Le tribunal est, pour Hegel, un lieu hautement symbolique dans la mesure où il est A la fois le cadre dans lequel s'exerce empiriquement la justice et celui où le droit est représenté dans toute son universalité. Le tribunal, A travers ses juges et ses jurés, est l'incarnation de l'idée que le droit constitue : on peut comprendre, par lA , que l'autorité qu'il impose A l'individu relève beaucoup moins des lambris ou de l'hermine du col des magistrats que de la sensation éprouvée d'AStre en présence de l'universalité en acte. C'est d'ailleurs par la
médiation de l'universel que la sanction échappe A la simple vengeance, vengeance qui n'est jamais juste dans la mesure où elle demeure la manifestation d'une subjectivité en face d'une autre subjectivité sans que la loi intervienne pour dire le point de vue de l'universel. Au sein du tribunal, chacun est investi d'une représentation qui dépasse sa simple personne : - Les personnes qui composent un tribunal sont certes encore des personnes, mais leur lonté est la lonté universelle de la loi, et elles ne veulent rien introduire dans la peine qui ne soit pas dans la nature de la chose -. Il s'agit donc moins déjuger des victimes et des criminels particuliers que de s'élever au niveau de la loi pour déterminer en quoi elle a été violée et comment on peut la restaurer.
C'est la société tout entière qui est présente comme juge, plaignant et accusé et qui nous permet de dépasser la particularité de chaque affaire pour l'apprécier dans la perspective du
droit universel. Ne risque-t-on pas alors de ir l'accusé nié dans son "AStre-lA " particulier et écrasé par le poids de l'institution ? Si ce n'est jamais un homme que l'on juge mais la violation de la loi, peut-on encore prendre en compte les circonstances particulières et peut-AStre atténuantes qui entourent le crime ? En marquant le tribunal du sceau de l'universel, Hegel n'a-t-il pas déshumanisé l'exercice de la justice ? Au contraire, puisque le but de la justice c'est de réconcilier le criminel avec la loi, qui, bien qu'il l'ait violée demeure sa loi. Juger un criminel, dans cet esprit, c'est lui reconnaitre une appartenance A la communauté
juridique que son acte avait remis en cause mais que le jugement et la peine rélissent.
Le tribunal
A§219
Le droit qui est parvenu A l'existence empirique sous la forme de la loi, est pour soi : il s'oppose comme réalité indépendante A la lonté particulière et A l'opinion particulière sur le droit et doit se faire valoir comme universel. Cette
connaissance et cette réalisation du droit dans les cas particuliers, en dehors de toute influence du sentiment de l'intérASt particulier, est l'office d'une puissance publique, le tribunal.
Rem. ' L'apparition historique du juge et des tribunaux a pu revAStir la forme d'une institution patriarcale, d'un acte d'autorité ou d'un choix librement consenti, ce qui d'ailleurs importe peu pour le concept mASme de la chose. Considérer l'introduction de la juridiction comme une simple affaire du bon uloir ou de la sollicitude des princes et des gouvernants, comme le fait M. de Haller (dans sa Restauration de la science de l'état), témoigne d'une indigence de pensée, car c'est oublier que ce qui est important dans le cas des lois et de l'état, c'est le caractère rationnel des institutions, leur nécessité, et que la forme sous laquelle elles sont apparues et ont été créées n'a pas A AStre envisagée, lorsqu'il s'agit d'examiner leur fondement rationnel. L'attitude opposée A cette opinion consiste A considérer la rudesse, la juridiction du temps du Faustrecht, comme une violence inopportune, une oppression de la liberté, un despotisme. Il faut considérer l'administration de la justice autant comme un deir que comme un droit de la puissance publique. Il n'est donc pas question de s'en remettre A la lonté arbitraire des individus pour sair s'il faut la confier A un pouir public ou non.
A§220
Lorsque le droit contre le crime prend la forme de la vengeance (A§ 102), il n'est que de droit en soi et n'a pas encore la forme du droit, autrement dit il n'est pas juste dans son existence. Dans l'administration de la justice, c'est l'universel lésé qui prend la place de la partie offensée, joue un rôle effectif au sein du tribunal, entreprend la poursuite et la répression du crime. Cette répression cesse d'AStre un simple acte subjectif et contingent de représailles, comme la vengeance, et devient la vraie réconciliation du droit avec lui-mASme. Du point de vue objectif, cette réconciliation est la réconciliation de la loi avec elle-mASme, car, par la suppression du crime, la loi se rélit elle-mASme et retrouve ainsi sa validité. Du point de vue subjectif, elle est la réconciliation du criminel avec la loi, qui est sa loi, qu'il connait et dont il reconnait la validité pour lui et pour sa protection. Dans l'application de cette loi A son cas, il trouve
la satisfaction de la justice et seulement ce qu'il a fait lui-mASme.
A§221
Tout membre de la société civile a le droit d'assister aux séances du tribunal, comme il a le deir d'en référer au tribunal en cas de litige et de ne réclamer la reconnaissance d'un droit contesté que devant le tribunal.
A§222
Devant les tribunaux, le droit reA§oit cette détermination qu'il faut qu'il soit un droit prouvé. Les débats mettent les parties en présence en mesure de faire valoir leurs preuves et leurs arguments juridiques et le juge en mesure de se donner la connaissance de l'affaire. Ces opérations constituent elles-mASmes des droits : leur déroulement doit donc AStre réglé par des lois et elles constituent une partie essentielle de la science juridique théorique.
A§223
Le morcellement de ces actions en actions qui se particularisent de plus en plus, avec leurs droits correspondants, ne connait pas en soi de limite. Il a pour effet de faire intervenir la procédure, qui n'est elle-mASme qu'un moyen, comme quelque chose d'extérieur A son but. Etant donné que c'est un droit pour les parties d'utiliser ce formalisme sans fin, qui est leur droit et qui peut devenir un mal et mASme l'instrument de l'injustice, il importe ' en vue de protéger contre la procédure et ses abus les parties et, ce qui compte davantage encore, le droit lui-mASme comme chose substantielle ' il importe que le tribunal fasse un deir aux parties de se soumettre A une juridiction simple (arbitrage ou justice de paix) et A des tentatives de conciliation, avant de recourir A la procédure.
Rem. ' L'équité est une faA§on de rompre avec le droit formel pour des raisons morales ou autres et se rapporte tout d'abord au contenu du différend qui doit AStre tranché juridiquement. Une cour d'équité aura pour destination de se prononcer sur un cas individuel sans s'en tenir aux formalités de la procédure ni aux formes objectives de preuves telles qu'elles peuvent AStre légalement élies. Elle rendra son jugement dans l'intérASt propre du cas individuel et non dans l'intérASt d'une disposition juridique susceptible de devenir une règle générale.
A§224
La
publicité des lois fait partie des droits de la conscience subjective (A§ 215). H en est de mASme de la possibilité de sair comment la loi se réalise dans un cas particulier, comment s'effectue le déroulement de certaines actions de justice extérieures, d'arguments juridiques, etc. Ce déroulement est en soi une histoire universellement valable, car si, dans son contenu particulier le cas envisagé ne concerne que l'intérASt des parties en présence, par son contenu universel, il concerne le droit lui-mASme et la décision prise en fonction de lui l'intérASt de tous ' de lA la publicité des débats judiciaires.
Rem. ' Les délibérations entre les membres d'un tribunal sur le jugement A prononcer ne sont que des opinions et des avis, qui restent encore particuliers et n'ont par leur nature aucun caractère public.
A§225
Dans la
technique juridique comme application de la loi A un cas particulier, il faut distinguer deux aspects : 1A° la reconnaissance de la nature du cas dans sa singularité immédiate (par exemple : y a-t-il eu contrat ? y a-t-il eu infraction et qui en est l'auteur ?) et, dans le droit pénal, la réflexion destinée A déterminer l'action selon son caractère substantiel, criminel (A§ 119, Rem.) ; 2A° la subsomption du cas sous la loi qui rélit le droit, ce qui, dans le droit pénal, comprend aussi la peine. Les décisions A prendre sur ces deux aspects de l'application de la loi sont des fonctions différentes.
Rem. ' Dans l'organisation juridique romaine, la distinction de ces deux fonctions se présentait, de la faA§on suivante : c'était au prASteur de décider si, dans tel ou tel cas, les choses s'étaient passées de telle ou telle manière et il chargeait un judex particulier d'enquASter sur le cas. Dans le droit anglais, le soin de déterminer une action d'après son caractère criminel particulier (par exemple, de décider si c'est un simple meurtre ou un assassinat) est laissé A l'appréciation du plaignant, et le tribunal ne peut pas envisager d'autres déterminations pour qualifier l'acte criminel, si celle présentée par la plaignant lui parait inexacte.
A§226
La direction de la
marche de l'enquASte, puis des actions faites par les parties ' actions qui sont elles-mASmes des droits (A§222) ' enfin le second aspect du jugement (cf. le A§ précédent) appartiennent au juge et constituent principalement sa tache propre. Pour le juge, organe de la loi, le cas doit AStre présenté de telle manière que la subsomption du cas particulier sous la loi générale soit possible, il faut, autrement dit, qu'A partir des circonstances empiriques où il s'est produit, ce cas puisse devenir un fait reconnu et soit ainsi élevé A une qualification universelle.
A§227
Le premier aspect du jugement ' la connaissance du cas dans sa singularité immédiate et dans sa qualification propre ' ne comporte pas en lui-mASme de décision juridique. Il s'agit d'une connaissance qui est A la portée de tout homme cultivé. Dans la mesure où le moment subjectif de l'intention et du discernement constitue quelque chose d'essentiel pour la qualification de l'acte (cf. IIe Partie de ce traité), dans la mesure où la preuve ne porte pas sur des objets abstraits saisis par la raison ou l'entendement, mais uniquement sur des particularités, des circonstances et des objets qui relèvent de l'intuition sensible et de la certitude subjective, dans la mesure où, enfin, la preuve ne contient aucune détermination objective absolue, ce sont en définitive la conviction subjective et la conscience (animi sententia), qui déterminent la décision. De mASme, dans le cas d'une preuve qui repose sur les déclarations et les assurances des autres, c'est le serment qui est la garantie ultime, bien que ce ne soit lA qu'une garantie subjective.
Rem. ' Une chose essentielle dans le sujet qui nous occupe est de bien saisir la nature de la preuve, dont il s'agit ici, et de la distinguer des autres manières de connaitre et de prouver. Prouver une détermination rationnelle, comme est le concept du droit lui-mASme, c'est-A -dire connaitre sa nécessité, exige une autre méthode que celle employée pour démontrer une proposition géométrique. Dans le cas d'une démonstration géométrique, la ure est déterminée par l'entendement et rendue abstraite par la conformité A une loi. Mais, dans le cas d'un contenu empirique tel qu'est un fait, la matière du sair est constituée par l'intuition sensible et par la certitude sensible subjective, ainsi que par les affirmations et les assurances fournies par elles. Il en résulte que les déductions et les conclusions se baseront sur des déclarations, des témoignages, des circonstances de ce genre, etc. La vérité objective obtenue A partir d'une telle matière et de la méthode correspondante ' si l'on essaie de la déterminer objectivement pour elle-mASme ' ne conduit qu'A des demi-preuves et, par une logique conséquente qui contient aussi en elle-mASme une inconséquence formelle, A des peines extraordinaires. Aussi a-t-elle une tout autre signification que la vérité d'une détermination rationnelle ou d'une proposition dont l'entendement a déjA déterminé abstraitement la matière. Examiner si la connaissance de la vérité empirique d'une affaire relève de la
compétence proprement juridique d'un tribunal, examiner si cette compétence contient une qualité particulière pour cette connaissance, donc un droit exclusif en soi et une nécessité, cet examen constituerait un point de vue essentiel s'il s'agissait de sair dans quelle mesure il faut attribuer aux organes formels des cours de justice le jugement sur le fait comme le jugement sur le droit
A§228
Dans la sentence (rendue par le tribunal), envisagée comme la subsomption du cas A juger sous la loi, le droit de la conscience de soi de la partie intéressée est garanti, au regard de la loi, par ceci que la loi est connue et devient ainsi la loi de la partie elle-mASme, et, au regard de la subsomption, par ceci que les débats sont publics. Mais, au regard de la décision sur le contenu particulier, subjectif et extérieur de l'affaire, dont la connaissance concerne le premier des deux aspects indiqués au paragraphe 225, ce droit (de la conscience de soi) trouve sa satisfaction dans la confiance accordée A la subjectivité de celui qui décide. Cette confiance se fonde principalement sur l'égalité de la partie avec celui qui décide, selon leur particularité, la classe A laquelle ils appartiennent, etc.
Rem. ' Le droit de la conscience de soi, le moment de la liberté subjective, peut AStre considéré comme constituant le point de vue substantiel lorsqu'il s'agit de discuter de la nécessité d'une juridiction publique et l'institution du jury. Il résume l'essentiel de ce qui peut AStre avancé concernant l'utilité de ces institutions. En se plaA§ant A d'autres points de vue en tirant argument des avantages ou des inconvénients de part et d'autre, on peut discuter sans fin. Ces arguments, comme ceux du pur raisonnement, ne sont que secondaires et nullement décisifs ou encore empruntés A d'autres sphères peut-AStre supérieures. On peut certes se demander s'il est possible ' mASme si cette possibilité devient vraisemblance ou nécessité ' que la juridiction soit bien exercée ou peut-AStre mASme mieux par des tribunaux composés de purs juristes que par d'autres institutions. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit, puisque, de l'autre côté, demeure toujours le droit de la conscience de soi qui maintient ses exigences et ne les trouve pas satisfaites. Si la connaissance du droit, acquise par la pratique de ce qui constitue les lois dans leur ensemble ou par la pratique de la procédure juridique, ainsi que la possibilité de se réclamer du droit, deviennent la propriété exclusive d'un certain état fermé, dont la terminologie elle-mASme est une langue étrangère pour ceux dont les droits sont en jeu, alors les membres de la société civile, qui doivent leur subsistance A leur activité, leur sair et leur lonté, seront tenus A l'écart non seulement de ce qui les concerne personnellement ou de leurs propres affaires, mais aussi de ce qu'il y a de substantiel et de rationnel dans les débats, c'est-A -dire le droit. Ils se trouveront de ce fait placés sous la tutelle de l'ordre des juges et réduits A une sorte de servage vis-A -vis d'eux. MASme s'ils ont le droit d'AStre présents corpo-rellement au tribunal (in judicio stare), cela n'est que bien peu de chose, s'ils ne doivent y AStre présents avec leur esprit, avec leur propre sair, et le droit qu'ils ont acquis n'est pour eux qu'un destin extérieur.