Le champ du social est le théatre d'un recul des hiérarchies héréditaires, des anciennes distinctions qui structuraient la société moderne. Tout devient acceple en l'absence de modèle dominant. Le survol rapide de plusieurs exemples en témoigne.
Les comportements des différentes classes d'ages se rapprochent
La frontière qui cloisonnait les générations devient ténue. La séparation radicale qui marquait l'évolution de l'adolescence à l'age d'homme, souvent marquée par un rite de passage, n'est plus aussi claire. Lage de la maturité se fait de plus en plus flou. Les générations de nos parents tranchaient net : on partait au service militaire et on quittait le foyer. Pour les jeunes filles, le mariage était l'étape qui marquait le passage à l'age adulte et la coupure avec la famille parentale.
Sous l'effet des difficultés à s'intégrer sur un
marché du travail difficile, les jeunes prolongent leurs études. Comme l'illustrait avec humour le film Tanguy (É. Chatilliez), ils restent donc chez leurs parents plus longtemps, parfois jusqu'à 27/30 ans, vivant de petits boulots et d'aides familiales.
De même, la distinction entre jeunes et vieux se réduit. Nos ainés se convertissent au « jeunisme ». Il suffit de feuilleter un exemplaire du journal Notre Temps, le plus lu des magazines pour retraités, pour constater combien les « seniors » ne souhaitent plus être identifiés à des personnes agées. Ils se convertissent aux sports, aux voyages bref assimilent des activités traditionnellement réseres aux classes d'age plus jeunes. Le
développement des études entreprises par les retraités, dans le cadre des universités pour seniors, est symptomati-que de ces nouveaux comportements. En contrepartie, ils sont moins disposés à mettre en avant leurs différences. Lexpérience n'est pas plus valorisée que la sagesse. Le recul, qui faisait la spécificité et l'identité des personnes agées, n'est plus invoqué.
Que ce soit entre les jeunes et les moins jeunes, ou entre les adultes et leurs ainés, le flou vient brouiller toutes les classes d'age et les traditionnelles distinctions entre les générations.
La bourgeoisie s'émancipe
On a beaucoup parlé des bobos, les fameux bourgeois bohème, comme étant devenus de puissants « leaders d'opinion » en matière culturelle. On était hier prisonniers du modèle traditionnel de la bourgeoisie. Quand on en était issu, le seul choix possible était la rébellion, le rejet complet, ou l'adhésion et la reproduction du modèle et de ses valeurs. Être bourgeois allait de soi, il suffisait d'adhérer à un groupe de valeurs homogènes, centrées autour de la hiérarchie, de l'ordre, du respect des conventions sociales, de la réussite matérielle, du luxe Une nouvelle élite émerge, imprégnée des idéaux de 68. Les bobos ne font autre que mélanger les valeurs bourgeoises traditionnelles, avec des valeurs issues de la contre-culture des années soixante-dix. Comme l'écrit David Brooks, « ils ont un pied dans le monde bohème de la créativité et un autre dans le monde bourgeois de la réussite matérielle ». Leurs nouvelles valeurs sont la volonté d'authenticité, le changement social, le rejet de l'autorité, la préservation de la nature. Les élites sociales évoluent par le mélange. Ce qui devient un casse-tête pour les équipes marketing. Certaines marques, comme Renault, n'hésitent pas à cibler très directement les bobos. Les nouveaux modèles de la
marque s'adressant en priorité aux personnes « non conformistes et ouvertes d'esprit ». Vel Satis, Avantime proposent en effet une esthétique en rupture avec les codes traditionnels et conformistes du luxe automobile, sans pour autant négliger les symboles traditionnels de réussite matérielle.
Le modèle pafriarcal est concurrencé
Si la société moderne était fédérée autour du modèle patriarcal, la société postmoderne ne le remet pas frontalement en cause mais conteste sa légitimité en tant que modèle universel. De multiples autres modèles de vie commune se développent.
Le modèle du père et de la mère unis pour la vie par le mariage, avec leurs nombreux enfants, devient minoritaire. En parallèle se multiplient d'autres façons de gérer sa vie en couple : le concubinage, le célibat tardif, la personne seule avec enfant, le couple non marié avec enfant Le phénomène prend une ampleur sans précédent. La sociologue Irène Théry déclarait au Nouvel Observateur que « près de 5 millions de personnes vivent en union libre. 40 % des enfants nais-sent de parents non mariés ».
En conséquence, le débat sur la protection sociale et les cadres juridiques et fiscaux des modes de vie hors mariage se développe. Les minorités revendiquent des droits sociaux équivalents à ceux des couples mariés. D'où une réflexion des sociologues et des organismes gouvernementaux « sur le fait que la situation des familles au regard du droit social et successoral n'ait pas changé », malgré toutes ces mutations. Face à la légitimation de ce qui, hier encore, était perçu comme marginal, de nouvelles questions se posent et alimentent le débat national. Faut-il accorder à l'union libre le même statut qu'au mariage ? Quels droits pour le concubinage, notamment quant aux problèmes de succession et aux droits sociaux ? Quelles sont les implications juridiques des mutations familiales ?
Il y avait « une hiérarchie » des situations familiales, la norme étant bien entendu la famille agglomérée autour des parents mariés. Ce qui dérogeait à cette norme était considéré comme illégitime et donc rejeté ou difficilement accepté. Il suffit de se souvenir du regard réprobateur que devaient affronter les filles-mères il y a quelques décennies et de le er à la situation actuelle pour s'en convaincre. Au nom du droit à la différence, tous les modes de vie tendent à devenir légitimes et peuvent désormais coexister au sein d'une même société.
La distinction homme/femme s'atténue
À l'heure où l'on propose d'inscrire la parité des sexes dans la Constitution, la distinction homme/femme, une des dimensions structurantes de la société moderne, s'efface.
Chaque sexe avait des rôles sociaux bien attribués : l'homme avait clairement le rôle dominant en procurant de quoi vivre et en représentant la famille à l'extérieur (étant seul à voter jusqu'en 1944). La femme était tournée sur l'intérieur et avait notamment la charge de l'éducation des enfants et de la bonne tenue du foyer.
Le féminisme est passé par là et le développement du travail des femmes, devenu massif dans les années soixante-dix, a infléchi cet ordre des choses. La frontière n'est plus aussi claire entre les uns et les autres. Les rôles se brouillent. Chacun travaille désormais dans les couples d'aujourd'hui. De même que chacun participe aux taches ménagères et que l'éducation des enfants n'est plus un monopole féminin. En conséquence, la représentation imaginaire des deux sexes est affectée. La
publicité et les magazines hiculent de plus en plus d'images masculines teintées de féminité : paternité complice, ouverture sur les taches féminines (ménage, lessive), intérêt pour de nouvelles catégories de produits (cosmétique, soin, bien-être, minceur). Et n'hésite plus à mettre en avant des produits de teinture destinés aux hommes comme aux femmes (Féria de L'Oréal), des images féminines teintées de masculinité (la femme des Glaces Gervais tient son entourage en esclavage avec ses glaces) ou à jouer avec le corps de l'homme comme on l'a longtemps fait avec celui de la femme (publicité Caron, présentant des mains de femmes sur les fesses d'un homme).
Même le football, domaine traditionnellement estimé « chasse gardée » des hommes, a été investi par les femmes depuis le Mondial 98. Après la victoire de la France, Elisabeth Badinter, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet (L'un est l'autre, XY, de l'identité masculine) déclarait à Libération : « Les hommes et les femmes n'ont jamais été aussi ressemblants. .. il n'y a plus rien qui appartienne en propre aux hommes. »
Les religions font place à une éthique personnelle sur mesure
Nous vivons en plein paradoxe. Les églises se vident alors que la quête de spiritualité n'a jamais été aussi forte. 8 % seulement des français vont à la messe tous les dimanches. Pourtant, le besoin de retrouver des racines spirituelles est fort. Comment expliquer ce paradoxe ? Par le métissage, la construction d'une religion en kit, empruntant aux grands dogmes mais obéissant avant tout à une logique personnelle. L'individu est devenu tout puissant dans notre société. Il refuse les contraintes, souhaite s'inventer lui-même plutôt que de reproduire des modèles préexistants, d'obéir à des destinées déjà écrites. Comme l'observe la sociologue des religions Danièle Hervieu-Léger (Le Pèlerin et le converti), la tendance est désormais au « bricolage spirituel ». On n'hésite plus à s'inventer une spiritualité personnelle, empruntant au christianisme, au judaïsme, à l'islam, mais aussi aux religions orientales comme le bouddhisme ou le taoïsme. Les adeptes de spiritualités douces imprégnées de new age, de fascination pour la personnalité charismatique du dalaï-lama illustrent désormais une tendance de fond. Le passage d'une religion monolithique et autoritaire à une « religion flottante », présente partout dans une ambiance de spiritualité. Le mélange des religions traduit la dynamique d'émancipation de la personne des grandes contraintes et rités imposées.
La distinction personnel/professionnel se réduit
La façon dont l'individu organise sa vie est elle-même affectée par ces changements. Hier encore, la césure entre les activités professionnelles et la vie personnelle était claire et nette. Dans son ouvrage Le Consommateur entrepreneur, Robert Rochefort observe l'émergence d'un nouveau type d'individu, pour qui la frontière pri/professionnel fait de moins en moins sens. Lauteur se fonde sur l'étude attentive des mouvements de consommation faite au CRÉDOC (le Centre d'études et de recherche sur la consommation), qu'il dirige, pour préciser que :
« Les nouveaux objets de consommation vont peu à peu répondre simultanément à des besoins personnels et professionnels : téléphone porle, voiture, logement, produits culturels »
Et d'observer que les secteurs porteurs aujourd'hui se situent souvent à la frontière : téléphone mobile qu'on utilise également pour des communications pries et professionnelles, ers qui, venus du monde professionnel, se développent sur un usage pri, accroissement des ventes de micro-ordinateurs et de fax pour un usage domestique Même le logement devrait évoluer en conséquence afin d'accueillir l'arrie des technologies du travail sans perdre sa caractéristique de « cocon ».
La société est profondément travaillée par les mutations en cours. Chacune des facettes de l'individu est en évolution. Face à cette désilisation potentielle, celui-ci s'adapte et remet en cause son rapport au travail, sa perception du rôle de chacun dans la société, l'organisation de sa vie prie. Mais ces changements n'affectent pas que le social, ils ont aussi une dimension culturelle et politique.