L'œuvre de Beccaria , dont la pensée est fortement influencée par les grands auteurs politiques du XVIIIe siècle comme Montesquieu et Rousseau, eut dès sa publication et sa traduction en franA§ais un retentissement considérable au point d'en retrour des effets dans le Code pénal élaboré par l'Assemblée nationale de 1791. Si l'objet de sa réflexion est de produire une théorie des peines adaptée aux valeurs des lumières de son siècle, celle-ci doit AStre déduite rationnellement d'une théorie de l'association politique qui légitime les peines infligées au délinquant. L'union des hommes en société implique le sacrifice d'une partie de leur liberté afin de garantir leur sécurité et leur tranquillité. Le sourain est A la fois le dépositaire et le gérant de cette somme de libertés aliénées, A charge de iller A ce que chacun puisse vivre conformément A cet engagement. Le délit se définit alors comme l'agression contre la souraineté et menace par conséquent l'intégrité de l'association civile elle-mASme. Dans ce contexte les lois ne doint pas simplement AStre la prescription des règles qui permettent A la société de vivre dans la sécurité, elles doint aussi comprendre les peines que chacun encourt quand il laisse ses passions individuelles l'emporter sur l'intérASt général.
A partir de ces principes généraux, Beccaria va tirer des conséquences originales quant au droit pénal. Et d'abord, il s'agit de définir les responsabilités de chacun : c'est au sourain, et A lui seul, que doit renir la charge défaire les lois et de prescrire dans la loi elle-mASme la peine encourue par celui qui la transgresse. Le rôle du juge est d'appliquer strictement la loi en infligeant exclusiment au délinquant la peine prévue par celle-ci. Le souci majeur de Beccaria est de réduire la part de subjectivité qu'implique le jugement du magistrat, responsable le plus sount de l'arbitraire et de l'iniquité des peines infligées. Encore faut-il que les lois soient claires, qu'elles stipulent expressément quelle doit AStre la sanction du délit, qu'elles soient rédigées dans une langue vivante, univoque et accessible A tous. Si ces conditions sont remplies, le
travail du juge se réduit A l'exercice d'un syllogisme parfait dans lequel la majeure doit AStre la loi générale ; la mineure, l'action conforme ou non A la loi ; la conséquence, la liberté ou la peine.
En redéfinissant de la sorte l'activité du magistrat, Beccaria récuse la distinction entre l'esprit et la lettre de la loi : faire référence A l'esprit de la loi contre la lettre, c'est ouvrir la voie A l'arbitraire d'un jugement subjectif et conditionné. Le juge n'a pas A interpréter les lois ; c'est au sourain de le faire en tant que législateur. Mais, réciproquement, le sourain n'a pas A juger les citoyens. Beccaria respecte ainsi la nécessaire séparation des pouvoirs, chère A Montesquieu, puisque le juge, s'il reA§oit du sourain une loi parfaite et sans équivoque, se doit d'AStre totalement indépendant vis-A -vis de celui-ci. Clairement arti de ce qu'il risque, le citoyen de Beccaria s'améliore sans cesse, lisant quotidiennement le grand livre des lois.
A§II Origine des peines et droit de punir
La morale politique ne peut procurer A la société aucun avantage durable, si elle n'est pas fondée sur les sentiments ineffaA§ables du cœur de l'homme.
Toute loi qui ne sera pas élie sur cette base, rencontrera toujours une résistance A laquelle elle sera contrainte de céder. Ainsi la plus petite force, continuellement appliquée, détruit A la fin un corps qui semble solide, parce qu'on lui a communiqué une moument violent.
Consultons donc le cœur humain ; nous y trourons les principes fondamentaux du droit de punir.
Personne n'a fait gratuitement le sacrifice d'un portion de sa liberté, dans la seule vue du bien public. De telles chimères ne se trount que dans les romans. Chaque homme n'est attaché que pour ses intérASts aux différentes combinaisons politiques de ce globe ; et chacun voudrait, s'il était possible, n'AStre pas lié lui-mASme par les conntions qui obligent les autres hommes. La multiplication du genre humain, quoique lente et peu considérable, étant néanmoins supérieure de beaucoup aux
moyens que présentait la nature stérile et abandonnée, pour satisfaire des besoins qui denaient tous les jours plus nombreux et se croisaient en mille manières, les premiers hommes, jusqu'alors sauvages, se virent forcés de se réunir. Quelques sociétés s'étant formées, il s'en élit bientôt de noulles, dans la nécessité où l'on fut de résister aux premières ; et ainsi ces hordes vécurent, comme avaient fait les individus, dans un continuel état de guerre entre elles. Les lois furent les conditions qui réunirent les hommes, auparavant indépendants et isolés sur la surface de la terre.
Las de ne vivre qu'au milieu des craintes, et de trour partout des ennemis, fatigués d'une liberté que l'incertitude de la conserr rendait inutile, ils en sacrifièrent une partie pour jouir du reste ac plus de sûreté. La somme de toutes ces portions de liberté, sacrifiées ainsi au bien général, forma la souraineté de la nation ; et celui qui fut chargé par les lois du dépôt des libertés et des soins de l'administration, fut proclamé le sourain du peuple.
Mais il ne suffisait pas d'avoir formé ce dépôt, il fallait le protéger contre les usurpations de chaque particulier ; car telle est la tendance de l'homme au despotisme, qu'il cherche sans cesse, non seulement A retirer de la masse commune sa portion de liberté, mais encore A usurper celles des autres.
Il fallait des moyens sensibles et assez puissants pour comprimer cet esprit despotique, qui eût bientôt replongé la société dans son ancien chaos. Ces moyens furent les peines élies contre les infracteurs des lois.
J'ai dit que ces moyens durent AStre sensibles, parce que l'expérience a fait voir combien la multitude est loin d'adopter des principes sles de conduite. On remarque, dans toutes les parties du monde physique et moral, un principe unirsel de dissolution, dont l'action ne peut AStre arrAStée dans ses effets sur la société que par des moyens qui frappent immédiatement les sens, et qui se fixent dans les esprits, pour balancer par des impressions vis la force des passions particulières, presque toujours opposées au bien général. Tout autre moyen serait insuffisant. Quand les passions sont viment ébranlées par les objets présents, les plus sages discours, l'éloquence la plus entrainante, les vérités les plus sublimes ne sont pour elles qu'un frein impuissant qu'elles ont bientôt brisé.
C'est donc la nécessité seule qui a contraint les hommes A céder une partie de leur liberté ; d'où il suit que chacun n'en a voulu mettre dans le dépôt commun que la plus petite portion possible, c'est-A -dire, précisément ce qu'il en fallait pour engager les autres A le maintenir dans la possession du reste.
L'assemblage de toutes ces petites portions de liberté est le fondement du droit de punir. Tout exercice du pouvoir qui s'ésectiune de cette base est abus et non justice ; c'est un pouvoir de fait et non de droit' ; c'est une usurpation, et non plus un pouvoir légitime.
Tout chatiment est inique, aussitôt qu'il n'est pas nécessaire A la conservation du dépôt de la liberté publique ; et les peines seront d'autant plus justes que le sourain conserra aux sujets une liberté plus grande, et qu'en mASme temps les droits et la sûreté de tous seront plus sacrés et plus inviolables.
A§III Conséquences de ces principes
La première conséquence de ces principes est que les lois seules peunt fixer les peines de chaque délit, et que le droit de faire des lois pénales ne peut résider que dans la personne du législateur, qui représente toute la société unie par un contrat social.
Or, le magistrat, qui fait lui-mASme partie de la société, ne peut ac justice infliger A un autre membre de cette société une peine qui ne soit pas statuée par la loi ; et du moment où le juge est plus sévère que la loi, il est injuste, puisqu'il ajoute un chatiment nouau A celui qui est déjA déterminé. Il s'ensuit qu'aucun magistrat ne peut, mASme sous le prétexte du bien public, accroitre la peine prononcée contre le crime d'un citoyen.
La deuxième conséquence est que le sourain, qui représente la société mASme, ne peut que faire les lois générales, auxquelles tous doint AStre soumis ; mais qu'il ne lui appartient pas de juger si quelqu'un a violé ces lois.
En effet, dans le cas d'un délit, il y a deux parties : le sourain, qui affirme que le contrat social est violé, et l'accusé, qui nie cette violation. Il faut donc qu'il y ait entre eux un tiers qui décide la contestation. Ce tiers est le magistrat, dont les sentences doint AStre sans appel, et qui doit simplement prononcer s'il y a un délit ou s'il n'y en a point.
En troisième lieu, quand mASme l'atrocité des peines ne serait pas réprouvée par la philosophie, mère des rtus bienfaisantes, et par cette raison éclairée, qui aime mieux gourner des hommes heureux et libres que dominer lachement sur un troupeau de timides esclas ; quand les chatiments cruels ne seraient pas directement opposés au bien public et au but que l'on se propose, celui d'empAScher les crimes, il suffira de prour que cette cruauté est inutile, pour que l'on doi la considérer comme odieuse, révoltante, contraire A toute justice et A la nature mASme du contrat social.
A§IV
De l'interprétation des lois
Il résulte encore des principes élis précédemment, que les juges des crimes ne peunt avoir le droit d'interpréter les lois pénales, par la raison mASme qu'ils ne sont pas législateurs. Les juges n'ont pas reA§u les lois comme une tradition domestique, ou comme un testament de nos ancAStres qui ne laisserait A leurs descendants que le soin d'obéir. Ils les reA§oint de la société vivante, ou du sourain, qui est le représentant de cette société, comme dépositaire légitime du résultat actuel de la volonté de tous.
Que l'on ne croie pas que l'autorité des lois soit fondée sur l'obligation d'exécuter d'anciennes conntions2 ; ces anciennes conntions sont nulles, puisqu'elles n'ont pu lier des volontés qui n'existaient pas. On ne peut sans injustice en exiger l'exécution ; car ce serait réduire les hommes A n'AStre plus qu'un vil troupeau sans la volonté et sans droits. Les lois empruntent leur force de la nécessité de diriger les intérASts particuliers au bien général, et du serment formel ou tacite que les citoyens vivants ont fait volontairement au sourain.
Quel sera donc le légitime interprète des lois ? Le sourain, c'est-A -dire le dépositaire des volontés actuelles de tous ; mais non le juge, dont le devoir est seulement d'examiner si tel homme a fait ou n'a pas fait une action contraire aux lois.
Dans le jugement de tout délit, le juge doit agir d'après un raisonnement parfait. La première proposition est la loi générale ; la seconde exprime l'action conforme ou contraire A la loi ; la conséquence est l'absolution ou le chatiment de l'accusé. Si le juge est contraint de faire un raisonnement de plus, ou s'il le fait de son chef, tout devient incertitude et obscurité.
Rien n'est plus dangereux que l'axiome commun, qu'il faut consulter l'esprit de la loi. Adopter cet axiome, c'est rompre toutes les digues, et abandonner les lois au torrent des opinions. Cette vérité me parait démontrée, quoiqu'elle semble un paradoxe A ces esprits vulgaires qui se frappent plus fortement d'un petit désordre actuel que des suites éloignées, mais mille fois plus funestes, d'un seul principe faux éli chez une nation.
Toutes nos connaissances, toutes nos idées se tiennent. Plus elles sont compliquées, plus elles ont de rapports et de résultats.
Chaque homme a sa manière de voir ; et un mASme homme, en différents temps, voit dirsement les mASmes objets. L'esprit d'une loi serait donc le résultat de la logique bonne ou mauvaise, d'un juge, d'une digestion aisée ou pénible, de la faiblesse de l'accusé, de la violence des passions du magistrat, de ses relations ac l'offensé, enfin de toutes les petites causes qui changent les apparences, et dénaturent les objets dans l'esprit inconstant de l'homme.
Ainsi, nous rrions le sort d'un citoyen changer de face, en passant A un autre tribunal, et la vie des malheureux serait A la merci d'un faux raisonnement, ou de la mauvaise humeur de son juge. Nous rrions le magistrat interpréter rapidement les lois, d'après les idées vagues et confuses qui se présenteraient A son esprit. Nous rrions les mASmes délits punis différemment, en différents temps, par le mASme tribunal, parce qu'au lieu d'écouter la voix constante et invariable des lois, il se livrerait A l'insilité trompeuse des interprétations arbitraires.
Ces désordres funestes peunt-ils AStre mis en parallèle ac les inconvénients momentanés que produit quelquefois l'observation littérale des lois ?
Peut-AStre, ces inconvénients passagers obligeront-ils le législateur de faire, au texte équivoque d'une loi, des corrections nécessaires et faciles. Mais du moins, en suivant la lettre de la loi, on n'aura point A craindre ces raisonnements pernicieux, ni cette licence empoisonnée de tout expliquer d'une manière arbitraire, et sount ac un cœur vénal.
Lorsque les lois seront fixes et littérales, lorsqu'elles ne confieront au magistrat que le soin d'examiner les actions des citoyens, pour décider si ces actions sont conformes ou contraires A la loi écrite ; lorsqu'enfin la règle du juste et de l'injuste, qui doit diriger dans toutes leurs actions l'ignorant et l'homme instruit, ne sera pas une affaire de controrse, mais une simple question de fait, alors on ne rra plus les citoyens soumis au joug d'une multitude de petits tyrans, d'autant plus insupporles que la distance est moindre entre l'oppresseur et l'opprimé ; d'autant plus cruels qu'ils rencontrent plus de résistance, parce que la cruauté des tyrans est proportionnée, non A leurs forces, mais aux obstacles qu'on leur oppose ; d'autant plus funestes qu'on ne peut s'affranchir de leur joug qu'en se soumettant au despotisme d'un seul.
Ac des lois pénales exécutées A la lettre, chaque citoyen peut calculer exactement les inconvénients d'une mauvaise action ; ce qui est utile, puisque cette
connaissance pourra le détourner du crime. Il jouira ac sécurité de sa liberté et des biens ; ce qui est juste, puisque c'est le but de la réunion des hommes en société.
Il est vrai aussi que les citoyens acquerront par lA un certain esprit d'indépendance, et qu'ils seront moins esclas de ceux qui ont osé appeler du nom sacré de rtu la lacheté, les faiblesses et les complaisances augles ; mais ils n'en seront pas moins soumis aux lois et A l'autorité des magistrats.
De tels principes déplairont sans doute A ces despotes subalternes qui se sont arrogé le droit d'accabler leurs inférieurs du poids de la tyrannie qu'ils supportent eux-mASmes. J'aurais tout A craindre, si ces petits tyrans s'avisaient jamais de lire mon livre et de l'entendre ; mais les tyrans ne lisent pas.
A§V De l'obscurité des lois
Si l'interprétation arbitraire des lois est un mal, c'en est un aussi que leur obscurité, puisque alors elles ont besoin d'AStre interprétées. Cet inconvénient sera bien plus grand encore, si les lois ne sont pas écrites en langue vulgaire.
Tant que le texte des lois ne sera pas un livre familier, une sorte de catéchisme, tant qu'elles seront écrites dans une langue morte et ignorée du peuple, et qu'elles seront solennellement conservées comme de mystérieux oracles, le citoyen, qui ne pourra juger par lui-mASme des suites que doint avoir ses propres actions sur la liberté et sur ses biens, demeurera dans la dépendance d'un petit nombre d'hommes dépositaires et interprètes des lois.
Mettez le texte sacré des lois entre les mains du peuple, et plus il y aura d'hommes qui le liront, moins il y aura de délits ; car on ne peut douter que, dans l'esprit de celui qui médite un crime, la connaissance et la certitude des peines ne mettent un frein A l'éloquence des passions.
Que penser des hommes, lorsqu'on réfléchit que les lois de la plupart des nations sont écrites en langues mortes, et que cette coutume barbare subsiste encore dans les pays les plus éclairés de l'Europe ?
De ces dernières réflexions il résulte que, sans un corps de lois écrites, une société ne peut jamais prendre une forme de gournement fixe, où la force réside dans le corps politique, et non dans les membres de ce corps ; où les lois ne puissent s'altérer et se détruire par le choc des intérASts particuliers, ni se réformer que par la volonté générale.
La raison et l'expérience ont fait voir combien les traditions humaines deviennent plus douteuses et plus contestées, A mesure qu'on s'éloigne de leur source. Or, s'il n'existe pas un monument sle du pacte social, comment les lois résisteront-elles au moument toujours victorieux du temps et des passions ?
On voit encore par lA l'utilité de l'imprimerie, qui seule peut rendre tout le public, et non quelques particuliers, dépositaire du code sacré des lois.
C'est l'imprimerie qui a dissipé ce ténébreux esprit de cabale et d'intrigue, qui ne peut supporter la lumière, et qui ne feint de mépriser les sciences que parce qu'il les redoute en secret
Si nous voyons maintenant en Europe moins de ces crimes atroces qui épouvantaient nos pères, si nous sortons enfin de cet état de barbarie qui rendait nos ancAStres tour A tour esclas ou tyrans, c'est A l'imprimerie que nous en sommes redevables.
Ceux qui connaissent l'histoire de deux ou trois siècles et du nôtre, peunt y voir l'humanité, la bienfaisance, la tolérance mutuelle et les plus douces rtus naitre du sein du luxe et de la mollesse. Quelles ont été au contraire les rtus de ces temps, qu'on nomme si mal A propos siècles de la bonne foi et de la simplicité antique ?
L'humanité gémissait sous la rge de l'implacable superstition ; l'avarice et l'ambition d'un petit nombre d'hommes puissants inondaient de sang humain les palais des grands et les trônes des rois. Ce n'étaient que trahisons secrètes et meurtres publics. Le peuple ne trouvait dans la noblesse que des oppresseurs et des tyrans ; et les ministres de l'évangile, souillés de carnage et les mains encore sanglantes, osaient offrir aux yeux du peuple un Dieu de miséricorde et de paix.
Ceux qui s'élènt contre la prétendue corruption du grand siècle où nous vivons, ne prouront pas du moins que cet affreux leau puisse lui connir.