Les trois discours ne forment pas un opuscule écrit de la main de Pascal lui-mASme. C'est Nicole qui, dans son traité De l'éducation d'un prince (1670), rapporte les propos tenus par Pascal A l'automne 1660, pour un enfant de grande condition - probablement le fils ainé du Duc de Luynes -afin de "l'élever de la manière la plus proportionnée A l'état où Dieu l'appelait et de le mettre en garde contre les défauts auxquels la grandeur porte elle-mASme ceux qui y sont nés". Les paroles de Pascal qui faisaient "une impression si vive sur l'esprit qu'il n'était pas possible de (les) oublier" ont donc manifestement une intention pédagogique. S'adressant A un jeune prince, Pascal entend lui faire prendre conscience de la différence fondamentale entre ce qu'il est en tant qu'homme et qui se définit par ses mérites personnels, et sa condition - la "grandeur d'élissement". Par cette distinction entre deux sortes de "grandeurs", Pascal esquisse une rile problématique du pouvoir politique et mASme une théorie de l'institution de la puissance souveraine. On doit respecter celui qui incarne la souveraineté, on doit lui obéir, précisément par ce qu'il tient son autorité de l'institution. Mais on n'est point tenu de l'estimer s'il n'est pas un honnASte homme. Or ce qui institue un homme dans sa condition de "grand seigneur" et relève de la grandeur d'élissement n'est autre que la volonté des hommes, leur désir ou leur "concupiscence". Cela seul fonde la puissance souveraine et non la force ou la puissance naturelle de celui qui l'exerce. Les règles de conduite d'un prince souverain seront dictées par la conscience permanente de ce qui est A l'origine de la souveraineté et par lA en définit strictement la nature.
IX TROIS DISCOURS SUR LA CONDITION DES GRANDS
Premier discours
Pour entrer dans la rile
connaissance de votre condition, considérez-la dans cette image.
Un homme est jeté par la tempASte dans une ile inconnue, dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi, qui s'était perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D'abord il ne savait quel parti prendre ; mais il se résolut enfin de se prASter A sa bonne fortune. Il reA§ut tous les respects qu'on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.
Mais, comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en mASme temps qu'il recevait ces respects, qu'il n'était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée : l'une par laquelle il agissait en roi, l'autre par laquelle il reconnaissait son état rile, et que ce n'était que le hasard qui l'avait mis en place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l'autre. C'était par la première qu'il traitait avec le peuple, et par la dernière qu'il traitait avec soi-mASme.
Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possédez les richesses dont vous vous trouvez maitre, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n'y avez aucun droit de vous-mASme et par votre nature, non plus que lui : et non seulement vous ne vous trouvez fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez au monde, que par une infinité de hasards. Votre naissance dépend d'un mariage, ou plutôt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d'où ces mariages dépendent-ils ? D'une visite faite par rencontre, d'un discours en l'air, de mille occasions imprévues.
Vous tenez dites-vous, vos richesses de vos ancAStres : mais n'est-ce pas par mille hasards que vos ancAStres les ont acquises et qu'ils les ont conseres ? Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque loi naturelle que ces biens ont passé de vos ancAStres A vous ? Cela n'est pas rile. Cet ordre n'est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n'est prise d'un
droit naturel que vous ayez sur ces choses. S'il leur avait plu d'ordonner que ces biens, après avoir été possédés par les pères durant leur vie, retourneraient A la république après leur mort, vous n'auriez aucun sujet de vous en plaindre.
Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n'est pas un titre de nature, mais d'un élissement humain. Un autre tour d'imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre ; et ce n'est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naitre avec la fantaisie des lois favorables A votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens.
Je ne veux pas dire qu'ils ne vous appartiennent pas légitimement, et qu'il soit permis A un autre de vous les ravir ; car Dieu, qui en est le maitre, a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager ; et quand ces lois sont une fois élies, il est injuste de les violer. C'est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne posséderait son royaume que par l'erreur du peuple ; parce que Dieu n'autoriserait pas cette possession et l'obligerait A y renoncer, au lieu qu'il autorise la vôtre. Mais ce qui vous est entièrement commun avec lui, c'est que ce droit que vous y avez n'est point fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité et sur quelque mérite qui soit en vous et qui vous en rende digne. Votre ame et votre corps sont d'eux-mASmes indifférents A l'état de batelier, ou A celui de duc ; et il n'y a nul lien naturel qui les attache A une condition plutôt qu'A une autre.
Que s'ensuit-il de lA ? que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlé, une double pensée ; et que si vous agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaitre, par une pensée plus cachée mais plus rile, que vous n'avez rien naturellement au-dessus d'eux. Si la pensée publique vous élève au-dessus du commun des hommes, que l'autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec tous les hommes ; car c'est votre état naturel.
Le peuple qui vous admire ne connait pas peut-AStre ce secret. Il croit que la noblesse est une grandeur réelle et il considère presque les grands comme étant d'une autre nature que les autres. Ne leur découvrez pas cette erreur, si vous voulez ; mais n'abusez pas de cette élévation avec insolence, et surtout ne vous méconnaissez pas vous-mASme en croyant que votre AStre a quelque chose de plus éle que celui des autres.
Que direz-vous de cet homme qui aurait été fait roi par l'erreur du peuple, s'il venait A oublier tellement sa condition naturelle, qu'il s'imaginat que ce royaume lui était dû, qu'il le méritait et qu'il lui appartenait de droit ? Vous admireriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de condition qui vivent dans un si étrange oubli de leur état naturel ?
Que cet avis est important ! Car tous les emportements, toute la violence et toute la vanité des grands vient de ce qu'ils ne connaissent point ce qu'ils sont : étant difficile que ceux qui se regarderaient intérieurement comme égaux A tous les hommes, et qui seraient bien persuadés qu'ils n'ont rien en eux qui mérite ces petits avantages que Dieu leur a donnés au-dessus des autres, les traitassent avec insolence. Il faut s'oublier soi-mASme pour cela, et croire qu'on a quelque excellence réelle au-dessus d'eux ; en quoi consiste cette illusion que je tache de vous découvrir.
Second discours
Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l'on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dû ; car c'est une injustice visible : et cependant elle est fort commune A ceux de votre condition, parce qu'ils en ignorent la nature.
Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d'élissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d'élissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l'autre les roturiers ; en celui-ci les ainés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu'il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l'élissement : après l'élissement elle devient juste, parce qu'il est injuste de la troubler.
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu'elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l'ame ou du corps, qui rendent l'une ou l'autre plus estimable comme les sciences, la lumière de l'esprit, la vertu, la santé, la force.
Nous devons quelque chose A l'une et A l'autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d'une nature différente, nous leur devons aussi différents respects.
Aux grandeurs d'élissement, nous leur devons des respects d'élissement, c'est-A -dire certaines cérémonies extérieures qui doivent AStre néanmoins accomnées, selon la raison, d'une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois A genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. Cest une sottise et une bassesse d'esprit que de leur refuser ces devoirs.
Mais pour les respects naturels qui consistent dans l'estime, nous ne les devons qu'aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l'aversion aux qualités contraires A ces grandeurs naturelles. Il n'est pas nécessaire, parce que vous AStes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous AStes duc et honnASte homme, je rendrai ce que je dois A l'une et A l'autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l'estime que mérite celle d'honnASte homme. Mais si vous étiez duc sans AStre honnASte homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l'ordre des hommes a attachés A votre naissance, je ne manquerais pas d'avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.
VoilA en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l'injustice consiste A attacher les respects naturels aux grandeurs d'élissement, ou A exiger les respects d'élissement pour les grandeurs naturelles. M.N est un plus grand géomètre que moi ; en cette qualité il veut passer devant moi : je lui dirai qu'il n'y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle ; elle demande une préférence extérieure. Je passerai donc devant lui ; et l'estimerai plus que moi, en qualité de géomètre. De mASme si, étant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne vous la pourrais refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurément vous n'y réussiriez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde.
Troisième discours
Je veux vous faire connaitre, Monsieur, votre condition rile ; car c'est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu'est-ce, A votre avis, d'AStre grand seigneur ? C'est AStre maitre de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu'ils se soumettent A vous ; sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement ; mais ils espèrent, par ces services et ces déférences qu'ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu'ils désirent et dont ils voient que vous disposez.
Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la charité.
Vous AStes de mASme environné d'un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; c'est la concupiscence qui les attache A vous. Vous AStes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d'étendue ; mais vous AStes égal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont comme vous des rois de concupiscence. C'est la concupiscence qui fait leur force, c'est-A -dire la possession des choses que la cupidité des hommes désire.
Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des
moyens qu'elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n'est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir A AStre bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence.
Ce que je vous dis ne va pas bien loin ; et si vous en demeurez lA , vous ne laisserez pas de vous perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnASte homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l'avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes ! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnASte ; mais en rité c'est toujours une grande folie que de se damner ; et c'est pourquoi il n'en faut pas demeurer lA . Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer A ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens de la charité. D'autres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connaitre l'état rile de cène condition.