A ce qu'on appelle aujourd'hui le "terrorisme" et qui représente effectiment le refus du droit comme mode de relation déterminant entre les peuples et les nations, les États démocratiques opposent la notion d'"Etat de droit", laissant par là même entendre que tout État n'est pas nécessairement "de droit" : cela signifie d'une part qu'un État peut en arrir à bafouer le
droit international, le droit des autres États mais qu'il peut aussi être conduit à renier ses propres fondements juridiques, ses propres normes. Et; en dénonçant cette dissolution du droit comme règle de l'État, les démocraties se rappellent elles-mêmes à l'ordre en s'interdisant au nom de l'"État de droit" d'utiliser contre le terrorisme les armes des terroristes.
Ayant eu à subir la vindicte de l'État terroriste par excellence que fut l'État nazi, Kelsen s'est systématiquement attaché à montrer le non-sens qu'il y a à dissocier la théorie de l'État de celle du droit, un État n'étant rien d'autre que l'expression, la manifestation, la personnification d'un ordre
juridique éli à partir d'un certain système de normes. Un État est nécessairement fondé sur un droit, et nécessairement par là, légitimé par son droit. Un État sans droit est une contradiction dans les termes puisque le droit (en particulier à trars cette norme essentielle qu'est la Constitution) est l'acte de naissance, la condition de possibilité de l'État. Au-delà de ce constat logique, c'est la critique de tout dualisme "politico-juridique" visant à séparer la question de l'État de celle du droit qui est menée alors par Kelsen. Cette critique lui permet de condamner le cercle dans lequel la raison s'enferme quand elle cherche à légitimer un État par son propre droit : à coup sûr, cet État sera toujours "légal" puisque les valeurs au nom desquelles on le juge sont celles-là mêmes qui ont présidé à son élissement. Et la
démocratie elle-même se trompe quand elle croit légitime de penser que seul le droit de la démocratie est un droit : il faut apprendre à distinguer d'une part l'analyse de la conformité d'un État ac ses propres règles de droit (tache qui échoit à la théorie du droit) et l'évaluation morale ou politique des normes à partir desquelles un ordre juridique est fondé. Apprendre à faire la part entre ce qui relè de la politique et ce qui relè du juridique, telle est finalement la démarche (essentiellement kantienne en son esprit) à laquelle Kelsen aboutit.
LE DROIT ET L'ÉTAT 1. Formation du droit et forme de l'État
La théorie de la structure hiérarchique de l'ordre juridique montre le droit en moument. Elle le suit dans le processus constamment renoulé de sa création autonome et elle se distingue ainsi des théories qui se placent à un point de vue statique et cherchent à comprendre le droit sans tenir compte de sa création, en le considérant uniquement comme un ordre créé, dont il s'agit de déterminer le domaine de validité. . . •
Le problème central de la dynamique du droit est celui des dirs modes de création des
normes juridiques. Si la fonction essentielle de ces normes est bien d'obliger les hommes à se conduire d'une manière déterminée en prescrivant un acte de contrainte en cas de conduite contraire, il est important d'examiner si et dans quelle mesure les sujets de droit participent à la formation des normes auxquelles ils sont soumis, en d'autres termes, si leurs obligations naissent ac ou sans leur consentement, éntuellement même contre leur volonté. Cette distinction entre l'autonomie et l'hétéronomie apparait surtout dans la théorie du
droit public. Elle sert de base à la classification habituelle des dirses formes de l'État, où l'on oppose la démocratie à l'autocratie, la république à la monarchie
Il ne s'agit là cependant que d'un cas particulier du problème général de la formation du droit. Par forme de l'État on entend habituellement le mode de création du droit au degré supérieur d'un ordre juridique, à savoir les règles élies par la
constitution pour l'édiction des normes générales, alors que l'individualisation et la concrétisation des normes générales et abstraites s'effectuent aussi dans le cadre de l'ordre juridique. A l'idée que la forme de l'État est déterminée par la constitution correspond le préjugé que le droit tout entier est contenu dans les lois. En réalité le problème de la forme de l'État, ou du mode de création du droit, ne se pose pas seulement dans la relation entre la constitution et la législation, mais à tous les degrés de la formation du droit et notamment dans la relation entre les normes générales de la législation et les normes individuelles élies par des actes administratifs, des décisions judiciaires ou des actes de droit privé.
2. Droit public et Droit privé
La distinction entre droit public et droit privé joue un rôle essentiel dans la science moderne du droit, mais il n'a pas été possible jusqu'ici d'en donner une définition satisfaisante. On la considère en général comme un principe de classification des rapports juridiques. On aurait en droit privé des relations entre deux sujets égaux et en droit public des relations entre deux sujets dont l'un serait subordonné à l'autre et aurait ainsi une
valeur juridique moindre. Seuls les rapports de droit privé seraient vérilement « juridiques » au sens étroit du mot, tandis qu'en droit public on aurait des rapports de « puissance » ou de « domination », dont le type est la relation entre l'État et ses sujets. La distinction entre droit public et droit privé tend ainsi à opposer le droit à l'État, conçu comme une force qui n'aurait pas ou n'aurait que partiellement un caractère juridique.
Si l'on examine de plus près en quoi consiste cette valeur supérieure attribuée à certains sujets auxquels les autres seraient subordonnés, on s'aperçoit qu'il s'agit d'une différence dans la manière dont le droit est créé, différence semblable à celle qui est à la base de la, classification des formes de l'État. La valeur supérieure attribuée à l'État par rapport à ses sujets réside dans le fait que l'ordre juridique confère aux individus ayant la qualité d'organes de l'État, ou du moins à ceux d'entre eux qu'on appelle les magistrats, le pouvoir d'imposer des obligations par des déclarations unilatérales de volonté. L'exemple typique d'un rapport de droit public est la norme individuelle créée par un organe administratif pour imposer une conduite déterminée à l'individu auquel elle s'adresse, tandis qu'en droit privé nous avons surtout des contrats, soit des normes individuelles par lesquelles les parties contractantes s'obligent réciproquement à une conduite déterminée.
Les individus liés par un contrat ont participé à la formation des normes auxquelles ils se sont soumis. Tel n'est pas le cas du sujet auquel s'adresse un ordre administratif. D'un côté nous avons une formation démocratique de normes juridiques, de l'autre une formation autocratique. C'est donc ac raison que la science du droit voit depuis longtemps dans le contrat une institution relevant du domaine de l'autonomie privée.
3. Fonction idéologique du dualisme du droit public et du droit privé
La différence décisi entre droit public et droit privé résidant dans l'opposition de deux modes de formation des normes juridiques, il en résulte que les « actes publics » de l'État sont des
actes juridiques au même titre que les contrats et surtout il s'agit dans les deux cas d'une individualisation de normes générales, qui constitue une noulle étape dans le processus au cours duquel la volonté de l'État se réalise. Dans cette perspecti la Théorie pure, qui se place toujours à un point de vue unirsaliste et envisage un ordre juridique comme un tout, peut sans paradoxe voir un acte de l'État aussi bien dans un contrat que dans la décision d'un magistrat, l'un et l'autre étant des actes créateurs de normes, que l'on peut imputer à l'unité d'un ordre juridique. L'opposition entre droit public et droit privé devient ainsi purement relati et intrasystématique, tandis que pour la théorie traditionnelle elle a un caractère absolu et extrasystématique, du fait qu'elle oppose au droit un État qui en est distinct.
L'idéologie qui fonde le dualisme du droit public et du droit privé sur l'opposition absolue du droit et de la force, ou du moins du droit et de la puissance publique, conduit à l'idée erronée que dans le domaine du droit public, notamment dans les secteurs importants au point de vue politique du droit constitutionnel et du
droit administratif, la validité des normes juridiques n'aurait pas le même sens, ni la même intensité, que dans le domaine du droit privé. En droit public l'intérêt de l'État et le bien public passeraient avant le droit strict, tandis que le droit privé serait en quelque sorte le vérile domaine du droit. Ainsi les organes chargés d'appliquer dans des cas concrets les normes générales du droit privé devraient s'y conformer strictement, tandis que les organes chargés d'appliquer les normes générales du droit public jouiraient d'une certaine liberté dans la réalisation du but de l'Etat et pourraient ne pas respecter ces normes générales si les circonstances l'exigent.
Une telle théorie n'a cependant aucun fondement en
droit positif, dans la mesure où elle ne se borne pas à la constatation que les organes législatifs, gournementaux et administratifs ont en général une plus grande liberté d'appréciation que les tribunaux. Elle est d'ailleurs entachée de contradiction, puisqu'elle rendique pour le « droit » public, en raison de son importance vitale pour l'État, une certaine indépendance à l'égard du droit, tout en attribuant à cette indépendance le caractère d'un principe juridique qui serait propre au droit public. On pourrait tout au plus parler de deux techniques juridiques différentes, mais non d'une opposition absolue entre l'État et le droit.
Ce dualisme, logiquement insoutenable et sans valeur scientifique, n'a qu'une portée idéologique. Enseigné par la doctrine du droit constitutionnel, il tend à assurer au gournement et aux organes administratifs qui lui sont subordonnés une liberté d'action pour ainsi dire déduite de la nature des choses : non pas une liberté à l'égard du droit, qui ne parait guère concevable mais une liberté à l'égard des normes générales contenues dans les lois élaborées par un parlement élu par le peuple. Cela ne signifie pas seulement qu'une réglementation trop étroite de l'activité du gournement et de l'administration est contraire à la nature de leurs fonctions, mais encore qu'une telle réglementation, quand elle existe, peut être ignorée. En raison de l'opposition habituelle entre le gournement et le parlement, on rencontre des partisans de cette théorie aussi bien dans les monarchies constitutionnelles que dans les républiques démocratiques.
De plus, en donnant un caractère absolu à la distinction entre droit public et droit privé, on laisse entendre que le domaine de la politique est limité au droit constitutionnel et au droit administratif et qu'il ne s'étend en aucune façon au droit privé. Nous avons précédemment montré que parmi les droits subjectifs il n'y a pas non plus lieu d'opposer de cette manière ceux qui relènt du droit privé et ceux qui, sous le nom de droits politiques, relènt du droit public. Les uns et les autres permettent de prendre part à la formation de la volonté de l'État, donc d'internir dans le domaine de la politique. Ils ne diffèrent que par la façon de participer à la création des normes juridiques dans le cadre d'un droit étatique.
Par la fonction qu'il remplit dans un ordre juridique, le droit dit privé n'est autre que la
forme juridique particulière donnée à la production et à la répartition des richesses dans une
économie capitaliste. Or une telle fonction a un caractère éminemment politique. Dans une économie socialiste la structure du droit privé serait différente : elle ne serait plus fondée sur les principes d'autonomie et de démocratie, mais probablement sur ceux d'hétéronomie et d'autocratie, et elle se rapprocherait de la structure du droit administratif actuel. Nous n'avons pas à examiner ici si une telle structure serait plus satisfaisante ou plus juste, car c'est là un point sur lequel la Théorie pure ne ut ni ne peut se prononcer.
4. Le dualisme traditionnel du droit et de l'État
L'opposition que la doctrine traditionnelle élit entre le droit public et le droit privé est déjà un exemple très clair du dualisme fondamental de l'État et du droit qui caractérise la science
juridique moderne et notre conception même de la société. Pour la doctrine traditionnelle, l'État est une entité distincte du droit, tout en étant une entité juridique. Il est une personne morale, un sujet de droits et d'obligations, mais en même temps son existence est indépendante de l'ordre juridique. De même que pour certains théoriciens du droit privé la personnalité juridique de l'individu est logiquement et chronologiquement antérieure au droit objectif, donc à l'ordre juridique, pour les théoriciens du droit public l'État, entité collecti capable de vouloir et d'agir, est indépendant du droit et a même existé avant lui. Ils enseignent que l'État remplit sa mission historique en créant le droit, « son » droit, soit un ordre juridique objectif, et en s'y soumettant lui-même, puisque son propre droit lui confère des droits et lui impose des obligations. Ainsi conçu comme une entité métajuridique, une sorte de surhomme tout-puissant ou d'organisme social, l'État serait à la fois la condition du droit et un sujet conditionné par le droit. Malgré ces contradictions évidentes et les critiques qu'on ne cesse de lui adresser, cette théorie, dite des deux aspects de lÉtat ou de l'autolimitation de l'État, continue à être enseignée ac une persévérance étonnante.
. La doctrine traditionnelle ne peut guère renoncer au dualisme de l'État et du droit, car il joue un rôle idéologique, dont on ne saurait sous estimer l'importance. Pour que l'État puisse être légitimé par le droit, il faut qu'il apparaisse comme une entité distincte du droit et que le droit lui-même soit un ordre essentiellement différent de l'État, sans rapport ac la force qui est à l'origine de celui-ci. Il faut donc qu'il soit en un certain sens un ordre juste et équile.
L'État cesse ainsi d'être une simple manifestation de la force pour denir un État de droit, qui se légitime en créant le droit. Dans la mesure même où une légitimation religieuse ou métaphysique de l'État a perdu de son efficacité, cette théorie est denue l'unique moyen de légitimer l'État. Elle n'est pas embarrassée par ses contradictions internes et elle continue à voir dans l'État une personne morale, un objet de la science du droit, tout en insistant sur l'idée qu'il est une manifestation de la force, une entité étrangère au droit, qui ne peut pas être comprise juridiquement. Les contradictions n'ont d'ailleurs jamais embarrassé sérieusement une idéologie ; elles en sont même un élément nécessaire, car il ne s'agit pas d'approfondir la
connaissance scientifique, mais de déterminer la volonté. Dans le cas qui nous occupe, il importe moins de comprendre la nature de l'État que de renforcer son autorité.
5. Identité du droit et de l'État
a) L'État est un ordre juridique
Une théorie de l'État débarrassée de tout élément idéologique, métaphysique ou mystique, ne peut comprendre la nature de cette institution sociale qu'en la considérant comme un ordre réglant la conduite des hommes. L'analyse révèle que cet ordre organise la contrainte sociale et qu'il doit être identique à l'ordre juridique, car il est caractérisé par les mêmes actes de contrainte. Or une même communauté sociale ne peut être constituée par deux ordres différents. L'État est donc un ordre juridique, mais tout ordre juridique n'est pas un Etat. Il ne le devient qu'au moment où il élit certains organes spécialisés pour la création et l'application des normes qui le constituent. Il faut par conséquent qu'il ait atteint un certain degré de centralisation.
Dans les communautés juridiques primitis, préétatiques, les normes générales sont créées par la voie de la coutume ; elles résultent du comportement habituel des sujets de droit II n'y a pas de tribunal central chargé de créer des normes individuelles et d'en assurer l'application en statuant des actes de contrainte. Le soin de constater un comportement illicite et d'appliquer une sanction est laissé à ceux dont les intérêts protégés par le droit sont lésés. Il appartient au fils de nger le meurtre de son père en exerçant la ndetta sur le meurtrier et sa famille, au créancier de se saisir de son débiteur défaillant pour avoir en quelque sorte une garantie pour le règlement de sa dette. Telles sont les formes primitis de la peine de l'exécution forcée. Ceux qui les appliquent agissent en qualité d'organes d'un ordre juridique, car ils y sont autorisés par lui. En raison même de cette autorisation, leurs actes peunt être imputés à la communauté constituée par cet ordre, de telle sorte qu'ils ne constituent pas de nouaux actes illicites, mais la réaction de la communauté juridique contre de tels actes.
Des organes centraux ne se forment qu'au cours d'un très long processus de division du
travail et les organes judiciaires et exécutifs apparaissent bien avant les organes législatifs. Si importante qu'une telle transformation ait été au point de vue de la
technique juridique, il n'y a cependant pas de différence qualitati entre un ordre juridique décentralisé et un État
Tant qu'il n'y a pas d'ordre juridique supérieur à l'État, celui-ci représente l'ordre ou la communauté juridique suprême et souraine. Sa validité territoriale et matérielle est sans doute limitée, car elle ne s'étend en fait qu'à un territoire déterminé et à certaines relations humaines, mais il n'y a pas d'ordre supérieur à lui qui l'empêcherait d'étendre sa validité à d'autres territoires ou à d'autres relations humaines.
Dès que le droit international se constitue, ou plus exactement dès qu'il est tenu pour un ordre juridique supérieur aux dirs ordres juridiques nationaux, l'État, qui est la personnification d'un ordre juridique national, ne peut plus être qualifié de sourain ; sa supériorité n'est plus que relati, car il est subordonné au droit international et en dépend directement. La définition de l'État doit donc commencer par la relation qui l'unit au droit international. Celui-ci constitue une communauté juridique super-étatique able aux communautés préétatiques, car elles, n'est pas suffisamment centralisée pour être considérée comme un État.
b) L'État est un point d'imputation
Nous nons de voir que l'État est un ordre juridique d'une espèce particulière, encore qu'il ne se distingue pas qualitatiment des autres ordres juridiques. Nous en trouvons la confirmation dans le fait que toute son activité se présente nécessairement sous la forme d'actes ayant une signification juridique, c'est-à-dire d'actes créant ou appliquant des normes juridiques. L'acte d'un individu n'est un acte étatique que si une norme juridique lui donne cette signification. En tant que phénomène dynamique, l'État se manifeste en une série d'actes juridiques et il pose un problème d'imputation, car il s'agit de déterminer pourquoi un acte étatique n'est pas imputé à son auteur, mais à la personne morale de l'État Seule une norme juridique permet de répondre à cette question, car la conduite d'un individu ne peut être rapportée à l'unité d'un ordre juridique que si cela résulte d'une norme de cet ordre. Or l'État est précisément la personnification d'un ordre juridique et il ne peut pas être défini autrement
Lorsqu'un acte est imputé à la personne de l'État, il est, un acte étatique et l'individu qui en est l'auteur est un organe de l'État La personne morale de l'État a donc exactement le même caractère que les autres personnes morales : exprimant l'unité d'un ordre juridique, elle est un point d'imputation et seul le besoin de se représenter concrètement une notion aussi abstraite engage trop sount à imaginer derrière l'ordre juridique un État qui en serait distinct
c) Notion restreinte de l'État considéré comme un ensemble d'organes
Dès qu'un ordre juridique a dépassé le stade primitif de la complète
décentralisation et que des organes spécialisés se sont formés pour la création et l'application des normes juridiques, notamment pour l'exécution des actes de contrainte, un groupe d'individus se détache nettement de la masse des sujets de droit. Cette centralisation ne saurait d'ailleurs être complète, car dans certains domaines la création et l'application du droit resteront toujours décentralisées. L'activité des organes spécialisés forme en général l'objet d'obligations juridiques sanctionnées par des peines disciplinaires. Elle tend en outre à prendre le caractère d'une activité professionnelle et rémunérée. Ceux qui en sont chargés deviennent des fonctionnaires de l'État et constituent des organes spécifiques de l'ordre juridique.
Cette évolution historique, qui est liée au passage de l'économie naturelle à l'économie monétaire, suppose la formation d'un fisc étatique, d'un trésor central, dont la constitution et l'utilisation, l'accroissement et la diminution, font l'objet d'une réglementation particulière. Ce trésor permet de rétribuer les fonctionnaires de l'État et de couvrir les frais de leurs activités. Nous avons vu précédemment que cette activité peut prendre la forme d'une administration directe, quand par exemple l'État charge des fonctionnaires de gérer un élissement d'instruction publique ou une
entreprise de transport. Il ne perd pas pour autant son caractère d'ordre juridique basé sur la contrainte : quand il s'agit de créer directement l'état social désiré, des obligations sont imposées aux fonctionnaires qui en sont chargés, et en cas de conduite contraire, il appartient à un autre organe de l'État d'appliquer des sanctions. L'administration est donc elle aussi soumise à l'appareil de contrainte de l'État
Quand un système d'organes spécialisés s'est constitué, on peut opposer à la notion du sujet de droit, considéré comme personne privée, celle d'organe étatique au sens restreint du terme, soit un organe composé de fonctionnaires et soumis à des normes juridiques particulières. Ce sens restreint est celui du langage courant, qui ne voit pas un organe de l'État dans une personne privée créant dans un contrat des normes juridiques obligatoires. La fonction d'une telle personne privée agissant dans le cadre de l'ordre juridique, n'est cependant pas différente de celle d'un fonctionnaire édictant une ordonnance. Le langage courant n'est d'ailleurs pas logique, car il reconnait à l'électeur, au député et au parlement lui-même le caractère d'organes de l'Etat, bien qu'il ne s'agisse pas de fonctionnaires.
A la notion restreinte de l'organe étatique correspond une notion restreinte de l'État, conçu comme un ensemble d'organes composés de fonctionnaires, comme une organisation plus concentrée à l'intérieur de l'État entendu au sens large, c'est-à-dire comprenant l'ensemble de ses sujets. C'est là une conception très répandue, mais un peu naï. Une analyse exacte de la structure du droit conduit, dans la définition de l'organe, à remplacer la notion de personne (plus concrète, mais incorrecte) par celle de fonction, car la qualification juridique d'une personne exerçant la fonction d'un organe de l'État n'est qu'un des éléments de cette fonction. L'État dans son sens restreint apparait alors comme un système de fonctions juridiques bien déterminées, incombant les unes à des fonctionnaires et les autres à des organes qui ne sont pas composés de fonctionnaires, tels les organes législatifs.
On peut donc faire une distinction entre l'État entendu dans le sens restreint d'un ensemble d'organes remplissant des fonctions juridiques particulières, et l'État entendu dans le sens large d'un ordre juridique global. Ledit ensemble d'organes peut alors être considéré comme un ordre juridique partiel, délimité de façon plus ou moins arbitraire au sein de l'ordre juridique global.
d) La théorie de l'État est une partie de la théorie du droit
Notre conclusion est confirmée par le fait que les problèmes examinés traditionnellement dans le cadre de la théorie générale de l'État relènt en réalité de la théorie du droit, car ils ont trait à la validité et à la création d'un ordre juridique. La théorie des « éléments » de l'État (puissance publique, territoire, population) n'est qu'une façon d'envisager la validité d'un ordre juridique, soit en elle-même, soit dans sa portée territoriale ou personnelle. La
nature juridique des divisions territoriales d'un État et celle des fédérations d'États pose seulement un problème de centralisation ou de décentralisation dans le cadre général de la validité territoriale des normes constituant un ordre juridique. Enfin la théorie des trois pouvoirs ou fonctions de l'État traite des différentes étapes dans le processus de création des normes juridiques. Les organes d'un État n'ont pas d'autres fonctions que de créer et d'appliquer des normes juridiques et la forme d'un État indique seulement comment ces normes se forment, ou pour employer une expression imagée, comment se manifeste la « volonté » dudit État
Si un État est un ordre juridique et s'il en personnifie l'unité, ce qu'on appelle la puissance publique n'est pas autre chose que l'efficacité d'un tel ordre juridique. On peut dire qu'un ordre juridique est efficace dans la mesure où les individus qui lui sont soumis sont influencés dans leur conduite par la connaissance qu'ils ont des normes de cet ordre. Les manifestations extérieures de la puissance d'un État, les prisons et les fortifications, les gibets et les mitrailleuses, ne sont en elle-même que des choses inertes. Elles ne deviennent des instruments de sa puissance que dans la mesure où des individus s'en sernt dans le cadre d'un ordre juridique, c'est-à-dire ac l'idée qu'ils doint se conduire de la même manière prescrite par les normes de cet ordre.
Cela étant admis, le dualisme de l'État et du droit disparait, car il ne faut y voir qu'un des cas de dédoublement opérés par la science traditionnelle du droit, quand elle emploie, par exemple, la notion de personne pour désigner l'unité d'un ensemble de normes, puis attribue à cette unité une réalité distincte des normes qui la composent. Pour une théorie de la connaissance, le dualisme de la personne de l'État et de l'ordre juridique étatique rappelle le dualisme, tout aussi contradictoire, de Dieu et du monde. L'idéologie politico-juridique coïncide sur tous les points essentiels ac l'idéologie théologico-religieuse, dont elle est issue et dont elle est un succédané. En revanche, pour une science qui ne s'empêtre pas dans des images anthropomorphiques, mais cherche la réalité des relations humaines derrière le voile des personnifications, l'État et son droit sont un seul et même système de contrainte sociale.
e) Impossibilité de légitimer l'État par le droit
D en résulte la complète impossibilité de légitimer l'État par le droit, car on ne saurait légitimer le droit par lui-même, à moins qu'il ne s'agisse de deux droits différents, le droit positif et le droit juste, ou la justice. La tentati de légitimer l'État en le présentant comme un État fondé sur le droit, comme un_« État de droit », un Rechtsstaat, se révèle entièrement vaine. Tout État est nécessairement fondé sur le droit, si l'on entend par là qu'il est un ordre juridique. Un État qui ne serait pas, ou ne serait pas encore, un ordre juridique n'existe pas, car un Etat ne peut être qu'un ordre juridique.
Une telle constatation ne comporte aucun jugement sur la valeur politique des différents États. Pour certains théoriciens un État n'est fondé sur le droit que s'il garantit les libertés individuelles, permet le contrôle de la légalité des actes étatiques et assure la formation des normes juridiques selon des procédures démocratiques. Cest cependant un préjugé de
droit naturel que de voir dans de tels systèmes de normes les seuls ordres juridiques vériles. Pour une théorie positiviste conséquente ac elle-même, le droit (ou l'État) ne peut être qu'un ordre de contrainte appliqué à la conduite des hommes. L'État n'est donc ni plus ni moins juridique que le droit lui-même.
En éliminant ainsi par l'analyse critique le dualisme de l'État et du droit, la Théorie pure ne laisse rien subsister de l'une des plus puissantes idéologies destinées à légitimer l'État. Aussi les partisans de la théorie traditionnelle opposent-ils une résistance passionnée à sa thèse de l'identité du droit et de l'État.
Lorsque la Théorie pure se refuse à légitimer l'État par le droit, cela ne signifie pas qu'elle tienne toute légitimation de l'Etat pour impossible. Elle considère seulement que la science du droit n'est pas en mesure de justifier l'État par le droit, ou ce qui revient au même, de justifier le droit par l'État. Elle ne pense pas d'ailleurs qu'il appartienne à une science quelconque de justifier quoi que ce soit. Une justification est un jugement de valeur, qui a toujours un caractère subjectif «relè de l'éthique ou de la politique. Si les théoriciens du droit ulent faire de la science et non de la politique. Us ne doint pas sortir du domaine de la connaissance objecti.