NAVIGATION RAPIDE : » Index » MANAGEMENT » ENTERPRISE MANAGEMENT » Le siÈcle des organisateurs Naissance d'un concept : l'organisationNi Henri Fayol, ni Frederick W. Taylor, ni Henry Ford ne marquèrent donc leur temps au point qu'ils le prétendirent eux-mêmes ou au point qu'on l'a si souvent affirmé. Tout au moins, l'époque de ces grands modemisateurs fut encore pour l'entreprise une époque ambilente, où se croisaient le nouveau et l'ancien. A propos de la grande entreprise cependant, les obserteurs de l'évolution du système capitaliste ne tardèrent pas à identifier un facteur de changement apparemment plus déterminant que tous les autres : la tendance inexorable à la séparation entre la propriété et le pouvoir. La thèse centrale était celle-ci : au fur et à mesure de la concentration capitaliste, il était inévile que la propriété du capital ne suffise plus à garantir à ses détenteurs leur statut de patron. Un grand débat s'ouvrit à ce sujet aux Etats-Unis, pour ne plus cesser de rebondir tout au long du siècle. L'un des premiers, l'économiste Thorstein Veblen (1857-l929), expliqua vers 1920 qu'on n'en était qu'à entrevoir les effets du glissement de l'autorité industrielle dans les mains des ingénieurs : à terme, ce phénomène allait selon lui changer le destin de la société industrielle. Dix ans plus tard, un livre fameux d'Adolph A. Berle et Gardiner C. Means sur l'entreprise moderne et la propriété privée mit en évidence que la dispersion des capitaux industriels entre des actionnaires de plus en plus nombreux et éloignés du terrain (ne serait-ce qu'au vu du rôle accru des banques) ait pour effet de susciter une nouvelle classe de «directeurs» totalement extérieure au club des gros propriétaires (Berle & Means, 1932). En 1939, James Burnham reprit les mêmes résultats pour confirmer que les «patrons-propriétaires» étaient en train de céder la place à ceux que l'on appellerait aujourd'hui les «technocrates». Selon une formule restée célèbre, Burnham parlait pour sa part de l'ère des organisateurs (Burnham, 1939). La même question allait rebondir une nouvelle fois au cours des années soixante, comme en témoigna l'écho recueilli par l'ouvrage de l'économiste américain John Ken-neth Galbraith sur «le nouvel Etat industriel» : Galbraith crut bon de mettre à jour le diagnostic pour faire loir que désormais, le sort des grandes entreprises dépendrait moins de la compétence personnelle des directeurs que de la puissance de la «technostructure» industrielle, c'est-à-dire de la masse de l'intelligence répartie à l'intérieur et autour de la firme (Galbraith, 1967). Dès les années vingt, le reflet de cette révolution rampante était apparue dans la théorie sociologique. On se souvient en particulier des termes dans lesquels le sociologue Max Weber analysait l'évolution des sociétés industrielles : il opposait le modèle de la légitimité «traditionnelle» au modèle de la légitimité «légale-rationnelle», typique d'une situation où les statuts acquis prennent le pas sur la filiation. Max Weber décriit encore le système d'administration bureaucratique comme l'expression achevée de cette mutation. Par ance, on aurait pu y discerner la montée en puissance de la «technostructure» dans l'entreprise industrielle : (1) Le système d'administration bureaucratique selon Weber procède de la définition de règles abstraites, indépendantes des personnes auxquelles elles s'appliquent et cantonnées à ce qui concerne les fonctions officielles de l'organisation; les subordonnés n'obéissent pas au détenteur de l'autorité en raison de la personnalité du chef mais du fait du caractère rationnel et impersonnel de l'ordre donné; (2) le système implique une définition rigoureuse des taches et des compétences de chacun, chaque membre de l'organisation dent savoir de quelle autorité il relève pour chacune des activités qui lui sont prescrites ; (3) l'accès aux postes n'est pas laissé au hasard ni au bon vouloir des dirigeants : il est lié à une formation adéquate, sanctionnée de façon impersonnelle (par un certificat, un diplôme); (4) ces principes sont indissociables d'une certaine formalisation des procédures : les règles de fonctionnement doivent être écrites et accessibles à tous; (5) le système bureaucratique suppose enfin que les dirigeants ne soient pas les propriétaires des moyens de production, car la confusion des rôles serait susceptible de porter atteinte au caractère rationnel des décisions prises. La troisième différence entre Weber et Taylor nous ramène à la question de la séparation entre propriété et pouvoir. A y bien voir, ce problème n'était pas clairement identifié dans la doctrine de Taylor : le souci principal de Taylor était de donner raison aux experts contre les intuitions et le savoir-faire des ouvriers. Pour cela, plutôt qu'à une séparation entre propriété et pouvoir, il en appelait en quelque sorte à une sainte alliance entre les détenteurs de la science et les détenteurs du capital. Moins normatif, Weber allait plus loin. Il obserit les changements introduits par l'existence de la grande et très grande entreprise dans l'économie moderne. Il voyait que la révolution en cours conduirait à remettre en cause les fondements-mêmes de l'autorité patronale, que celle-ci fût ou non justifiée par la compétence : alors que les dirigeants industriels aient réussi jusque-là à sauvegarder peu ou prou leur identité de chef de famille, l'entreprise moderne risquait finalement de se retrouver «à découvert», sans principe clair de cohésion. De ce point de vue, le modèle de l'administration bureaucratique n'était pas un modèle de «direction scientifique» : il désignait plutôt le passage de l'entreprise au stade de l'organisation auto-régulée, c'est-à-dire au stade d'une organisation capable de se gouverner elle-même. Qu'on songe aux grandes administrations publiques ou à l'institution militaire, dont les traits se coulent aisément dans l'idéal-type wébérien de la bureaucratie : les règles à l'ouvre y ont moins pour vertu d'être des règles rationnelles que de se présenter comme des règles objectives, indiscules, opposables à tous. De la même façon, dans le contexte de la relève des patrons-propriétaires par les «directeurs», l'entreprise moderne était condamnée à trouver en elle-même des principes d'ordre, d'autant plus indispensables à son fonctionnement qu'elle devenait plus complexe et que la sphère dirigeante tendait à s'éloigner de la base. Le rapprochement de l'entreprise avec le système d'administration bureaucratique mettait en évidence que sauf à verser dans l'incohérence ou l'arbitraire, la grande organisation industrielle deit produire des règles du jeu sles, clairement codifiées et qui puissent s'imposer aussi bien aux chefs qu'aux subordonnés. Bien, entendu, cette entrée dans «l'ère des organisateurs» a été une révolution silencieuse, impossible à dater. Un Fayol, un Taylor en furent à leur manière les pionniers contestés. Cependant, après 1920, et à regarder plus particulièrement du côté des Etats-Unis, le changement de perspective prit une ampleur extraordinaire. La tendance à se représenter l'entreprise comme une matière malléable placée entre les mains de spécialistes s'est diffusée au point que tout le reste (la place de l'entreprise dans l'histoire et dans la société, le mouvement ouvrier, le rôle du patronat) a pu paraitre oublié. L'association des toutes jeunes sciences sociales et de gestion aux mutations à l'ouvre sur le terrain a fait de cette représentation une sorte de mythe, dont nous sommes aujourd'hui encore très largement tributaires. Même en France, où l'histoire des entreprises est pourtant restée marquée par une très forte inertie, la rupture conceptuelle a été progressivement consommée : le xixe siècle ait été celui du patronal; le XXe fut bel et bien celui des organisations. |
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