dans sa retraite wcstphalienne de Gùtersloh, ne se contente plus d'être le numéro un mondial de l'édition, le premier groupe de presse et le premier imprimeur en Europe. Posséder 14 % du marché total de l'édition musicale, vingt-deux chaines de télévision, dix-huit radios n'étanche pas dantage sa soif. Bertelsmann veut être sacré leader étaire du multimédia35.
Et puisque, malgré un chiffre d'affaires 1998-l999 de 13,2 milliards d'euros, il ne peut pas acheter sa ration de start-ups, faute d'avoir ouvert son capital, il décide d'introduire en Bourse ses filiales multimédias. En juin 1999, la librairie électronique barnesandnoble.com, dont Bertelsmann détient la moitié des parts, met 18 % de ses actions sur le marché. L'opération rapporte la bagatelle de 421 millions de dollars36, de quoi procéder à quelques emplettes multimédias. Comme cela ne suffit pas à apaiser sa fringale, Thomas Middelhoff annonce aussitôt qu'il lacher d'autres paquets d'actions. Ce seront également des tracking stocks2,7, c'est-à-dire des leurs Internet en « .corn » facilement négociables sur les
marchés financiers. En tête de liste urent les versions européennes de la librairie électronique BOL qu'il a créée avec le groupe de communication Has, puis les portails AOL Europe et AOL CompuServe lancés avec America Online, ainsi que Lycos Europe. Au passage, il est intéressant de constater que Bertelsmann est allé à l'essentiel pour choisir ses partenaires : il les a choisis déjà forts d'une solide clientèle d'internautes, afin de combler rapidement son propre retard. De toute façon, pour les ogres, le « trop tard » arrive toujours bien après le dernier délai assigné aux mutants
Mais Bertelsmann, maison fondée en 1835, entre-t-elle vraiment dans cette catégorie des ogres ? Son savoir traditionnel ne repose sur aucune des grandes industries qui sous-tendent Internet, les télécommunications et l'informatique. Quel bien culturel est moins technologique que le livre ? Quel média moins moderne que la presse ? D'ailleurs, on prédit la disparition de l'imprimé. Cependant, si cette évolution se produit, elle prendra suffisamment de temps pour que le groupe parvienne à s'organiser, réplique Thomas Middelhoff. En effet, il a investi dans la start-up Rocket-e-Book, qui fabrique un terminal électronique portatif permettant de lire les fichiers de texte numérisé comme si l'on tenait un livre en main. De plus, aux côtés de Barnes & Noble, il lance un programme ambitieux de
dématérialisation des ouvrages. Enfin, en 1999, il a posé sa candidature pour le rachat des réseaux cablés de l'opérateur national allemand Deutsche Telekom, afin de transporter directement ces données dans les foyers.
Thomas Middelhoff veut croire, par ailleurs, que ses contenus en ligne ne cannibaliseront pas ses ventes en magasin : « Internet, c'est notre métier », affirme-t-il38. Car, à la façon des conglomérats CBS, Disney, AOL-Time Warner aux États-Unis, Bertelsmann se considère comme un fournisseur universel de matière grise « son, image, texte », plutôt que comme un pourvoyeur de supports médiatiques. Il lui semble naturel de traduire les informations imprimées en bits numériques. Elles deviennent ainsi une marchandise très renle. Du moins la croissance du secteur dématérialisé est-elle supérieure à celle des segments traditionnels du marché, arrivés à maturation. Effectivement, tandis que la division « livres » de Bertelsmann croit de 3 % par an à la veille du millénaire, le « multimédia » affiche 100 % de hausse. Par conséquent, la stratégie du P-DG est claire : « Pour nous, l'important est de disposer d'un large contenu numérisé qui puisse être utilisé sur Internet. L'autre priorité est d'avoir une position de leader dans le commerce électronique39. »
Certes, la soupe au Net est parfois indigeste pour des groupes dont la culture centralisée, secrète et propriétaire -qu'il s'agisse de technologie ou d'actionnariat -, entre en conflit avec la philosophie du réseau. Il n'est pas dit que Microsoft, AT&T ou Bertelsmann vont assumer leur gloutonnerie. Mais quand Thomas Middelhoff annonce que ses concurrents « se nomment désormais Sony, Microsoft ou Amazon », soit, en raccourci, un fabricant de baladeurs, un développeur de logiciels ou un marchand en ligne, il prouve qu'il a compris la leçon capitale de la netéconomie : il n'y a plus de territoires. Chacun enhit tous les autres, au moins jusqu'à ce que les parts de marché se silisent sur Internet. Aussi, mieux ut avoir plus d'hommes sur le terrain pour remporter des batailles, et c'est ce qui fait la force des ogres.
En renche, cet Etat d'anarchie permanente et d'hyper-concurrence sème une belle aille dans la sphère des médias, où ni les barbares, ni les mutants, ni même les ogres n'ont encore réussi à mettre un peu d'ordre.