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ECONOMIE

L’économie, ou l’activité économique (du grec ancien οἰκονομία / oikonomía : « administration d'un foyer », créé à partir de οἶκος / oîkos : « maison », dans le sens de patrimoine et νόμος / nómos : « loi, coutume ») est l'activité humaine qui consiste en la production, la distribution, l'échange et la consommation de biens et de services. L'économie au sens moderne du terme commence à s'imposer à partir des mercantilistes et développe à partir d'Adam Smith un important corpus analytique qui est généralement scindé en deux grandes branches : la microéconomie ou étude des comportements individuels et la macroéconomie qui émerge dans l'entre-deux-guerres. De nos jours l'économie applique ce corpus à l'analyse et à la gestion de nombreuses organisations humaines (puissance publique, entreprises privées, coopératives etc.) et de certains domaines : international, finance, développement des pays, environnement, marché du travail, culture, agriculture, etc.


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« les trois vagues de la modernité » : la dissolution de la philosophie politique dans l'historicisme

« les trois vagues de la modernité » : la dissolution de la philosophie politique dans l'historicisme
1 - La critique du droit naturel moderne
La critique straussienne de l'ensemble de la philosophie politique moderne suppose que les germes de l'historicisme soient décelés non seulement dans les pensées politiques qui de toute évidence inclinent explicitement vers l'historicisme, mais aussi dans les phi-losophies qui, au moins en apparence, se présentent comme garantissant la distinction fondamentale du fait et du droit. D'où la thèse de Strauss selon laquelle les philosophes modernes, depuis Machiavel, malgré leur volonté plus ou moins affichée de renouer avec la tradition authentique de la philosophie politique, ne feraient en fait, au cours d'un étrange destin, que précipiter l'émergence de leur propre négation historiciste. C'est cette « phénoménologie » de la modernité qui est au cœur du texte intitulé The three waves of the modernity : « La modernité commença, y lit-on, avec l'insatisfaction suscitée par l'abime qui sépare l'être du devoir-être, le réel et l'idéal ; la solution suggérée par la première vague fut la suivante : rapprocher l'être du devoir-être en rabaissant ce dernier, en le concevant de telle sorte qu'il n'exige pas trop de l'homme ou qu'il soit en accord avec sa passion la plus puissante et la plus commune; malgré ce rabaissement, la différence fondamentale entre l'être et le devoir-être subsista. Hobbes lui-même ne pouvait purement et simplement dénier la légitimité de faire appel au devoir-être, à la loi morale ou naturelle, contre l'être, l'ordre éli. La conception rousseauiste de la volonté générale qui, en tant que telle, ne peut errer — et donc est conforme, par sa simple existence, à ce qui doit être — montra comment l'abime qui sépare l'être du devoir-être peut être surmonté. A strictement parler, Rousseau ne montra cela qu'à une condition : celle que sa doctrine de la volonté générale, sa doctrine politique proprement dite, soit liée avec sa doctrine du processus historique ; cette liaison fut l'œuvre des grands successeurs de Rousseau, Kant et Hegel, plus que de Rousseau lui-même. Selon cette conception, la société juste ou rationnelle, la société caractérisée par l'existence d'une volonté générale reconnue comme étant la volonté générale, c'est-à-dire l'idéal, est nécessairement actualisée par le processus historique, sans que l'homme vise consciemment à l'actualiser »*. Le processus semble dès lors inévile, qui conduit du rabaissement par Machiavel du modèle idéal, de l'abandon de l'idée grecque d'un cosmos naturel hiérarchisé et « objectif », à l'apparition, dès la seconde vague, de l'histoire comme médiation entre l'être et le devoir-être ; de l'histoire, ainsi entendue, à l'historicisme proprement dit, il n'y a, semble-t-il, qu'un pas bien vite franchi : il suffit que l'historicité soit conçue sur le modèle de la « ruse de la raison » (entendons : selon l'idée que la raison, la société rationnelle se réalise, non par la raison elle-même, mais par son autre, par la « passion », c'est-à-dire sans que l'homme l'ait consciemment voulu), comme cela a lieu, selon L. Strauss, dès la philosophie de l'histoire de Kant2; dès lors, en effet, la distinction entre le bien et le mal, entre l'être et le devoir-être s'estompe au profit d'une sécularisation de l'idée de providence qui est le point de départ de l'historicisme : « Dans la mesure où l'ordre providentiel vint à être considéré comme intelligible à l'homme, et donc dans la mesure où le mal vint à être considéré comme nécessaire et utile, l'interdiction de faire le mal perdit de son évidence. Par suite, différents moyens d'action qui étaient auparavant condamnés comme mauvais purent désormais être considérés comme bons. Les buts de l'activité humaine furent abaissés. Mais c'est précisément à un abaissement de ces buts que tendait consciemment depuis ses origines la philosophie politique moderne ».
L. Strauss définit ainsi, dans The tirée waves of the modernity, la première phase de cette philosophie politique moderne : « Ses caractéristiques furent la réduction du problème moral et politique à un problème technique, et la conception de la nature comme devant être recouverte par ce simple artefact qu'est la civilisation »2. Cette définition s'éclaire elle-même, si on la rapporte à ce qui constitue, selon ce texte3, le principe fondamental de la pensée politique de Machiavel. Ce principe est en réalité double : il s'agit tout d'abord de penser la question politique à partir de l'être et non du devoir-être et, corrélativement, d'évacuer, sinon totalement, du moins partiellement, la notion grecque du hasard : « Beaucoup se sont plu à imaginer des républiques et des principautés qui n'eurent jamais d'existence, car ils prêtaient attention à la façon dont l'homme doit vivre plutôt qu'à celle dont il vit en fait. Machiavel oppose à l'idéalisme de la philosophie politique classique une approche réaliste des choses politiques. Mais cela ne constitue que la moitié de la rité (autrement dit : son réalisme est d'un genre particulier). Machiavel en énonce l'autre moitié en ces termes : la fortune est une femme qui peut être conquise lorsqu'on use de la force »4. On comprendra le lien profond qui unit ces deux énoncés, si l'on perçoit en quel sens ils assurent, par leur conjugaison même, la ruine de la philosophie classique : « on doit se rappeler le fait que la philosophie politique classique était une quête de l'ordre politique le meilleur, du meilleur régime entendu comme le régime le plus favorable à l'exercice de la vertu, à la façon dont l'homme doit vivre et que, selon la philosophie politique classique, l'élissement du meilleur régime dépend nécessairement d'une incontrôlable et insaisissable chance»1. L'opération de Machiavel consiste ainsi à rendre la fortune maitrisable en rabaissant l'étalon auquel on mesurait le meilleur régime : « Machiavel rabaisse consciemment l'étalon de l'action sociale. L'abaissement de l'étalon est censé conduire à un plus haut degré de probabilité d'actualisation du schème qui est construit en référence à l'étalon ainsi rabaissé. Par conséquent, la dépendance à l'égard de la chance est réduite : la chance sera conquise »2.
C'est ici, me semble-t-il, que s'éclaire la rile signification de la formule selon laquelle, avec la première vague de la modernité, la question politique est « réduite à un problème technique »s : dans ce « rabaissement du but » qui autorise une « conquête de la fortune », c'est bien en effet l'avènement de la technique qui est en jeu, et cela au cours d'un double processus : d'une part, la nature déchoit du rang de cosmos hiérarchisé, signifiant et finalisé, pour devenir un pur chaos, neutre et dénué de sens; d'autre part, la connaissance humaine cesse d'être « fondamentalement réceptive »4 pour devenir une activité dirigée en vue de la maitrise de ce chaos désordonné qu'est devenue, aux yeux de la science moderne, la nature : « Le rejet des causes finales (et par conséquent aussi du concept de chance) détruisit la base théorique de la philosophie politique classique »5. Sommée par l'homme de « se présenter devant le tribunal de la raison », la nature est désormais « soumise à la question » : « Connaitre est une espèce de faire. L'entendement humain prescrit ses lois à la nature. Le pouvoir de l'homme est infiniment supérieur à ce que l'on avait cru jusqu'ici ; non seulement l'homme peut transformer un matériau humain corrompu en matériau humain non corrompu, ou conquérir la chance, mais, de plus, toute rité et toute signification trouvent leur origine dans l'homme; elles ne sont pas inhérentes à un ordre cosmique qui existerait indépendamment de l'activité humaine La conquête de la nature implique que la nature est l'ennemie, un chaos que l'on doit réduire à l'ordre; tout ce qui est bon est dû plus au travail humain qu'au don de la nature : la nature fournit simplement un matériau à peu près sans valeur ».
Selon cette analyse, qui à l'évidence reprend sur plus d'un point celle de Heidegger2, le « rapport grec » de l'homme à la nature s'est inversé dans la modernité pour devenir, au sens large, un rapport de maitrise, de domination, bref, un rapport « technique » : si, dans la pensée classique, la nature constitue un « étalon totalement indépendant de la volonté de l'homme »3 et qui limite même cette volonté, laissant ainsi place au « pouvoir inélucle de la chance »*, c'est dans la modernité à un renversement complet de cette relation qu'on assiste : alors que, chez les classiques, l'homme est « par nature » la « mesure de toute chose », c'est, peut-on dire, « par liberté », de façon activiste, qu'il devient, avec l'avènement de la ure moderne de la science5, le « maitre et possesseur de la nature ». En ce sens, en effet, et Strauss reprend ici encore une analyse de Heidegger, la formule « l'homme est la mesure de toute chose » est l'opposé exact de « l'homme est le maitre de toute chose »8.
Cette thèse de L. Strauss éclaire le lien qui unit le renversement, dès la première vague de la modernité, de ce qui constituait le fondement même des théories classiques du droit naturel, avec l'apparition, dans la deuxième vague, d'une philosophie de l'histoire qui, en tant que rationaliste et déterministe, en tant que philosophie de la nécessité (ruse de la raison) du passage de l'idéal au réel, ouvre la voie à l'historicisme et à la négation de la philosophie politique. L'enseignement de Machiavel implique un renversement complet du rapport morale/politique, renversement dont L. Strauss semble penser qu'il ne sera jamais annulé au cours de la deuxième vague. C'est là, bien évidemment, le point qu'il faut encore mettre pleinement en lumière si nous voulons saisir en quel sens, selon L. Strauss, les « philosophies de la liberté » qui, comme celle de Rousseau ou de Kant, caractérisent la deuxième vague de la modernité n'ont pas contribué, malgré l'apparence, au renouveau de la philosophie politique qu'elles visaient pourtant à susciter par un retour à la philosophie classique. L'argumentation de L. Strauss me semble, sur ce point, s'articuler en trois temps :
1 / Le rabaissement de l'étalon — le fait que la question du meilleur régime soit posée par rapport à l'homme (à la passion) et non plus par rapport à un ordre naturel « objectif» ou « substantiel » — implique un renversement du rapport morale/politique : tandis que la politique est pensée, dans la philosophie classique, en relation à un ordre éthique (un étalon) qui lui préexiste, la moralité devient, à partir de Machiavel, non plus une condition de réflexion préalable, mais au contraire un effet du politique : « On doit partir de la façon dont les hommes vivent effectivement; on doit rajuster le point de mire. Le corollaire immédiat de cette proposition est la réinterprétation de la vertu : la vertu ne doit pas être comprise comme ce en vue de quoi la république existe, mais la vertu existe exclusivement en vue de la république La moralité n'est pas possible en dehors de la société politique; elle présuppose la société politique; la société politique ne peut être élie et présere en restant dans les limites de la moralité pour la simple raison que l'effet ou le conditionné ne peut précéder la cause ou la condition »1. Ce renversement est donc, selon L. Strauss, une conséquence inélucle de l'abandon de « l'approche traditionnelle » d'après laquelle « la moralité est quelque chose de substantiel »*.
2 / Dès lors, la voie est virtuellement ouverte à l'apparition d'une philosophie rationaliste et dialectique de l'histoire, entendons : à une philosophie de l'histoire selon laquelle la réalisation de la raison (du vrai et du bien) s'effectue par le contraire de la raison : « La moralité n'est possible que dans un contexte qui ne peut être créé par la moralité, car la moralité ne peut se créer elle-même. Le contexte dans lequel la moralité est possible est créé par l'immoralité. La moralité repose sur l'immoralité, la justice sur l'injustice, de même que toute légitimité repose en dernière analyse sur des bases révolutionnaires »2. Et L. Strauss multiplie à ce propos les formules qui marquent clairement le lien qui unit l'apparition des théories de la ruse de la raison et ce renversement moderne3 du rapport morale/politique, allant jusqu'à citer dans ce contexte le célèbre passage du Projet de paix perpétuelle où Kant affirme la possibilité « pour un peuple de démons » de parvenir à la construction d'une société politique juste dans laquelle la moralité deviendrait possible4.
3 / De la théorie de la ruse de la raison à l'historicisme il n'y a qu'un pas, puisque déjà en celle-ci apparait nécessairement l'idée que « le cours du monde est le Tribunal du monde » et que le succès est ainsi le critère de rité, de sorte qu' « il suffit » de priver cette théorie de son cadre systématique pour obtenir un historicisme radical5.
La liaison entre la première et la deuxième vague, entre l'abandon des fondements philosophiques de la pensée grecque et le glissement vers l'historicisme, parait ainsi fermement élie. Comment comprendre toutefois — et cette question est bien sûr essentielle pour notre débat puisque, dès ses premiers textes politiques, Fichte se réclamera explicitement sur ce point de Rousseau et de Kant — la situation, au sein de cette « périodisation » de la pensée politique, des philosophies modernes du « devoir-être », de la distinction radicale du fait et du droit ? Comment comprendre, par exemple, qu'un penseur comme Rousseau puisse participer en quelque façon à un courant de pensée qui aboutit à la négation même de ce qui constitue, au moins apparemment, le point de départ de sa pensée ? L. Strauss ne reconnait-il pas lui-même que la philosophie de Rousseau commence par une critique radicale de la première vague, par une tentative de renouer avec la conception classique du droit naturel, dans la mesure où Rousseau a « protesté au nom de la vertu au nom de la vertu non utilitariste qui était le propre des républiques classiques, contre les doctrines dégradantes et avilissantes de ses prédécesseurs »* ? Dès lors, en quel sens faut-il interpréter l'affirmation selon laquelle « ce retour à la pensée prémoderne conduit, consciemment ou inconsciemment, à une forme de modernité encore bien plus radicale »2 ? Comment comprendre, donc, que Rousseau, malgré la différence qu'il réinstaure entre le fait et le droit, nous conduise en réalité vers un historicisme radical, et qu'ainsi « sa pensée marque un pas décisif dans le mouvement de sécularisation qui vise à garantir l'actualisation de l'idéal ou à prouver la coïncidence du rationnel et du réel »8 ?
Ici encore, je me bornerai à indiquer ce qui m'a paru constituer le nerf de l'argumentation de L. Strauss : si Rousseau, malgré son retour apparent à une problématique classique, accélère en réalité l'apparition du concept moderne d'historicité, c'est que sa tentative de revenir à la distinction du droit et du fait s'effectue malgré tout dans la perspective ouverte, au sein de la première vague de la modernité, par Hobbes : « Le concept d'histoire, c'est-à-dire le concept d'un processus historique linéaire au cours duquel l'homme devient humain sans l'avoir voulu, est une conséquence de la radicalisation, par Rousseau, du concept hobbésien d'état de nature »*.
Ce qui caractérise en effet la façon dont Hobbes conçoit l'état de nature, c'est qu'elle marque en un certain sens la nécessité de faire retour, contre le « réalisme machialien », à l'idée de loi naturelle, tout en acceptant cependant les exigences fondamentales de ce réalisme : « La substitution des vertus purement politiques aux vertus morales et l'admiration de Machiavel pour les pratiques léonines de la Rome républicaine présentaient des difficultés qui poussèrent Hobbes à restaurer les principes moraux de la politique, c'est-à-dire la loi naturelle, au niveau du réalisme machialien »2. De là l'ambiguïté de la notion hobbésienne d'état de nature qui, en un sens, semble renouer avec la tradition classique (avec la recherche d'un « étalon » naturel ou moral auquel mesurer les exigences politiques), mais qui la transure par ailleurs radicalement en la soumettant à l'exigence proprement moderne du réalisme; la solution de cette ambiguïté résidant dans le fait que la notion de nature cesse de désigner une finalité ou une perfection pour qualifier simplement l'état originel de l'homme : « La tradition dominante avait défini la loi naturelle par rapport à la fin ou la perfection de l'homme en tant qu'animal rationnel et social. Ce que Hobbes tenta donc, ce fut, en faisant sienne l'objection principale de Machiavel contre la tradition utopique, mais en refusant par contre sa solution, de conserver l'idée de loi naturelle tout en la dissociant de celle de perfection humaine : ce n'est que si l'on peut déduire la loi naturelle du comportement de fait des hommes que celle-ci peut être efficace ou avoir une valeur pratique. Il faut rechercher le fondement de la loi naturelle non pas dans la fin de l'homme mais dans ses origines, dans la prima naturae ou plutôt dans le primum naturae. Ce qui a le plus d'empire, chez la plupart des hommes, la plupart du temps, ce n'est pas la raison mais la passion la loi naturelle doit être déduite de la passion la plus puissante de toutes »1, à savoir, selon Hobbes, « la peur de la mort violente par le fait d'autrui ».
La conception rousseauiste de l'état de nature, aussi éloignée soit-elle de celle de Hobbes, reprend cependant celle-ci sur l'essentiel : à savoir la rupture avec la pensée grecque d'une téléologie naturelle2. Bien plus, malgré l'apparence, c'est, selon L. Strauss, par une radicalisation des principes de Hobbes que Rousseau parvient à sa propre conception de l'état de nature : si l'on admet en effet que l'homme à l'état de nature vit solitaire, que par conséquent sa sociabilité n'est pas innée, il faut le penser à l'état de nature comme démuni de tout ce qui est produit par le contact avec autrui, donc comme dépourvu de vice et de raison3. « Partant, nous pouvons parfaitement comprendre pourquoi Rousseau remplace la définition traditionnelle de l'homme, animal raisonnable, par une nouvelle définition. De plus, comme l'homme naturel est préraisonnable, il est tout à fait incapable de connaitre de quelque façon que ce soit la loi de la nature qui est la loi de raison l'homme naturel est prémoral à tous égards : il n'a pas de cœur, l'homme naturel est sous-humain »4. C'est donc, selon L. Strauss, uniquement par une application rigoureuse des principes mêmes de Hobbes que Rousseau est conduit à dénier à l'homme naturel, non seulement la sociabilité, mais encore toute forme de rationalité5.
Cette conception non téléologique de la naturalité possède alors une série d'implications qui, de proche en proche, conduisent inévilement, selon L. Strauss, à mettre au premier le concept d'histoire dont la théorisation sera le fait de l'idéalisme allemand : la première implication, sans doute la plus importante, est la reprise par Rousseau du rapport moderne, déjà éli par Machiavel et Hobbes, entre morale et politique. Nous avons déjà entrevu la forme que revêt ce renversement chez Machiavel. Chez Hobbes, il se manifeste, en conséquence de sa conception de l'état de nature, par le fait que la sphère politique est pensée comme destinée à satisfaire des droits individuels (ceux, précisément, que possède l'individu selon la loi naturelle) et non comme instituant des devoirs : « Le rôle de l'Etat n'est pas de créer ou de promouvoir en l'homme une vie vertueuse, mais de sauvegarder le droit naturel de chacun En transportant la loi naturelle sur le terrain de Machiavel, Hobbes créait sans nul doute un type entièrement nouveau de doctrine politique. Les doctrines prémodernes de la loi naturelle enseignaient les devoirs de l'homme et pour peu qu'elles prêtassent attention à ses droits elles les dérivaient essentiellement de ses devoirs »*.
Conformément aux exigences du « réalisme machialien », le renversement du rapport morale/politique qui caractérise la modernité en général prend donc chez Hobbes la forme d'un renversement du rapport entre les droits et les devoirs : c'est qu'en effet « l'instauration d'un ordre social défini par rapport aux devoirs de l'homme est par force incertaine et improbable tout autre est le cas d'un ordre social défini par rapport aux droits de l'homme. Car les droits en question expriment et veulent exprimer ce que tout le monde désire réellement et de toute façon »2. Par où l'on voit que, malgré le retour à l'idée d'une loi naturelle, Hobbes reste foncièrement « moderne », c'est-à-dire machialien : « La loi morale devient donc la somme des règles auxquelles il faut obéir si l'on veut que règne la paix. Tout comme Machiavel réduisait la vertu à une vertu politique, Hobbes la réduisait à une vertu sociale Si le seul fait moral absolu est le droit naturel de chacun à sa conservation, et par suite si toutes les obligations à l'égard d'autrui naissent du contrat, la justice se confond avec l'habitude d'exécuter des contrats. Elle ne consiste plus à satisfaire à des critères indépendants de la volonté humaine »3.
Hobbes ne ferait donc que poursuivre, en soumettant l'idée même de nature aux exigences d'un réalisme conséquent, le mouvement qui, supprimant toute idée de téléologie naturelle ou « objective », conduit à « réduire » le fait moral à sa dimension simplement humaine. Et c'est bien, selon L. Strauss, de cette moderne conception des rapports du droit et du devoir que Rousseau hérite en reprenant la pensée hobbésienne de l'état de nature comme état originaire de l'homme. Une telle affirmation peut sembler paradoxale : n'avons-nous pas admis, en effet, que Rousseau, par le fait même qu'il a approfondi la conception hobbésienne de l'état de nature, abandonne en un certain sens 1' « utilitarisme » qui était celui des penseurs de la première vague ? Un tel abandon ne représente-t-il pas, par conséquent, un retour manifeste à cette dualité de l'être et du devoir-être qui est indispensable à la fondation d'une philosophie politique ? C'est là ce que L. Strauss semble reconnaitre lorsqu'il souligne combien « Rousseau était convaincu que la distinction entre le bonheur, ainsi que l'entendait Hobbes, et la misère constante était insaisissable et que la conception « utilitaire » de la morale chez Hobbes et Locke était insuffisante : la morale doit avoir une assise plus solide que le calcul »*. Pourtant, malgré l'apparence, Rousseau demeure, selon L. Strauss, foncièrement dépendant de la nouvelle conception des rapports du droit et du devoir, de la politique et de la morale, et s'il reste prisonnier de cette perspective moderne, c'est bien en tant que penseur réaliste.
C'est là ce qu'il faut encore mettre en lumière si nous voulons saisir en quoi les philosophies modernes du devoir-être, en tant qu'essentiellement réalistes, sont, selon L. Strauss, tendanciellement dirigées vers la négation même de la philosophie politique au profit de l'historicisme, de sorte que c'est bien la modernité dans sa totalité qui est préhistoriciste. En effet, si la question éthique est essentiellement celle de la « limitation », celle de la distinction entre « liberté et licence »2, c'est, à en croire L. Strauss, de façon « réaliste » que cette question est encore résolue par Rousseau, dans sa théorie de la volonté générale, puisqu' « elle peut être considérée comme l'aboutissement de l'effort pour trouver un substitut « réaliste » à la loi naturelle traditionnelle. D'après elle, la limitation des désirs humains est fonction, non pas des exigences inefficaces de la perfection humaine, mais de la reconnaissance chez tous les autres du droit qu'on revendique pour soi-même : tous les autres prennent nécessairement un intérêt réel à la reconnaissance de leurs droits » de sorte que le désir « généralisable » devient « raisonnable et juste », puisque probablement réalisable »1.
Sans doute perçoit-on à nouveau difficilement dans cette argumentation, par ailleurs discule, en quoi Rousseau échappe à l'utilitarisme des penseurs de la première vague. Et peut-être cette difficulté est-elle au cœur de la critique straussienne des « philosophies de la liberté ». Notons cependant que L. Strauss tente de lui trouver une réponse en soulignant le caractère ambigu du projet rousseauiste qui vise à s'ésectiuner d'une conception utilitariste de la loi naturelle tout en restant fidèle aux exigences du réalisme : « En essayant de restaurer une juste conception du bonheur et de la morale, il eut recours à une version considérablement modifiée de la théologie naturelle traditionnelle, mais il sentait que cette version elle-même était exposée à des « objections insolubles. Dans la mesure où il était sensible à la force de ces objections il était forcé d'essayer de comprendre la vie humaine en partant de la notion hobbésienne de la primauté du droit ou de la liberté, par opposition à la primauté de la perfection, de la vertu ou du devoir. Il tenta de greffer les notions de devoirs inconditionnels et de vertu non mercenaire sur la notion hobbésienne de la primauté de la liberté ou des droits. Il admettait en somme que les devoirs doivent être entendus comme déris des droits, qu'il n'y a pas de loi naturelle à proprement parler qui précède la liberté humaine »2.
De cette ambiguïté de la pensée de Rousseau, nous pouvons maintenant « déduire » les deux « reproches » essentiels que lui adresse Strauss, à savoir le fait qu'elle conduit au concept moderne d'historicité et que la question morale de la distinction entre liberté et licence est résolue, non plus à partir d'un étalon « objectif », extérieur à la volonté humaine, mais seulement à partir de l'idée d'une généralisation de l'intérêt; de sorte que, si du moins je comprends cette critique de L. Strauss, la modernité de Rousseau ne consisterait pas tant à supprimer l'idée de devoir-être qu'à 1) la présenter comme le produit d'un processus historique et 2) la vider de tout contenu « objectif ».
Examinons brièvement ces deux points, d'ailleurs étroitement liés : si l'abandon radical de toute référence téléologique conduit Rousseau à aller encore plus loin que Hobbes dans ce mouvement qui « désubstantialise » radicalement l'idée de nature et à dénier par conséquent à l'homme naturel toute autre qualité que la perfectibilité et le sentiment de pitié, il va de soi que la « nature humaine » se réduit à ce que l'homme acquiert par ses propres efforts au cours d'un processus historique : « Rousseau a vu que l'homme à l'état de nature est un homme démuni de tout ce qu'il a acquis par ses propres efforts. L'homme à l'état de nature est sous-humain ou préhumain. Son humanité ou rationalité a été acquise au cours d'un long processus. Dans un langage postrousseauiste, nous dirions que l'humanité de l'homme est due, non à la nature, mais à l'histoire, au processus historique »*. L'idée de naturalité se trouve ainsi presque intégralement remplacée par celle d'histoire, la nature initiale de l'homme consistant, si l'on ose dire, à ne pas avoir de nature, à être simplement indéfiniment « perfectible » : « L'homme est bon par nature parce qu'il est par nature un être sous-humain capable de devenir bon ou mauvais. Il n'y a pas vraiment de constitution naturelle de l'homme : tout ce qui est spécifiquement humain est acquis Il n'y a pas d'obstacles naturels au progrès presque illimité de l'homme ou à son pouvoir de se libérer du mal. Pour la même raison, il n'y a pas d'obstacles naturels à sa dégradation presque illimitée l'homme n'a pas une nature à proprement parler qui poserait une limite à ce qu'il peut tirer de lui-même »2.
C'est en ce point précis que nous pouvons enfin cerner ce qui constitue pour Strauss la fragilité de la position rousseauiste, l'ambiguïté qu'elle instaure au cœur même de la notion de devoir-être : d'un côté, en effet, si l'état de nature de l'homme est « sous-humain », il semble impossible d'y trouver un quelconque étalon auquel mesurer d'éventuelles exigences politiques, et nous sommes alors inéluclement renvoyés à l'histoire : « Si l'état de nature est sous-humain, il est absurde de revenir à l'état de nature pour y trouver la norme humaine. Hobbes avait nié que l'homme eût une fin naturelle. Il croyait qu'il pouvait trouver une base naturelle ou non arbitraire du droit dans les origines de l'homme. Rousseau montra que ces origines n'ont aucun trait humain. En se fondant sur les prémisses de Hobbes, par conséquent, il devenait nécessaire d'abandonner toute tentative de trouver le fondement du droit dans la nature, dans la nature humaine »1. Et, dès lors, si « l'humanité de l'homme est le fruit de l'évolution historique »2, il semble bien que la seule « solution » consiste à « trouver l'étalon des actions humaines dans l'évolution historique »3. Mais, précisément, Rousseau, qui est encore philosophe, refuse une telle solution histori-ciste en raison de son absurdité évidente : « Il comprenait que l'évolution historique ne peut être reconnue s'il n'y a pas d'étalon qui transcende l'histoire. L'évolution historique ne peut être reconnue comme progrès sans une connaissance préalable de sa fin ou de son dessein Ce n'est donc pas la connaissance de cette évolution historique, mais celle du vrai droit public qui fournit à l'homme le vrai étalon »*.
On le voit, par conséquent, Rousseau n'est pas directement l'initiateur d'un courant historiciste puisqu'il préserve, en un certain sens qui reste à préciser, l'idée de devoir-être, l'idée d'un étalon qui transcende l'histoire elle-même. La critique de L. Strauss porte donc sur la nature de cet étalon, ou, plus exactement, sur le fait qu'il soit purement « formel », purement humain et nullement substantiel ou « objectif ». Pour comprendre cette critique — que Strauss étendra à l'ensemble des philosophies de la liberté, c'est-à-dire à l'ensemble de l'idéalisme allemand — il faut admettre ce paradoxe que l'état de nature, tout en décrivant un état sous-humain, fonctionne malgré tout comme l'étalon puisque, selon l'interprétation de L. Strauss, Le Contrat social tente de définir un ordre politique qui constitue la meilleure approximation de l'état de nature : « La société civile doit donc être dépassée, non pas dans le sens de la fin humaine la plus haute, mais dans le sens d'un retour aux origines, au premier passé de l'homme. Ainsi l'état de nature tendait à devenir pour Rousseau un étalon positif La vie bonne réside dans la meilleure approximation possible de l'état de nature au niveau de l'humanité. Sur le politique, cette approximation est réalisée par une société édifiée en conformité avec les exigences du contrat social »1.
Il faut donc bien admettre que l'état de nature possède un double sens, qu'il décrit non seulement la condition originelle de l'homme, mais encore un étalon positif2, et qu'à ce titre Rousseau maintient encore l'idée de devoir-être et refuse de la laisser se dissoudre dans un « réalisme machia-lien ». La critique de L. Strauss ne peut dès lors que se reporter sur le contenu de cette « idée » : si l'état de nature ne semble, en tant que sous-humain, pouvoir fournir aucune norme humaine, si par ailleurs le progrès historique est dénué de sens en l'absence d'un étalon transcendant auquel on pourrait le mesurer, comment penser l'ordre politique juste et bon comme un retour aux origines ? Quel est l'élément qui, dans cet état de nature indéterminé et préhumain, peut alors jouer le rôle de critère positif? Paradoxalement, selon L. Strauss, c'est cette indétermination même, comprise comme « perfectibilité » ou comme liberté, qui va servir à Rousseau de critère3, de sorte que, si Rousseau a conser son importance à la notion d'état de nature, « c'est que cette notion garantissait l'indépendance radicale de l'individu. Il la conserva parce qu'il recherchait un étalon naturel qui pût favoriser au maximum l'indépendance de l'individu En fait, Rousseau tend à identifier liberté et vertu Mais surtout Rousseau propose que la définition traditionnelle de l'homme soit remplacée par une nouvelle définition selon laquelle ce n'est pas la raison mais la liberté qui distingue spécifiquement l'homme »x. De sorte que ce qui constitue apparemment le défaut de l'état de nature rousseauiste, à savoir le fait qu'il est indéterminé, impropre, en tant que sous-humain, à fournir des normes, était en réalité « aux yeux de Rousseau sa justification parfaite : l'imprécision même de l'état de nature considéré comme fin des aspirations humaines en faisait le hicule idéal de la liberté »2. Or, c'est très précisément en ce point que L. Strauss voit le danger fondamental de la pensée rousseauiste et, par là même, des philosophies de la liberté qui lui emboiteront le pas : c'est que, par le fait même de cette indétermination fondamentale que l'on prend pour étalon, la distinction entre liberté et licence tend à s'évanouir, prie qu'elle est de toute référence substantielle : « Faire des réserves sur la société au nom de l'état de nature signifie faire des réserves sur la société sans être ni obligé, ni capable d'indiquer la façon de vivre, la cause ou la démarche au nom desquelles on fait ces réserves. La conception d'un retour à l'état de nature sur le de l'homme était la base idéale pour réclamer une libération de la société qui ne soit pas une libération pour quelque chose. C'était une base idéale pour invoquer contre la société quelque chose d'imprécis et d'indéfinissable »3. Bref, ce que L. Strauss dénonce comme foncièrement dangereux dans la pensée rousseauiste, c'est l'idée moderne de liberté entendue comme le fait de ne pas avoir de « nature humaine » ou, pour reprendre une formule de Fichte, de n'être « initialement rien », à la différence de l'animal qui est, ne fût-ce que par son instinct, toujours quelque chose de défini4; à cette liberté, L. Strauss oppose celle qui est « justifiée par référence à quelque chose de plus haut que l'individu ou simplement que l'homme en tant qu'homme » et qui seul « institue une distinction intelligible entre liberté et licence »*.
En fonction de cette distinction de deux types de liberté, et me semble-t-il, afin de maintenir sa signification (seule la conception grecque de la liberté, en tant qu'elle fait référence à une limitation « objective », non humaine, permet de distinguer liberté et licence), L. Strauss se voit contraint d'interpréter la conception rousseauiste de la volonté générale et sa reprise par Kant dans la Critique de la Raison pratique, en termes d'intérêts : Cette interprétation discule est, en effet, la seule qui permette de maintenir la préséance de la liberté classique (limitation « objective » par la vertu) sur la liberté moderne (perfectibilité, donc indétermination) en manifestant le caractère arbitraire de la seconde : aussi L. Strauss ne redoute-t-il pas d'écrire que « si le critère ultime de la justice devient la volonté générale, c'est-à-dire la volonté d'une société libre, le cannibalisme est aussi juste que son opposé. Toute institution consacrée par l'esprit du peuple doit être regardée comme sacrée »2. Cette thèse, qui refait de Rousseau un penseur strictement réaliste, s'appuie sur l'idée que la limitation de la liberté, dans la perspective moderne, ne peut venir que des autres libertés ; dès lors s'éclaire le sens en lequel Rousseau annonce ce qui, pour L. Strauss, va constituer l'œuvre essentielle de l'Idéalisme allemand : la philosophie rationaliste de l'histoire : « La pensée de Rousseau marque une étape décisive dans le mouvement de sécularisation qui vise à garantir l'actualisation de l'idéal ou à prouver la nécessaire coïncidence du rationnel et du réel, ou encore à en finir avec ce qui transcende essentiellement toute réalité humaine possible. L'hypothèse d'une telle transcendance avait permis autrefois à des hommes de faire une distinction tenable entre liberté et licence. La licence consiste à faire ce vers quoi l'on incline; la liberté consiste à faire d'une façon juste seulement ce qui est bon; et notre connaissance du bien doit provenir d'un principe supérieur, elle doit venir d'en haut. Ces hommes reconnaissaient une limitation de la licence qui vient d'en haut, une limitation verticale. Sur les bases qui sont celles de Rousseau, la limitation de la licence est effectuée horizontalement, par la licence des autres hommes. Je suis juste si j'accorde à tous les autres les mêmes droits que j'exige pour moi-même, quels que puissent être par ailleurs ces droits. La limitation horizontale, la limitation de mes prétentions par celles des autres, se produit forcément d'elle-même »'. C'est dire que si la limitation de la liberté est en réalité le résultat d'un rapport de forces entre des exigences éventuellement illégitimes, le résultat (la « résultante ») de ce conflit peut bien être, lui aussi, radicalement illégitime face à l'exigence de limitation verticale, quand même il s'accorderait (ce qu'il fait d'ailleurs par définition à un moment ou à un autre du processus historique) avec les exigences d'une limitation horizontale : que la volonté générale opte pour le cannibalisme et, selon L. Strauss, il n'est plus rien dans la pensée politique de Rousseau qui puisse s'y opposer : car un tel comportement ne pourrait être limité que verticalement, par référence à un ordre « objectif ».
Cette critique de Rousseau nous permet de saisir les deux objections essentielles élees par L. Strauss contre la pensée politique qu'il croit commune à l'idéalisme allemand :
1 / Il va de soi, tout d'abord, qu'ainsi interprétée la philosophie de Rousseau fait signe vers une théorie rationaliste de l'histoire, vers une théorie de la « ruse de la raison » destinée à montrer la nécessaire coïncidence du rationnel et du réel, du devoir-être et de l'être : « Les philosophes allemands qui héritèrent de ce problème pensaient qu'une réconciliation est possible et que cette réconciliation peut être apportée, ou même a déjà été apportée, par l'histoire La philosophie de l'histoire montre la nécessité essentielle de l'actualisation de l'ordre juste. Sous cet aspect décisif, la chance n'existe plus, c'est-à-dire que la même tendance réaliste qui conduisit dans la première vague à rabaisser l'étalon conduit dans la seconde à la philosophie de l'histoire »2. Visant « tendanciellement » la suppression de la distinction entre le réel et l'idéal, la philosophie de Rousseau est donc correctement interprétée par ses successeurs allemands qui lui apportent, avec cette philosophie de l'histoire, un complément sans doute important, mais nullement décisif.
2 / La seconde objection adressée à l'idéalisme allemand porte plus directement sur le procédé « horizontal » de limitation des libertés : nous avons vu combien le résultat d'une telle limitation pouvait sembler insuffisant du point de vue classique (du point de vue de la « limitation verticale »), puisque dans la modernité inaugurée par Rousseau « c'est la simple généralité d'une volonté qui garantit sa bonté » sans qu'il soit « nécessaire de recourir à une quelconque prise en considération de ce qu'est la nature de l'homme, de ce que sa perfection naturelle requiert »*.
Or c'est bien, selon L. Strauss, la simple radicalisation de ce point de vue qui constitue le fondement même de la philosophie pratique de l'idéalisme allemand, c'est-à-dire de la morale kantienne : la conception rousseauiste reçoit « sa pleine clarté dans la doctrine morale de Kant : pour qu'une maxime soit reconnue comme bonne il suffit simplement qu'elle soit susceptible de devenir le principe d'une législation universelle; la simple forme de la rationalité, c'est-à-dire l'universalité, garantit la bonté du contenu. Par suite, les lois morales, en tant que lois de la liberté, ne sont plus comprises comme des lois de la nature. Les idéaux moraux et politiques sont élis sans référence à la nature humaine : l'homme est radicalement libéré de la tutelle de la nature. Dès lors, des arguments contre l'idéal que l'on pourrait tirer de la nature humaine comme reconnus par une expérience incontesle tirée du fond des ages n'ont plus d'importance le seul guide concernant le futur, concernant ce que l'homme doit faire ou aspire à faire, est fourni par la raison. La raison remplace la nature. Telle est la signification de l'assertion selon laquelle le devoir-être n'a aucune base dans l'être ».


2 - Le retour à la pensée classique

Je reviendrai dans le chapitre suivant sur les difficultés que recèle en réalité cette lecture, à mes yeux inacceple, des philo-sophies de la seconde vague. Je me bornerai pour l'instant à remarquer qu'il s'en déduit très clairement pour Strauss la nécessité de faire retour, contre l'ensemble de la modernité, qui nous en sépare aussi sûrement qu'un « écran w1, vers cet « age d'Or » de la philosophie politique, vers cette « expression la plus pure de la pensée non historiciste »2 que représente dès lors la philosophie grecque. La philosophie classique semble en effet s'opposer à la modernité sur quatre points, qui définissent les conditions de possibilité d'une rile réflexion politique :
1 / En tant que philosophique, la pensée politique classique est tout d'abord découverte3, contre l'autorité, de la notion de nature entendue comme « étalon » et, par là même, elle inaugure une réflexion sur la capacité qu'a l'homme de transcender le donné positif : « L'apparition de la philosophie agit profondément sur l'attitude de l'homme devant la politique A l'origine, l'autorité s'enracinait dans la tradition ancestrale. La découverte de la notion de nature ruine le prestige de cette tradition ancestrale. La philosophie abandonne ce qui est ancestral pour ce qui est bon, pour ce qui est bon en soi, pour ce qui est bon par nature En ruinant l'autorité de la tradition ancestrale, la philosophie reconnait que la nature est /'autorité suprême. Il serait plus exact toutefois de dire que, ce faisant, la philosophie reconnait en la nature /'étalon »*. Cette découverte de l'idée de nature apparait ainsi comme la première condition, comme la « condition nécessaire de l'apparition de la notion de droit naturel »5 et par conséquent aussi de la philosophie politique puisque « la philosophie, par opposition au mythe, vint à exister lorsqu'on découvrit la nature »*.
2 / Cette idée fonde en effet celle de devoir-être, sans laquelle la notion même de droit naturel n'aurait évidemment plus aucun sens. Encore convient-il de préciser que, dans la pensée classique, cette notion de devoir-être possède une signification strictement naturelle et téléologique qui la distingue nettement de la conception moderne de la liberté : « Le droit naturel, dans sa forme classique, est lié à une perspective téléologique de l'univers. Tous les êtres naturels ont une fin naturelle, une destinée naturelle qui détermine quelles sont les opérations qui sont bonnes pour eux »2, de sorte que « parmi les désirs et les penchants de l'homme, nous devons distinguer entre ceux qui sont naturels et ceux qui sont nés de la convention, et, en outre, entre ceux qui sont conformes à la nature humaine, donc bons pour l'homme, et ceux qui, altérant sa nature, son humanité, sont par conséquent mauvais. Nous voici donc conduits à l'idée d'une vie humaine qui est bonne parce qu'elle est conforme à la nature »3. Il y a ainsi, entre la nature et le réel, une distance suffisante pour permettre à l'idée de devoir-être de s'instaurer, mais cependant cette distance est, si l'on ose dire, suffisamment réduite pour que ces deux termes ne soient pas coupés l'un de l'autre d'une façon si radicale que leur coïncidence s'arerait impossible : bref, nous sommes encore loin de « cette opinion moderne » qui, « rejetant la nature comme étalon », fait que « nature et liberté, réalité et norme, être et devoir-être se révèlent absolument indépendants l'un de l'autre »4.
3 / La question de l'être même du social apparait par suite comme située au sein de cette interrogation plus vaste, proprement philosophique, qui vise l'essence de l'ordre naturel : en ce sens, le politique n'est pas pensé directement comme une construction humaine, comme un produit de l'activité, encore moins comme l'émanation d'une rationalité absolue puisque aussi bien le « naturel est ici entendu par opposition à ce qui est humain, par trop humain1. C'est au sein d'un ordre téléologique plus vaste que « le meilleur régime » devient l'objet de la philosophie politique2, c'est-à-dire l'objet d'une interrogation dans laquelle le rapport de l'homme au cosmos naturel reste foncièrement empreint de mystère; car c'est plus la recherche d'une cosmologie que la solution d'un problème cosmologique qui est au fondement de la philosophie politique classique3, la seule prérogative de l'homme — mais cette prérogative est peut-être essentielle — étant l'interrogation : elle provient de ce que « l'ame humaine est la seule partie du tout qui soit ouverte à ce tout »4 ; mais cette interrogation ne supprime jamais, du moins tant qu'elle reste philosophiquement rigoureuse et qu'elle refuse de céder à ce qu'il conviendrait dès lors de nommer « idéologie », le mystère qui tient au cœur même de ce rapport de l'homme à la rité du tout5.
4 / La permanence de ce « mystère » — qui se traduit chez Socrate par le fait que le savoir ne saurait prétendre être autre chose qu'un « savoir de l'ignorance » — explique l'absence, assurément essentielle pour L. Strauss, de « philosophie de l'histoire » dans la philosophie politique classique6, entendons : l'absence de rationalisation du processus historique par laquelle le « meilleur régime » serait pensé comme devant nécessairement se réaliser. Bien au contraire, son actualisation dépend en dernière instance de la « fortune », par exemple, chez Platon, de la coïncidence entre le pouvoir politique et la philosophie1, de sorte que l'homme ne pouvant nullement ici se poser comme « maitre et possesseur de la nature », « le problème politique » ne se réduit à aucun égard à un « problème technique »2.
Disposant ainsi — au moins à titre de fil conducteur pour l'interrogation philosophique — d'un étalon naturel, à la fois transcendant et « objectif », la philosophie politique classique, foncièrement non humaniste, apparait bien comme située aux antipodes des deux ures résolument modernes de la négation de la philosophie politique : l'historicisme et le positivisme. L'œuvre politique de l'idéalisme allemand, réduit jusque dans sa ure apparemment la moins « réaliste », ha Critique de la raison pratique, à n'être qu'une gigantesque entreprise de justification et de sanctification de la réalité, n'aurait donc au fond essentiellement consisté qu'à i) produire une philosophie de l'histoire qui tend à « démontrer » systématiquement la nécessité de la coïncidence du réel et de l'idéal, et 2) généraliser le concept indéterminé et formel d'une limitation réciproque des libertés, consacrant ainsi définitivement la liquidation de tout étalon éthique auquel la politique serait tenue de se mesurer. Ainsi, de l'idéalisme allemand aux négations ultimes, historicistes et positivistes, de la philosophie politique, il n'y aurait effectivement qu'un pas, de sorte que la tentative qui viserait à chercher au sein de cette seconde vague de la modernité une pluralité de pensées de l'historicité, voire le renouveau d'une interrogation politique authentiquement philosophique, se verrait de toute part condamnée.
Je voudrais cependant émettre ici le soupçon que la périodisation de l'histoire de la philosophie politique proposée par L. Strauss — périodisation dont on perçoit aisément combien elle est orientée par le souci de trancher la querelle des Anciens et des Modernes en faveur des premiers — occulte en réalité les tensions et la diversité qui se sont manifestées au cours de la seconde vague — tensions dont il est loin d'être certain qu'elles aient été harmonieusement réconciliées par le « couronnement hégélien » — et qu'elle reste ainsi prisonnière d'une vision traditionnelle, univoque et linéaire, de l'histoire de la philosophie.
Sans prétendre ici entreprendre une critique exhaustive de cette périodisation et du choix qu'elle implique d'une conception « classique », « objective » ou « substantielle » de la moralité, je tenterai d'indiquer les motifs qui doivent conduire à remettre en question l'image de l'idéalisme allemand qu'elle tend à hiculer.



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