America Online aurait aussi bien pu ne jamais exister sous ce nom, et mourir sous son obscure identité des années quatre-ngt, Control Video Corporation. La petite société de Dulles, en Virginie, avait en effet toutes les tares. Elle n'était pas la première A investir le monde des communications informatiques en réseau. Elle avait des concurrents riches et célèbres. Leur technologie était plus performante que la sienne. Surtout, CVC n'était pas une start-up de la Silicon Valley. Au total, et si l'on corrige les acrobaties comples, ce canard boiteux du cyberespace a passé seize ans dans le rouge. On a prédit sa fin si souvent qu'AOL y a gagné le surnom de - Lazare du monde en ligne -.
Kara Swisher, du Wall Street Journal, rappelle dans sa monographie de l'entreprise1 la défiance des analystes du
marché : - En 1993, ils annonA§aient qu'AOL était trop petite pour rivaliser avec CompuServe et Prodigy (des serces en lignes
financés par de grandes entreprises américaines). AOL était trop tape-A -l'œil et simpliste pour satisfaire le niveau d'exigence des consommateurs, suggéraient-ils en 1994. AOL était vulnérable face A une attaque frontale de Microsoft, ont-ils déclaré en 1995. AOL allait AStre mise KO par la popularité croissante du World Wide Web, annoncèrent-ils en 1996. Et enfin, en 1997, ils pouvaient dire avec une certitude absolue qu'AOL allait devenir son propre exécuteur, se tirant une balle mortelle par une série vertigineuse d'erreurs. -
Et pourtant AOL n'est pas morte. En 1998, la start-up de Dulles, en Virginie, a enregistré ses premiers profits. En 2000, America Online s'enorgueillit du titre de premier fournisseur d'accès A Internet du monde et de roi des serces connectés.
L'
entreprise a recruté plus de dix-huit millions d'abonnés payants. Stephcn Case, le P-DG et l'auteur du miracle AOL, ne craint pas de projeter un doublement du nombre d'adhérents en cinq ans2. Il est loin le temps où Lower Case, le - petit Case -, comme le surnommait affectueusement son nouvel employeur, entrait quasiment par effraction dans l'entreprise financée par son banquier de frère, Dan Upper Case (le - grand -)3
Rétrospectivement, le succès d'America Online n'est pas si déroutant qu'il y parait. Son parcours est aussi sujet aux retournements de situation que le
développement du réseau. Que le projet d'entreprise soit flou dès le départ, que le dirigeant n'ait pas d'idées arrAStées sur son
business et qu'il ait mégoté sur toutes les occasions de vendre la baraque, toutes ces - erreurs de gestion - n'ont finalement pas nui. Elles ont au contraire permis A AOL de s'adapter A un milieu
économique mouvementé. Sans les errements, sans les paris désespérés, le premier grand portail n'aurait sans doute pas vu le jour.
Par ce nom de portai, les Américains désignent les nouveaux industriels de l'accès A Internet, des entrepreneurs qui ne se contentent pas de fournir des adresses électroniques ou des connexions, mais dont l'ambition consiste A capter la plus large audience en faisant converger les internautes sur leur site Web. America Online en est l'archétype. C'est le doyen des portails. Il est - fournisseur d'accès A Internet - {Internet Serce Proder) et attribue des adresses électroniques A ses clients. Pour se repérer sur le Web, il met A disposition un logiciel nommé - moteur de recherche - qui repère les es par mots clés, ainsi qu'un classement thématique des sites. Il offre également de l'information et des serces A tous les internautes, et réserve d'autres contenus dits - propriétaires - A ses abonnés payants. L'objectif est clair : AOL veut AStre la porte d'entrée dans le cyberespace d'un maximum d'internautes. Et pour que cela fonctionne, il faut que la porte soit monumentale.
Avant de compter parmi les créateurs de ce métier inédit, qui n'aurait pas existé sans Internet, l'entreprise s'est beaucoup cherchée. En fait, le
développement d'un portail s'apparente A celui d'une cellule totipotente, organisme lisse et indéterminé, qui croit en se diversifiant et en se spécialisant, dont les ramifications deennent des merveilles fonctionnelles, des architec-tures-A -tout-faire surgies du néant. On dirait le faire-part de naissance de bien des barbares de la netéconomie
C'est bien de lA que ent le danger pour AOL. N'importe quel embryon de net-entreprise pourrait se transformer un jour en portail. Les rivaux en puissance ennent de partout ! Dès 1995, ils se sont multipliés. Aussi une lutte A mort s'est-elle engagée en 1998 entre les candidats en lice pour le titre de première porte d'entrée sur Internet. Elle se traduit par des mouvements de concentration spectaculaires.
Cependant, il est une chose qui s'achète encore difficilement avec des bouts de papier en actions surcotées : la fidélité et le cœur des internautes. La grande bataille des portails se joue sur la conquASte des - communautés rtuelles -, ces réseaux d'hommes et de femmes qui tissent une toile parallèle d'atomes crochus et de conversations filées, attisant les convoitises des nouveaux marchands.
Mais revenons aux origines.
AOL, l'école du réseau
Control Video Corporation n'est pas franchement partie du bon pied. Son fondateur, Bill Von Mcister, est un aristocrate excentrique et fauché, un entrepreneur de génie familier des désastres financiers. Dan Case, banquier chez Hambrecht & Quist, mise pourtant un paquet de dollars dans l'affaire. Dans son métier, chacun sait qu'il faut essuyer une moyenne de neuf échecs avant de décrocher le gros lot. Et puis il n'est pas seul A prendre le risque, d'autres capitalistes téméraires investissent A ses côtés.
En 1982, l'idée de vendre des jeux en téléchargement aux possesseurs de consoles déo Atari est encore avant-gardiste. Mais elle peut déboucher sur des profits juteux si l'essor annoncé des - serces en ligne - a bien lieu. On désigne ainsi les ressources accessibles par les usagers d'un réseau informatique, quel qu'il soit. A€ l'époque, on l'a vu, Internet n'existe que dans les milieux de la recherche. On trouve également des réseaux fermés de micro-ordinateurs, chez les constructeurs informatiques notamment. Compu-Serv, l'ancAStre du CompuServe actuel, a vu le jour en 1969. Mais tous ont une audience limitée. Le monde online reste le fait des chercheurs, des hommes d'affaires ou des passionnés.
Steve Case fait partie de la dernière catégorie. Sans AStre un bidouilleur fanatique, il est un adepte du réseau informatique The Source - justement lancé par Bill Von Meister. Discuter en ligne lui permet de meubler de mornes soirées dans son trou perdu de Wichita, où il a dégotté un job de chef de produit chez Pizza Hut. Grise existence. Dan, le grand frère, s'en rend bien compte. Il voudrait distraire son cadet, c'est pourquoi il le cone A un grand raout organisé A Las Vegas A l'occasion du lancement de CVC. Aïe. VoilA que Bill Von Meister embauche le petit de 25 ans comme consultant - encore une de ses lubies ? L'ainé craint d'avoir mis son protégé dans un sale pétrin, parce qu'au fond de lui-mASme il ne croit qu'A moitié A cette entreprise.
Il n'avait pas tort. Deux ans plus tard, la société est en banqueroute. Les financiers reprennent en main la structure. Le P-DG est remercié. Control Video va tout tenter pour se trouver une raison d'exister : l'alliance avec les consoles Commodore, avec l'opérateur de télécommunications Bell South, avec le constructeur informatique Apple, et surtout une diversification vers la fourniture de tous types de serces en ligne. Mais ces efforts sont faiblement couronnés de succès. En octobre 1989, les entrepreneurs décident de voler de leurs propres ailes. La création deux ans auparavant de Prodigy par les géants Sears et IBM les conforte dans l'idée que le marché grand public va bientôt exploser. Ils s'apprAStent donc A commercialiser directement jeux, courrier électronique, tchatche4, informations, forums de discussion, voyages, etc. Cette offre sera adaptée aux consoles de jeu, aux Macintosh, puis progressivement aux autres micro-ordinateurs. Il faut trouver un nom A cette nouvelle actité. La
marque commerciale America Online imaginée par Steve Case s'impose, et l'autorité de ce dernier se précise, jusqu'A sa nomination comme président en 1991.
Les ennuis de Lower Case ne font que commencer. Les caisses sont des et il v a un peu moins de 150 000 abonnés -une misère. De toute faA§on, comment se faire connaitre alors que quasiment personne ne comprend ce que distribue AOL ? Il faut se vendre A CompuServe, décide-t-on. Mais Steve Case n'est pas d'accord : il préfère entrer en bourse au Nasdaq, le marché des valeurs A
croissance rapide. L'introduction a lieu en 1992 ; c'est un succès. L'entreprise y puise quelque argent frais pour tenir la route.
Mais la mASme comédie se rejoue l'année suivante. La start-up est A deux doigts de se rendre A Bill Gates. Le patron de Microsoft fait miroiter la somme phénoménale de 268 millions de dollars pour le serce en ligne, ce qui reent A acheter chaque abonné plus de mille dollars. Mais Steve Case est vexé : l'arrogant acheteur prétend que son business n'est qu'une - histoire de logiciel5 - On ne vendra pas. En revanche, il faut trouver une idée pour grossir très te, si te qu'on ne puisse plus avaler la petite entreprise. D'où le -
marketing du tapis de bombes6 - : A partir de jui lct 1995, AOL se lance dans l'épandage massif de cédéroms de connexion. Près de 250 millions de pièces sont lachées sur les états-Unis, dans les paquets de corn-flakes, les boites A lettres, les magazines. En un an, le nombre d'abonnés triple pour atteindre le million. Prodigy et CompuServe, d'abord sceptiques, suivent le mouvement. Trop tard : America Online est passée premier fournisseur d'accès aux états-Unis, avec 30 % des internautes.
Mais ce que personne n'avait prévu, c'est que les Américains jetteraient le cédérom usagé avec le prestataire. On est en 1996 et le churn7 fait rage dans l'univers du serce en ligne. Autrement dit : les
clients sont devenus très infidèles et les efforts de marketing pour les attirer puis les retenir sont d'autant plus coûteux. Si l'on ajoute A cela que Microsoft a lancé l'année précédente son propre serce en ligne MSN, qu'il lie A son système d'exploitation de faA§on A profiter d'un marché captif, AOL a des raisons d'avoir des sueurs froides. Vendra, vendra pas ?
Eh bien non. Steve Case joue son va-tout. En octobre 1996, il révèle au public qu'AOL ne gagne pas d'argent et n'en a jamais gagné8. Mais, poursuit-il, les pertes importent peu, puisque le nombre d'abonnés doit croitre considérablement, augurant de profits futurs. En effet, America Online a sui l'exemple des autres Internet serce proders et instaure un forfait mensuel de connexion illimitée A 19,95 dollars. L'entreprise sacrifie A regret son heure A 2,95 dollars, parce qu'elle n'a plus le choix. Les clients ne supportent plus la tarification A la durée, qui les contraint A surveiller leur montre lorsqu'ils naguent sur la Toile.
Or les dirigeants d'AOL n'imaginaient pas que cette réforme susciterait un tel engouement. En effet, pour le prix d'un accès simple A Internet, comme en fournissent les proders, l'internaute bénéficie également des serces en ligne maison, ainsi que de contenus développés par les membres de la communauté d'abonnés. Aussi les Américains votent-ils avec leur souris. Le système, qui ne supporte que 8 000 connexions simultanées, explose rapidement sous la demande. Comme la ligne est occupée en permanence, l'entreprise s'attire le sobriquet A 'America on Hold, - America veuillez patienter -
Les gentils créateurs de start-ups, avec leur
stratégie brouillonne et leur style décontracté, sont passés de l'autre côté de la barrière : ils font désormais partie des grandes entreprises honnies, et tout ce qui passait pour du génie ou de l'originalité n'est plus qu'un détesle coup de marketing. Et comme un ennui n'arrive jamais seul, AOL est prise au centre d'une nouvelle polémique. On dit que le serce en ligne est un repère de pornographes. Passe encore qu'on montre des images obscènes sur Internet ; mais l'éventualité que des mineurs tombent sur ces es en se connectant a America Online, prestataire familial s'il en est, provoque un tollé. Pour ne pas voir leur métier sévèrement réprimé, les émissaires de la firme doivent aller ferrailler en justice pour que le Communications Decency Act soit déclaré contraire A la liberté d'expression. S'ils remportent une ctoire en juin 1997, l'ombre de la censure n'a pas fini de er sur la profession.
C'est la ranA§on de la célébrité. Les Américains ne sont plus les seuls A surveiller les faits et gestes de Steve Case et de sa clique. AOL est devenue une entreprise mondialement connue.
A€ la mi-l998, elle compte 13 millions de membres, dont 1,4 million se connectent hors des Etats-Unis '. Elle a créé des filiales A l'étranger, parfois en passant des alliances avec les partenaires locaux, comme en France où elle s'allie avec Cegetel et Canal +. Près de 34 millions de courriers électroniques s'échangent quotidiennement sur son réseau. Le serce en ligne compte plus d'abonnés qu'aucun journal sur terre. MASme la télésion prend un coup de eux : aimantés par la fenAStre sur le cyberespace, les internautes délaissent l'étrange lucarne. - La notoriété de la marque AOL sur le marché d'Internet est désormais able A celle de Coca-Cola -, pavoise le bras droit de Steve Case, Robert Pittman10. America Online, avec son interface graphique et ludique, son foisonnement de rubriques, et surtout ses espaces de discussion complètement libres, peut se targuer d'avoir appris le réseau au grand public.
C'est l'heure de la revanche pour le lain petit canard de Dulles. En septembre 1997, l'entreprise a racheté CompuServe, devenant d'un coup cinq fois plus grosse que MSN. Prodigy, quant A lui, est snobé par les internautes. La voie est libre. America Online peut partir A la conquASte du monde, forte de sa
stratégie - AOL everywhere - (- AOL partout -) et de sa capitalisation boursière de 80 milliards de dollars. Le 24 novembre 1998, l'annonce du rachat de Netscape Online fait l'effet d'une bombe dans le petit monde d'Internet. Cette fois-ci, la guerre des portails a vraiment commencé, et elle sera sans merci.
Le choc des portails
Dix milliards de dollars ". C'est le prix A payer pour avaler Netscape, l'enfant chéri de la Silicon Valley, le garnement précoce dont le nagateur Web a pris une longueur d'avance sur celui de Microsoft. Dernièrement, Explorer, l'outil de Bill Gates, a repris du poil de la bASte et les parts de marché de Nagator se sont effondrées. Par conséquent, Netscape est A vendre.
Steve Case a flairé l'affaire en or. La marchandise est d'excellente qualité. Le browser est installé sur un impressionnant parc informatique. Les ingénieurs sont des informaticiens purs et durs, alors que l'équipe d'AOL met plutôt en avant ses gestionnaires et ses commerciaux. Netcenter, la e d'accueil enrichie d'un annuaire de ressources Internet, fait converger un public d'entreprise, complémentaire avec les familles d'America Online. La fusion des deux entités, outre qu'elle fait rejaillir un peu de la gloire netscapienne sur le marchand de serces en ligne, additionne les
marchés privés et professionnels, les fonctions d'accès, de recherche et de fédération de sites. On ne pouvait rASver mieux pour lancer l'offensive du commerce électronique.
Fort de plus de quinze millions d'abonnés, le premier - portail - digne de ce nom est né. Sa
constitution va susciter une frénésie de rachats parmi les autres candidats A ce titre. L'émergence de cette nouvelle espèce de la netéconomie remonte au début de l'année 1998, selon Dominique Chatelin, directeur des ventes stratégiques et des serces professionnels pour l'Europe chez Netscape : - A€ cette époque, on a commencé A voir apparaitre des hubs, c'est-A -dire des concentrations d'audience sur Internet. Il y a eu un phénomène d'agrégation autour des premiers entrants. Un nouveau métier est né, et surtout un nouveau style industriel. Car la valeur du portail, aujourd'hui, tient dans sa capacité A se développer, donc dans sa créatité plutôt que dans la puissance commerciale d'un groupel2. - Collecter des
moyens ne suffit pas, mASme s'il en faut. Un portail doit avoir la capacité de coller A son public, de l'accomner au fil de la croissance du réseau, de se réinventer en permanence.
VoilA qui ne facilite pas les définitions. Selon le consultant Michel Cartier, - un portail est un espace électronique commun donnant accès A des serces communs pour certaines clientèles données. C'est le point de départ et de retour
du client, son port d'entrée pour le commerce électronique ou d'autres actités 13 -. Matérialisé par la e d'accueil, le portail est en fait un capteur d'audience électronique, répondant A trois impératifs économiques. Primo, s'entendre avec le plus grand nombre de marchands, afin de créer des opportunités d'achat pour les membres. AOL a ainsi passé des accords avec les e-commerA§ants 1800-Flowers, CDNow, Amazon, eBay et bien d'autres. Secundo, attirer un maximum de consommateurs, qui lui permettront de se rémunérer en commissions sur les ventes effectuées auprès de ses partenaires. D'où la flopée de serces et d'informations en ligne. Tertio, retenir les internautes aussi longtemps que possible sur son aire rtuelle, puisque les annonceurs le réclament. Ainsi, mASme les non-abonnés peuvent accéder au site , et savourer les bandeaux publicitaires qu'on leur assène.
Mais le portail, malgré ses lucratives perspectives, a un énorme défaut : n'importe qui peut en créer, aussi invertébré soit son projet d'entreprise, aussi hors sujet soit sa technologie d'origine. L'important, c'est la cellule totipotente sur le Net. Et c'est ici qu'on retrouve les barbares.
L'un de ceux qui inquiètent le plus l'empereur AOL s'appelle Yahoo. Alors que le premier a douloureusement vécu le passage sur Internet, puisqu'il est issu du monde fermé des serces en ligne et gagne son pain en louant son logiciel de connexion et ses contenus propriétaires, ce prodige de la Silicon Valley baigne dans la culture Web depuis sa tendre enfance. Un monde les sépare. Le premier s'accroche A ses abonnés et s'épuise A les retenir par des dépenses faramineuses en marketing et en publicité. Son pari est d'autant plus risqué que l'offensive des soldeurs de l'accès A Internet met la pression sur les tarifs. Le second profite sans appréhension de l'explosion du commerce électronique, habitué depuis toujours A tirer ses revenus de la
publicité en ligne et des commissions sur les ventes H. Comme il n'est pas fournisseur d'accès, Yahoo ne connait pas les crises de croissance et leur corollaire, les frais de mise A niveau des infrastructures. De plus, il n'éprouve pas le besoin de bombarder les braves gens A coups de cédéroms.
Sa stratégie séduit. En juillet 1999, - Yet Another Hierar-chical Officious Oracle -, selon le nom de baptASme originel de l'entreprise15, comptait 80 millions d'utilisateurs, dont 65 millions enregistrés16 - de ceux qui laissent leurs coordonnées et confient leurs goûts personnels, c'est-A -dire les - prospects - monnayables auprès des annonceurs. Le nombre de es consultées chaque jour a Yahoo s'élevait A 310 millions, contre 77 millions pour Excite et 60 millions pour Lycos, les deux autres grands portails exclusivement imtés sur Internet17. Quant A la capitalisation boursière, une coquette somme de 46,5 milliards de dollars A l'été 1999l8, elle donne A la firme de Santa Clara les
moyens de rar quelques morceaux de choix A AOL, 110 milliards de dollars 19, dans la foire au rachat de start-ups.
Pourtant, cinq ans auparavant, Yahoo n'existait pas. Bien malin qui aurait prédit la transuration du petit annuaire de Dad Filo et Jerry Yang. Les deux étudiants en électronique ont bricolé ce répertoire de sites en 1994. Ils le publient sur le Web en toute générosité, afin que les internautes trouvent leur chemin plus facilement sur la Toile. Ce bout de programme ne permet mASme pas la recherche par mots clés : c'est une liste, point. Mais elle tombe A pic, au moment où le Web décolle. Les ingénieurs dépassés par leur succès se laissent convaincre de créer une entreprise, en mars 1995. L'homme d'affaires Timothy Koogle en prend les rASnes. Il décide immédiatement - O sacrilège - de financer Yahoo par la publicité. Netscape, mobilisée par le développement de son propre logiciel de nagation, couve la start-up en ses locaux, rae d'avoir trouvé des archistes pour ranger le Web A sa place.
La suite n'est que l'histoire fulgurante de la transformation de l'annuaire en portail ou, comme aime A le rappeler le P-DG, en - marque mondiale de réseau -. Yahoo s'est enrichie d'un moteur de recherche, d'espaces de tchatche, de courriers électroniques gratuits, de es personnalisées, de galeries marchandes, d'enchères en ligne - Nous avons toujours ensagé la nagation comme une plate-forme pour satisfaire les préoccupations permanentes, explique Tim Koogle : les gens ont besoin de trouver l'information qui leur importe et d'y rester connectés, qu'il s'agisse de contenus, de biens A acheter, ou de gens A rencontrer et avec qui communiquer. Cela change sans cesse, car la matière du Web continue A croitre20. - Steve Case n'a qu'A bien se tenir. Yahoo, avec ses portails en dix langues et sa présence dans dix-neuf pays, nourrit la mASme ambition de gigantisme et d'ubiquité que - AOL everyw-here -. Elle le prouve en acquérant coup sur coup, en janer puis en avril 1999, les start-ups Geocitics et Broadcast.com. La première, on l'a vu21, est la plus célèbre des communautés rtuelles. Cette entreprise qui n'a jamais gagné un sou s'est fait connaitre et aimer des internautes en hébergeant gratuitement sur son serveur les es personnelles des particuliers, au départ sans leur imposer d'insertions publicitaires. En acquérant Geocities pour trois milliards de dollars, Yahoo s'attache un réseau de fidélités et met le grappin sur un fichier de mordus du Net.
Mais c'est l'absorption de Broadcast.com qui fait le plus de bruit. Cette société est spécialisée dans la diffusion audio et déo sur Internet. Elle exploite la technologie du streaming qui permet de faire défiler des images ou des sons A l'écran sans attendre la fin du téléchargement d'un fichier. Yahoo espère s'en serr pour développer les serces A valeur ajoutée et A haut débit qui nourriront la prochaine génération d'Internet, un réseau aux capacités démultipliées. De lA A verser 5,7 milliards de dollars pour une société fauchée au chiffre d'affaires insignifiant, il y a de quoi révolter les gestionnaires orthodoxes. Au mASme moment, le constructeur automobile Renault acquérait partiellement son concurrent Nissan pour 4,6 milliards de dollars22. C'est dire si l'on sait flamber, en aison, dans la Silicon Valley.
Mais Yahoo a bonne conscience. Il paie en actions surcotées, et montre qu'il joue dans la cour des grands, comme AOL après avoir acquis Netscape. Sans ce coup d'éclat, il n'aurait plus qu'A disparaitre dans le giron d'une multinationale quelconque. Tous les acteurs avec quelques prétentions de portail généraliste ont en effet racheté un outil d'aide A la nagation : Disney a investi dans Infoseek, Lycos a été avalé par le réseau de télésion USA Network, Excite est devenu la propriété du géant des télécommunications AT&T, a sa filiale du cable @home, et Altasta aurait pu serr les sées du constructeur informatique Compaq si ce dernier n'avait dû s'en défaire faute de stratégie. Yahoo, quoique un peu plus indigeste avec son énorme capitalisation boursière, aurait fort bien pu finir dans l'estomac d'un de ces ogres.
Au lieu de cela, il se positionne comme le média interactif de demain, clame Tim Koogle : - Il y a des entreprises-portails, mais il y a aussi la catégorie que nous nous sommes attachés A créer, qui est la marque mondiale de réseau. Cette liste d'acteurs est bien plus restreinte. Je crois que ceux qui nous observent sont d'accord pour dire que nous avons bien travaillé pour construire une entreprise de réseau indépendante, mondiale et cohérente. Peut-AStre y en a-t-il une ou deux autres qui ont fait de mASme. Je pense qu'il y a suffisamment de dollars disponibles sous forme de publicité, de e-commcrce et de mesures d'audience pour soutenir plusieurs acteurs avec une marque mondiale, mais la liste n'est pas longue. C'est probablement trois A six joueurs23. -
Ironiquement, c'est Steve Case qui lui donne raison. Le 10 janer 2000, AOL fait sensation en prenant le contrôle du deuxième groupe de communications du monde, Time Warner. Sous couvert de fusion, la net-entreprise s'offre un empereur : ses actionnaires obtiennent 55 % des parts de la nouvelle entité. Cette opération donne naissance A un géant pesant 280 milliards de dollars en Bourse, pour un chiffre d'affaires cumulé d'une trentaine de milliards de dollars. On n'a jamais vu un tel mastodonte au cours de l'histoire des médias. Dans la corbeille de la mariée, il y a CNN et une série d'autres chaines de télésion thématiques, les studios de cinéma Warner Bros et le producteur de musique Warner Music, les magazines du groupe Time, des dessins animés, des séries TV A succès Steve Case a désormais de quoi animer son portail. Qui plus est, son problème d'accès au réseau haut débit est réglé. AOL-Time Warner hérite de 13 millions d'abonnés au cable aux états-Unis. Une fois additionnés les 22 millions d'internautes d'America Online et de CompuServe, le nouveau groupe va pouvoir mettre en œuvre une stratégie de conquASte des foyers tous azimuts.
Ce mouvement est de nature A précipiter la concentration dans le secteur. A€ peine la fusion annoncée, Forrester Research faisait Etat des réactions inéles des portails généralistes, afin de ne pas mourir étouffés : Yahoo devra - surmonter son dédain des groupes de médias traditionnels24 -, et probablement s'allier A Disney. Quant A Excite@Home, il risque d'AStre vendu A l'un des empereurs, parce qu'il n'est qu'un second couteau sur le marché des portails.
Rapts communautaires
Est-ce A dire que les jeux sont faits ? Nullement. En premier lieu, ces Grandes Portes ont du mal A imposer leur joug A l'Europe. Car le Vieux Continent, malgré son - retard - légendaire en matière d'Internet (sur lequel nous reendrons), a profité de la focalisation des Américains sur leur marché domestique pour s'organiser. Les net-entrepreneurs ont multiplié les structures d'accès A Internet ou de fourniture de serces en ligne, dans toutes les langues, dans toutes les lles, en gratuit, en payant, en pas cher. De sorte que les stratèges marketing venus de l'Ouest se sont une fois de plus arraché les cheveux en débarquant sur ce continent de confusion et de disions.
Bref, les champions nationaux ont brûlé la politesse aux envahisseurs - mondialisés -. A€ la fin 1999, le prestataire gratuit Freeserve se classe au premier rang en Grande-Bretagne, avec 1,68 million d'abonnés, soit le tiers du marché britannique d'accès A Internet25. En France, Wanadoo, une filiale de l'opérateur historique France Telecom, est le numéro un de l'accès, tandis qu'un autre surgeon de la mASme société, VoilA , tente sa chance comme portail européen. En Allemagne, c'est Web.de qui a ra le cceur des internautes, et en Suède Torget. Certes, les Européens ne crachent pas sur Yahoo et Altasta ; mais les Excite, Lycos, Hotbot y sont moins connus que les Olé.es en Esne, Nomade.fr en France, etc.
De plus, les prophéties du gourou de Yahoo ne concernent, comme il l'explique lui-mASme, que les acteurs généralistes A vocation mondiale - qu'on les nomme - portail - ou qu'on choisisse de les affubler d'un titre plus ronflant. Ils raisonnent en géants des médias et courent après l'audimat tous azimuts. Mais on n'est pas obligé de suivre leur exemple.
Citons d'abord les - anneaux de sites -, ces coalitions de créateurs de es qui se regroupent spontanément en fonction des sujets qu'ils couvrent : ici, les arts et les humanités, lA , les sports, et A chaque fois ces cercles incluent d'autres sous-ensembles. On pénètre dans ces webrings A des fins d'information, sans s'embarrasser des messages publicitaires et des tentations commerciales qui encombrent les portails. Et cette méthode se révèle efficace. Si chaque éditeur de site se range de lui-mASme au bon endroit du Web, on a plus de chances de s'y retrouver qu'en utilisant les moteurs de recherche classiques. Car ces derniers ne sont pas capables d'indexer en temps réel l'avalanche de nouvelles es qui se créent chaque seconde. En avril 1999, un million et demi de sites avaient donc choisi de se relier directement entre eux au sein d'un anneau26.
La logique des portails spécialisés ou vertical portais n'a en effet rien A voir avec celle des grands généralistes. Les vortals, selon le raccourci phonétique qu'emploient les Américains, n'ont cure des internautes du dimanche. Ils sent un public qualifié, tel que les hommes d'affaires A la recherche d'opportunités professionnelles spécifiques. Dans leur niche, ces portails peuvent se batir un nom A l'ombre des AOL et des Yahoo, parce qu'ils rendent serce A une communauté déterminée qui leur retourne sa confiance et sa reconnaissance, ainsi que sa sectiune bleue.
Créé en avril 1998 par la société de crédit-bail UFB Loca-bail, le vortal Business Village s'adresse ainsi A diverses communautés professionnelles : les industries graphiques, les métiers de l'immobilier, les maires de France, etc. La net-entreprise vend A chacune un - llage privé -, c'est-A -dire un lieu rtuel où passer des appels d'offres et des petites annonces, obtenir un soutien logistique, des traductions, des réservations de billets d'aon, des informations spécialisées Fournisseur d'accès attitré des membres de cette communauté, Business Village se rémunère sur les abonnements et la prestation de serces informatiques tels que le développement de réseaux extranets. Ce qui fait sa force, souligne FranA§ois Druel, directeur des partenariats chez Business Village, c'est le - marketing ultra-vertica-lisé - d'UFB Locabail : - On parle avec des bottes aux agriculteurs, avec de l'encre aux imprimeurs Sur Internet, nous avons continué A le faire, en animant des communautés27. -
Le mot est laché. Qu'est-ce qui fait qu'un portail grandit, tandis qu'un autre dépérit ? Par quelle étrange alchimie les internautes du dimanche, les amateurs d'art ou bien les futurs propriétaires en quASte d'un crédit vont-ils un jour converger sur le mASme site et ne plus le quitter ? On en reent toujours A la mASme explication : il faut avoir un électorat, c'est-A -dire une communauté d'utilisateurs ou de fidèles capables de se transposer en - communauté rtuelle -. Ce sont eux qui insufflent la e A un réseau. Frceserve au Royaume-Uni, Business Village dans les milieux professionnels, et AOL dans les familles ont percé en misant dessus, chacun A son échelle.
Or batir une communauté est sans doute ce qu'il y a de plus difficile. En racheter une est délicat, étant donné que l'acquéreur passe pour un marchand ade, procédant au rapt d'une paisible association d'amis, association A but non lucratif et allergique aux bandeaux publicitaires. Les membres indignés risquent de prendre la poudre d'escampette. Pourquoi pas, plutôt, voler la communauté convoitée ? C'est le coup de maitre de Microsoft, qui a purement et simplement cambriolé électroniquement America Online - un spectacle très médiatisé, cinq jours d'affrontements entre barbares de diverses générations.
En juillet 1999, la - bASte de Redmond28 - édite son propre logiciel de messagerie instantanée. Cette application permet aux internautes d'AStre avertis par un signal sonore lorsque leurs correspondants favoris se connectent sur Internet. Ils peuvent ainsi échanger des courriers électroniques en direct, comme s'ils discutaient. Non seulement ce mode de
communication sublime et renforce la communauté rtuelle, mais en plus il l'étend par contamination. Les adeptes de la messagerie instantanée convertissent leurs amis mieux qu'aucune équipe de marketing ne saurait le faire. Enfin, lorsque le commerce électronique explosera, ces communautés vaudront de l'or : - Vous avez déjA vos amis en ligne, vous aurez aussi vos marchands, prédit Ted Leonsis, un dirigeant d'AOL. Votre assureur, votre avocat - ils seront tous lA 29. -
A€4icrosoft ne veut pas rester en dehors de ce marché qu'America Online domine de ses logiciels ICQ et AIM, téléchargés par 80 millions de personnes. C'est pourquoi il lance MSN Messenger. Mais le nouveau produit ne grignote pas seulement sur les terres du prince de l'instant messaging. Il en ole l'accès, grace A un bout de programme qui permet A ses utilisateurs d'entrer en contact avec les possesseurs d'un compte ICQ. Scandale ! AOL crie au piratage. Bill Gates utilise des moyens déloyaux pour atteindre la taille critique dès le lancement de sa communauté rtuelle : il adjoint le public de son concurrent A sa propre clientèle, sans lui demander son as. Or America Online a dépensé des fortunes et passé des mois A développer ce fonds de commerce ; elle n'a pas l'intention de se laisser dépouiller. Immédiatement, elle bloque les accès extérieurs A son logiciel.
Mais Microsoft a une autre idée en tASte. Les Yahoo, Excite, Disney se sont engouffrés dans la brèche, rendant A leur tour leur messagerie instantanée compatible - A sens unique - avec ICQ. En insistant un peu, peut-AStre AOL sera-t-ellc forcée de dévoiler son code source et d'ouvrir sa communauté A tous vents. VoilA que Bill Gates, l'entrepreneur dont le copyright des logiciels a fait la fortune, prend la tASte de la rébellion contre la norme propriétaire d'AOL !
Le spectacle prASte A sourire. Il révèle surtout l'intensité de la compétition qui continue A se livrer entre les portails, et le rôle clé que jouent les communautés rtuelles dans leur conquASte du cyberespace. Sur Internet, il n'existe pas de position inexpugnable. America Online le sait d'expérience.
Et ce n'est pas Microsoft qui le nierait. La firme s'est pris elle-mASme les pieds dans le tapis en débarquant sur la Toile, en 1995. Mais elle peut se le permettre. Elle a les poches profondes, et la patience d'attendre la vérile explosion du commerce électronique. Alors, ce sera sans doute, pour Bill Gates et pour d'autres grands patrons du monde physique, l'heure de passer A le. Le souper des ogres sera bientôt ser.