Voulez-vous maintenant qu'ensemble nous repassions le Chan-nel ? Fort peu d'hommes, fort peu d'idées ont eu celte bonne fortune entre la rupture de la paix d'Amiens et la capitulation de Fontainebleau ! Aussi bien, en abordant le Continent, nos yeux découvrent-ils un paysage intellectuel très différent de celui qu'ils ennent de quitter : plus riche, plus pittoresque, plus aimable ; plus confus aussi, du moins à première impression.
L'école classique anglaise porte la
marque de sa jeunesse vécue en présence de la guerre, dans l'atmosphère inquiète d'une insilité monétaire prolongée, dans la hantise de la famine dont le blocus portait la menace. Au contraire toutes les doctrines que nous allons maintenant étudier, quelle que soit leur nuance, respirent la paix, la postulent, et l'exaltent. Sur le Continent, le xixc siècle commence en 1815. Nous allons voir presque toutes les écoles rivaliser d'optimiste confiance en l'avenir, qu'elles fondent leur foi au « progrès » sur l'harmonie naturelle des mécanismes automatiques, ou sur la puissance constructive de l'intelligence et de l'effort humains. Cependant qu'outre-Manche tout tourne pour longtemps encore autour des économistes classiques et des « radicaux philosophiques », ici les doctrines politiques et sociales surgissent nombreuses et diverses : libéraux, théocrates, interventionnistes, socialistes, aux multiples nuances échelonnées sur de longues gammes enchevêtrées. Pour bien comprendre un seul quelconque de ces courants — qui constamment se sont compénétrés — il les faudrait d'abord connaitre tous. Force est pourtant d'attaquer le gateau par quelque côté. Nous choisirons les socialistes français.
Saint-Simon, ses disciples, Fouricr, Proudhon ; — et d'autres dont nous pourrons à peine parler : Auguste Blanqui, Cabet, Pierre Leroux, Vidal, Pecqueur, Louis Blanc —, ce sont là des ures et des esprits si divers qu'on se demande parfois ce que peut bien signifier ce mot de « socialistes » par lequel on les relie. Gardons-nous surtout de définir l'étiquette, avant d'avoir fait la
connaissance des hommes ! Qui me donnera, pour évoquer ces étranges et nobles personnages, l'éloquence dense et limpide, sobre et colorée de l'André Maltère de Maurice Barrés ? Que ne saurai-je parler d'eux avec cet enthousiasme lucide, que « l'ennemi des lois » communique si merveilleusement à M"* Claire Pichon-Picard ?
La pensée des socialistes français est charnelle, inquiète, dramatique. Elle se place dans l'histoire, non dans l'abstrait intemporel. Après le siècle sceptique et subjectiste de Voltaire et de Rousseau, après la Révolution, après l'effondrement à Waterloo du grand projet napoléonien, nos socialistes font le point du chemin parcouru. Ils n'y aperçoivent qu'une confuse transition, vers un avenir encore obscur, qu'ils voudraient pressentir et informer. Un monde est mort, le monde nouveau n'est pas encore ne. Pour la Révolution française, les socialistes ne manifestent pas moins d'enthousiasme que les libéraux de 1830 ; mais c'est un enthousiasme sérieux, chargé de crainte et tremblement.
Un événement surtout les frappe, et parfois les épouvante par ses colossales dimensions : la disparition du christianisme. Pas plus que les libéraux bourgeois (1), les penseurs socialistes de la première moitié du xixc siècle ne mettent en doute que le christianisme soit révolu. Français, c'est la forme catholique du christianisme qu'ils ont en tête. Certes, ils ne l'entendent point ressusciter. Ils ne ménagent pas leurs sarcasmes à l'adresse d'une tradition qui place le paradis terrestre aux origines de l'humanité, alors que pour tout le xixe siècle l'age d'or est dans l'avenir. Ils ne savent que tenir pour barbare une doctrine qui prêche l'ascétisme et la résignation. Mais comment remplacer la religion disparue ? Qu'est-ce donc qui désormais va serr d'axe des
connaissances et de ciment des communautés ; fournir à la fois une explication du monde, une règle de conduite, un principe d'enthousiasme, et un ferment de cohésion sociale ? Le personnage de Jésus hante nos socialistes, qui souvent opposent l'audace révolutionnaire du Sermon sur la Montagne au conservatisme é du monde clérical. Mais aussi bien les hante la grandiose construction intellectuelle et sociale édifiée par l'Eglise catholique, et parfois, comme plus tard à Maurras, il leur adent d'en admirer l'ordonnance en en répudiant l'esprit. Une grande place est de, qui ne le saurait rester. Nos socialistes sont attirés par les grandes ures unificatrices des temps modernes : Newton, Napoléon. Ils attendent, ils proposent, ils sont de nouveaux messies. Ils nourrissent l'ambition de donner une religion moderne à la société moderne ; et sur le fondement de cette religion nouvelle, de constituer organiquement un Monde et un Homme nouveaux.
On pourrait croire que tout ce
développement concerne surtout Saint-Simon et les saint-simoniens. Mais Fourier aussi est un messie, et Considérant est son saint Paul, comme Bazard celui du messie Saint-Simon. Et Cabet a écrit : Le Vrai Christianisme comme Saint-Simon Le Nouveau Christianisme. Même Proudhon le rationaliste se montre à sa manière possédé de la hantise des choses religieuses. Il fait souvent songer à quelque séminariste défroqué. Il nie moins Dieu qu'il ne lui « déclare la guerre ». Il n'érige la Révolution en absolu que pour la hausser à la place de l'Eglise (2). Plus encore que les saint-simoniens et Considérant, il connait, il pratique la Bible, et la fantaisie de son exégèse n'a d'égale que l'abondance de son érudition scripturaire. S'il est un caractèrb général et spécifique du
socialisme français, c'est bien sans doute cette hantise de la religion perdue. Nos socialistes ont été des premiers à sentir la tragédie du monde moderne : la tragédie d'un monde sans absolu, d'une pensée qui s'émictte et se désincarné ; d'une société sans principe d'unité. L'incommensurable audace de leurs ambitions, cette confiance imperturbable avec laquelle ils se sont crus porteurs d'un message historiquement aussi important que fut autrefois l'Evangile, cette gauche et bizarre imitation qu'ils ont tentée des Actes des Apôtres, la manière totale dont ils se sont engagés à leur œuvre et à leurs chefs traduisent une angoisse lucide et profonde. Vue sous cet angle, leur étrange histoire ne paraitra plus si puérile. Vous la trouverez grande et triste, au même instant que pittoresque. Si vous esquissez un sourire, il ne sera point sans quelque tendresse. Comme dit Chardonne : « Je ne voudrais pas qu'on en rie »
Saint-Simon et les saint-simoniens, ou l'organisation
Claude Henry de Rouvroy, comte de Saint-Simon, est né en 1760. « Dernier des gentilshommes et premier des socialistes » c'est ainsi qu'il s'est lui-même défini ; sa e chevauche la Révolution française. Apparenté au célèbre mémoraliste, il appartient à une grande famille qui prétend descendre de Charlemagne ; sans cesse la ure de son illustre ancêtre supposé habite la pensée de Sant-Simon, comme une intation aux vastes entreprises. A quinze ans. le valet de chambre qui le réveille a l'ordre de lui dire chaque matin : « Levez-vous, monsieur le Comte, vous avez de grandes choses à faire ! » Adolescent, il est l'élève de d'Alembert. La hanlise persistante d'une «
philosophie » conçue comme la somme et la synthèse de toutes les sciences, le projet sans cesse renaissant d'une Encyclopédie nouvelle témoigneront, tout au long de la carrière du saint-simonisme, de cette première influence qu'a subie Saint-Simon. Cependant, notre jeune comte entre à seize ans dans l'armée, et bientôt prend part à la guerre d'Amérique. L'indépendance, pour les colonies d'outre-océan, signifiait l'avènement industriel. C'est dans cette ambiance du Nouveau Monde que Saint-Simon apprend à accoupler ces deux mots : la liberté et l'industrie. Comme les saint-simoniens sur le tard imagineront les premiers s de percement de l'isthme de Suez, ainsi leur maitre, à dix-neuf ans, propose au ce-roi du Mexique un projet de
communication par voie d'eau des deux océans. Rentré en Europe, il ensage en 1788 la construction d'un canal pour relier Madrid à la mer. Le saint-simonisme a ses idées fixes.
Cependant surent la Révolution. Saint-Simon, élu président de l'assemblée électorale dans sa commune de Falvy (Somme), s'écrie : « Il n'y a plus de seigneurs. Messieurs, je renonce à mon titre de comte ! »> Voilà donc rélie l'égalité au point de départ. Il s'agit maintenant de gagner la course par ses propres forces. El Saint-Simon se faire spéculateur. Il acheté à l prix des biens nationaux. Il acquiert des couvents pour en faire des usines. Il soumissionne pour la couverture en plomb de Notre-Dame de Paris. Quel symbole ! Avant même qu'en lui le philosophe les ait conçues, on dirait qu'une intuition pratique révèle à l'homme d'affaires les destinées de la cilisation métallique (celle de la tour Eiffel et du béton armé), et la puissance créatrice de l'argent qu'on prête cl qu'on risque, c'est-à-dire du crédit.
Sous la Terreur, Saint-Simon est emprisonné à Sainte-Pélagie. Charlemagnc lui apparait en son cachot, et lui promet une grande destinée philosophique. Libéré par le 9 Thermidor, il se refait alors étudiant, à trente-cinq ans, et suit les cours de l'Ecole polytechnique. Terrain prédestiné, où la graine sainl-simoniennc, jamais étouffée, semble toujours prête à lever de nouveau, l'X est le lieu géométrique du saint-simonisme immanent. Saint-Simon deent l'ami du fondateur de l'Ecole, Monge. Après avoir pendant trois ans fait le tour des sciences exactes nous le voyons suivre des cours de physiologie et de médecine. Entre-temps, il joue au mécène, il héberge de jeunes savants sans ressources. Il organise chez lui — avec l'aide d'une épouse éphémère qu'il s'est unie à cette seule fin — d'éclatantes réceptions où les savants qu'il attire côtoient les artistes qu'elle leur préfère. Cependant, quand Saint-Simon apprend la mort de M. de Staël (1802), il divorce, et se rend à Cop-pet, pour demander la main de l'illustre chatelaine. « Vous êtes, Madame — lui dit-il — la femme la plus intelligente de l'Europe ; j'en suis l'homme le plus extraordinaire. Voulez-vous que nous fassions un enfant ? » (3) Ence par M de Staël, c'est dit-on pour tenter un dernier assaut de son cœur que l'année suivante (1803) Saint-Simon écrit son premier ouvrage : Les Lettres d'un habitant de Genève. Désormais pour Saint-Simon, les spéculations philosophiques prennent la place des spéculations foncières. Saint-Simon lance des idées comme il lançait hier des affaires. Il écrit en 1808 une Introduction aux travaux scientifiques du XIX' siècle, et en 1813 un Mémoire sur la science de l'homme (qui demeurera inédit jusqu'en 1858). Ces quelques brochures échelonnées le long de la décennie napoléonienne marquent la première étape de sa pensée. L'idée essentielle s'en affirme dès les premières lignes des Lettres d'un habitant de Genève ; il faut organiser les sciences en un corps unique et universel des connaissances, et organiser les savants en une sorte de clergé hiérarchisé, sous l'égide d'un « Conseil de Newton ». Aussi bien Saint-Simon proposc-t-il d'ériger des Temples de Newton, où seront organisés des pèlerinages. Newton le hante, qui unifia les lois de l'astronomie, comme Char-lemagne avait unifié la chrétienté. « Plus d'honneurs pour les Alexandre, ve les Archimède ! » écrit Saint-Simon, amant malheureux de Mn'c de Staël exilée, cinq mois après la rupture de la paix d'Amiens, et tandis même que Bonaparte commence les préparatifs du camp de Boulogne. Pourtant il adresse au Premier Consul un exemplaire de ses Lettres. Visiblement, il compte un peu sur lui pour embrasser la grande tache pacifique dont il dresse les s.
Avec l'étoile de l'Empereur monte d'ailleurs le ton des louanges que Saint-Simon lui prodigue. Leur emphase culmine en 1808. Dans la préface de l'Introduction aux travaux scientifiques du XIX' siècle, Saint-Simon propose de tailler le mont Saint-Bernard en statue de Napoléon. Et voici qu'en même temps vacille, sur le trône scientifique où d'abord Saint-Simon l'avait assis, l'Anglais Newton. La loi newtonienne de la gratation, c'est la république en astronomie, la
démocratie parmi les astres : chacun d'eux y joue son rôle comme composante de l'équilibre des mondes. Or, la pensée du gentilhomme Saint-Simon est hiérarchique. Et puis Newton, en dépit d'un éclair de génie, est demeuré empiriste et fragmentaire. Il n'a point tenté d'étendre à d'autres sciences que l'astronomie le principe unique sur lequel il l'a tout entière assise. Dessectiunes avait vu plus loin. Dessectiunes, ce sont les mathématiques dans toutes les sciences à la fois, ce sont toutes les connaissances ramenées à une loi unique. Saint-Simon, qui vante les « hommes généraux », à la
compétence universelle, et la « théorie générale » (il définit ainsi la philosophie), se propose d'étendre à l'ensemble des sciences humaines le message de Newton ou mieux celui de Dessectiunes : message d'unité, de rationalité, d'organisation.
Et de l'étendre, surtout, à la science sociale. Elle aussi, à son rang, doit devenir « positive », c'est-à-dire exacte et certaine, et non plus conjecturale. Fonder une sociologie et une philosophie de l'histoire scientifiques, parce qu'or
données et reliées à l'ensemble des autres sciences, telle est — en termes modernes, et donc anachroniques — la suggestion essentielle qu'apporte Saint-Simon dans son Mémoire sur la science de l'homme de 1813.
Dès la première Restauration, Saint-Simon se rallie bruyamment aux Bourbons. En matière politique, il a toujours eu les rerements aisés et rapides. Il a successivement encensé, avec la môme emphase, tous les régimes qui se sont succédé en cette période mouvementée de notre histoire. Ainsi font toutes les Eglises. La sublimité de leur message les en absout, le leur commande. A qui place son idéal au ciel, ou dans l'industrie, que peut bien importer l'étiquette de l'appareil politique ? Comme Wal-ther Rathenau vantera la Société des Nations, Saint-Simon admire la Sainte Alliance, qui poursuit à ses yeux sous une autre forme la même tache unificatrice, à quoi Napoléon ent d'échouer. Et puis les Bourbons, la Charte, c'est le régime parlementaire britannique introduit en France, et Saint-Simon admire l'Angleterre, le pays le plus industriel du monde. Alors s'ouvre une seconde période de sa carrière intellectuelle. Avant de devenir « le premier des socialistes » Saint-Simon se met à l'école d'Adam Smith et de Jean-Baptiste Say. Il collabore au journal libéral Le Censeur, avec Charles Comte et Charles Dunoyer. C'est auprès d'eux qu'il conçoit cet enthousiasme productiste et industrialiste, qui soulèvera pendant trois quarts de siècle le mouvement saint-simo-nien. « L'
économie politique — dit-il alors — c'est la science de la liberté. »
Cette seconde phase de la pensée de Saint-Simon fut de courte durée. Non point qu'il ait jamais renié Adam Smith et Jean-Baptiste Say pour ses maitres. Non point que son enthousiasme pour l'industrie ait jamais fléchi, au contraire. Mais Saint-Simon n'est pas resté libéral. Trop de sang aristocratique circule pour cela dans ses veines ! En 1817, il engage Auguste Comte et se sépare d'Augustin Thierry : cette substitution de jeunes secrétaires témoigne du glissement de la pensée du maitre. Saint-Simon lit de Bonald, en 1817 ; et. deux ans plus tard, Du Pape de Joseph de Maistre. A l'école des théocrates, il découvre le Moyen Age. Il est repris par les grandes perspectives philosophiques et historiques. L'œuvre du xvme siècle lui apparait purement critique, négative. A travers cette bande de terre desséchée que ure la période révolutionnaire, Saint-Simon le perceur d'isthmes voudrait relier l'océan de l'avenir à l'océan médiéval ; élaborer un dogme nouveau, édifier une société nouvelle, qui seraient aussi solides, aussi cohérents, aussi universels que ceux du passé.
Saint-Simon lance alors une cascade de brochures et de périodiques éphémères, où ses travaux se mêlent à ceux d'Auguste Comte, jusqu'à leur séparation consommée en 1824. Rien n'est frappant comme le désordre de cette œuvre, tout entière consacrée à l'exaltation de l'ordre. Ainsi nos doctrines ne sont-elles souvent qu'une compensation pour ce qui manque à nos personnes et à nos es
Le xixc siècle est le siècle de l'histoire. Tandis que sa seconde moitié verra naitre l'histoire critique, la première en est dominée par de grandes synthèses à vol d'oiseau. Condorcet préside cette période, mais on y dépasse Condorcet. A sa loi du progrès conçu comme un accroissement continu de la quantité de cilisation, on ajoute la notion d'une évolution qualitative par successions d'« états » hétérogènes. Au progrès linéaire de Condorcet, on superpose — plutôt que l'on ne substitue — la conception plus complexe de cycles historiques qui se répètent. Saint-Simon est l'un des principaux artisans de ces progrès de la philosophie de l'histoire.
La sienne présente un aspect cyclique et un aspect linéaire. L'aspect cyclique en est le plus célèbre. Saint-Simon oppose les unes aux autres des « périodes organiques » et des « périodes critiques ».
Au cours des premières, il y a des croyances et des valeurs essentielles, universellement reconnues, autour desquelles tout s'intègre. L'ensemble des connaissances et des règles d'action forme un édifice cohérent. Les phases critiques de l'évolution historique, au contraire, sont des périodes de décomposition intellectuelle et de chaos social. On n'y fait que démolir, sous prétexte d'inventorier les pierres. Aux yeux de Saint-Simon — personnage critique s'il en fut — la période critique ure le mal nécessaire. Son rôle est de préparer la période organique suivante. Charlemagne a inauguré une période organique ; le xvnr siècle a ouvert une période critique : simple préambule à la nouvelle période organique à venir, dont Saint-Simon voudrait poser les premières pierres ou tout au moins dessiner les s. De même que tout au Moyen Age était axé sur le christianisme, ainsi dans la nouvelle période organique tout reposera sur la science et la production.
Saint-Simon propose aussi bien de l'histoire une présentation linéaire. A la société primitive féodale-militaire fondée sur la force succède une société de légistes, fondée sur des principes de droit a priori ; puis enfin la société industrielle, fondée sur la science et la production. Ces trois états de la société correspondent aux trois étapes de la e de Saint-Simon : noble d'épée. journaliste libéral, apôtre de l'industrie. Ils correspondent, sur un voisin, aux trois ages de l'esprit humain que distinguera Auguste Comte : théologique, métaphysique, positif. Saint-Simon sera le prophète de la société industrielle, de l'ère positive. Au gouvernement des nobles et des militaires que la Révolution a renversé ; au gouvernement des légistes qu'elle a éli, il s'agit de substituer le gouvernement des industriels et des savants.
Et Saint-Simon, en novembre 1819, propose la célèbre parabole qui porte son nom. Il imagine que la France perde en un jour ses cinquante meilleurs mathématiciens, ses cinquante meilleurs chimistes ses cinquante meilleurs poètes, ses cinquante meilleurs musiciens, ses cinquante meilleurs industriels, ses cinquante meilleurs banquiers, ouvriers, en tout trois mille personnes. Le mal serait presque irréparable. Qu'au contraire la France enne à perdre Monsieur, tous les princes de la famille royale, les préfets, les cardinaux, les propriétaires, en tout trente mille personnes. Il n'en résultera — dit Saint-Simon — aucun dommage durable pour la société. « Tous seront faciles à remplacer. » Ainsi Saint-Simon confond pour un même culte la science, les arts, la production ; dans un même mépris la politique, l'administration, la propriété. Il n'oppose pas les ouvriers aux patrons, mais tous les « producteurs » aux propriétaires et aux politiques, c'est-à-dire, dans son langage, aux « oisifs ».
Ce qui. pour les classiques, limite la production, ce sont en agriculture les superficies cultivables, et le
capital dans l'industrie. Pour Saint-Simon, la limite est celle des capacités humaines, qui ne sont pas rationnellement utilisées. Il faut organiser la formation professionnelle à tous les échelons : le saint-simonisme est le grand précurseur de l'enseignement technique. Et aussi bien, si l'on veut, de l'école unique. Chacun doit pouvoir développer au maximum ses capacités naturelles, et accéder aux fonctions auxquelles elles le rendent apte. L'intérêt de la production l'exige. Pourtant Saint-Simon ne pousse pas jusqu'aux ultimes conséquences cette idée égalitaire. Il condamne l'hérédité des titres et des fonctions, mais tolère celle de la fortune. Car aussi bien — dit-il — la richesse même héritée comporte une « présomption de capacité ».
Favorable à l'égalité au point de départ, Saint-Simon repousse l'égalité au point d'arrivée, celle qui mettrait sur le même pied capables cl incapables, compétents et incompétents, zélés et nonchalants. Il ne condamne les prilèges de la naissance que pour consacrer ceux du talent. Il appelle de ses vœux une nouvelle noblesse de laboratoire et d'affaires. A ceux qui la possèdent, la compétence doit mériter le commandement, le prestige et la richesse. Dans une savoureuse Lettre à messieurs les ouvriers, publiée en 1821, Saint-Simon les inte à tenir à leurs patrons ce langage : « Vous êtes riches et nous sommes pauvres ; vous travaillez de la tête et nous des bras. Il résulte de ces deux différences fondamentales que nous sommes et que nous devons être vos subordonnés ». Voilà comme prêche « le premier des socialistes ».
Saint-Simon professe que la production doit être soustraite à l'anarchie de la concurrence, qu'elle doit être coordonnée, organisée. Nos sectiunels et nos trusts sont dans la ligne des idées saint-simoniennes. Mais celles-ci sont plus et mieux que technocratiques. Plus encore que sur les capitaines d'industrie. Saint-Simon compte sur les banquiers, sur un système bancaire étendu et fortement charpenté, pour jouer, par la distribution de crédit, le rôle essentiel d'impulsion et de coordination.
C'est depuis Platon une misérable constante de la pensée socialiste que la spéculation intellectuelle et la création esthétique ensagées comme des fonctions sociales. Saint-Simon veut « organiser » la science et l'art, à l'instar de l'industrie. Son idée primitive des « Conseils de Newton » n'est pas morte, mais il ne s'agit plus seulement de connaissances et de « théorie ». La science doit s'édifier sous le contrôle d'une nouvelle morale universelle, au serce d'un idéal nouveau. Tandis que les intellectualistes anglais dissèquent les sentiments, Saint-Simon veut passionner la connaissance. El sa pensée qui s'éveilla jadis, sous la réfuie de d'Alem-bert, comme un humanisme antithéiste, s'achève maintenant en théocratie. Il faut un moderne sacerdoce pour soutenir et animer l'Empire moderne de la capacité et de la production. Saint-Simon écrit Le Nouveau Christianisme. El peu de temps après, lors de sa mort théatrale, il déclare solennellement à son disciple Olinde Rodrigues : « La religion ne peut disparaitre du monde, elle ne fait que se transformer »
Le 22 mai 1825, un petit groupe de disciples se trouvent réuni au Père-Lachaise autour du cercueil de Saint-Simon. Dès le 1" juin, un cénacle se fonde parmi eux qui lance un journal éphémère : Le Producteur. En décembre 1828, commence rue Taranne Y Exposition de la doctrine de Saint-Simon : une série de leçons conçues à l'instar de l'exposition de la philosophie positive d'Auguste Comte. L'auteur principal en est Bazard ; c'est à lui que reent le mérite d'avoir su présenter sous forme didactique le riche chaos d'idées jaillies de la volcanique pensée du maitre. Mais l'influence de l'ancien polytechnicien Enfantin, plus mystique que son compère, se fait sentir de plus en plus au fur et à mesure que se succèdent les « séances ». Il ne faut rien lire sur les saint-simo-niens, mais les écouter parler en cette Exposition. Tout Saint-Simon est là : les périodes critiques et organiques, la loi de succession des trois états de la société, le productisme. l'exaltation de la capacité, l'organisation, le crédit, la fonction des banques. Ou'a-t-on dit que les saint-simoniens ont rendu méconnaissables les idées de Saint-Simon ? Autant vaudrait prétendre que la Pentecôte a effacé le Jeudi Saint, ou les Epitres de Paul le Sermon sur la Montagne ! Accomplir une œuvre ébauchée, c'est la meilleure, c'est la seule façon de lui rester fidèle (4). Les saint-simoniens consomment la rupture d'avec l'Ancienne Loi : ils attaquent expressément Adam Smith et Jean-Baptiste Say, jadis les maitres de Saint-Simon ; et ses amis d'antan : Charles Comte et Charles Dunoyer. C'est que les libéraux sont des « légistes », ils appartiennent à l'age métaphysique ! Plus encore que Saint-Simon, les saint-simoniens insistent sur les destinées du crédit. Ils annoncent que le crédit remplacera la monnaie comme la monnaie jadis a remplacé le troc. De son extension, ils attendent l'abaissement du taux de l'intérêt : l'intérêt n'est pour eux qu'une survance féodale. Il en est une autre qu'ils assaillent de front : c'est l'héritage, dont leur critique est célèbre et radicale leur condamnation. On s'appuie là-dessus pour les opposer à Saint-Simon : ils seraient socialistes, lui pas. Pourtant, en supprimant l'héritage, ils veulent rélir l'égalité au point de départ, et calquer la distribution du capital sur celle de la capacité. Les saint-simoniens éprouvent la même horreur que Saint-Simon à l'endroit de ce qu'ils appellent « l'égalité turque ». Ils lui opposent « l'égalité industrielle », que définit leur formule un peu obscure : à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres (5). Le premier membre de phrase se la répartition du capital, le second celle du revenu ; tout s'éclaire ainsi. Socialisme producliste, non moraliste. Dans la plus pure ligne de Saint-Simon.
L'école lui est fidèle encore quand elle se constitue en Eglise. Ce jour-là, — le jour de Noël 1829 — est la vraie Pentecôte saint-simonienne. Enfantin et Bazard sont élus « Pères suprêmes » et bientôt s'entourent de seize apôtres. Bazard c'est l'esprit solide qui pense ferme, entreprend hardiment et sûrement : c'est saint Paul. Quant à Enfantin, mystique, généreux, primesautier, il fait songer à Simon-Pierre. Chargé de paitre les brebis à cause de sa foi et de sa générosité, en dépit que lui manquent plutôt l'autorité personnelle et le génie. En 1830, la « Famille » acquiert rue Mon-signy le premier temple saint-simonien. Elle s'y réunit trois fois par semaine ; on chante des cantiques, on se livre à d'enthousiastes effusions. Cependant l'orientation de plus en plus mystique que prennent les idées d'Enfantin sur « la Femme » engendre une atmosphère de crise. Le 11 novembre 1831, un schisme éclate : Bazard quitte la Famille, Enfantin reste seul « Père ». Alors Pierre Leroux et Carnot entrent en dissidence. Lechevalier et Transon se font fouricristes. Ainsi, n'eût été le Saint-Esprit, peut-être le concile de Jérusalem vers l'an 49 de notre ère, cl l'incident d'An-tioche dont parle l'Epitre aux Calates, se fussent-ils terminés par la ctoire des judéochrétiens. La sagesse et l'avenir se fussent peut-être alors, avec saint Paul, détournés de l'Eglise chrétienne.
Désormais, c'est le déclin. En avril 1832, se tient le fameux procès, où les saint-simoniens se rendent en procession depuis Ménil-montant, chantant des cantiques, affublés de leurs barbes et de leurs bizarres costumes. Le jury les déclare coupables, la « société dite saint-simonienne » est dissoute ; et, le 15 décembre. Enfantin entre à Sainte-Pélagie, en cette même geôle où Saint-Simon avait vécu les sombres mois de la Terreur.
La suite de l'histoire appartient peut-être au psychiatre plus qu'à l'historien des
doctrines économiques. Tandis que les uns après les autres, les plus grands des saint-simoniens coupent leur barbe et dévêtent le costume, un noyau de fidèles, auxquels s'adjoignent de nouvelles recrues, se livrent à des transes qu'inspire Enfantin, dans l'attente et à la recherche de la Mère, de la Femme-Messie qui doit compléter le « couple-prêtre ». Ici les positifs diront que le Pape du saint-simonisme est affligé d'un complexe de castration ; et les poètes songeront à La Colline inspirée Une mystique qui n'a point au ciel d'objet réel finit bien quelque jour par se fixer ici-bas. Cela se termine parfois par un enfant. Presque toujours la fausse mystique s'achève en mystique de la chair.
Cependant Enfantin, lui, vainement attend Celle qu'il se dit destinée. Il proclame que l'année 1833 sera l'année de la Mère. Alors, à l'instigation du Père en prison, les « Comnons de la Femme » partent à destination de l'Orient, dans l'espoir d'y découvrir la « Mère ». Gracié, Enfantin s'embarque lui-même pour l'Egypte, avec ses fidèles. Là, de grands projets habitent les saint-simoniens. C'est en montrant par l'audace de leurs entreprises, qu'ils sont « males », qu'ils appelleront la Femme. Afin de hater « les noces de l'Orient et de l'Occident », ils veulent percer l'isthme de Suez. Mais Méhémet Ali ne s'intéresse qu'à un projet de barrage du Nil, destiné à permettre l'irrigation. Qu'à cela ne tienne : les saint-simoniens feront le barrage. Les travaux commencent. Mais bientôt la peste éclate à Alexandrie. Douze saint-simoniens en meurent, d'autres repartent pour la France ; l'un deux abjure la religion saint-simonienne pour embrasser l'Islam. C'est la dispersion.
Ces échecs répétés, cette misère des apôtres, cette morne désagrégation de la Famille, est-ce donc la fin du saint-simonisme ? On peut le croire, vers 1840 et 1841, tandis qu'Enfantin, nommé membre de la Commission de l'Algérie, traverse de nouveau la Méditerranée, seul cette fois, pour voir encore méprisés tous ses projets. Pendant son absence, la Famille est en veilleuse ; à son retour elle ne renait pas. Et pourtant, l'élan saint-simonien n'est pas épuisé. Voici que l'on parle moins de la Mère, que l'industrie et l'organisation reennent au premier . Les saint-simoniens « rentrent dans le monde ». Et s'ouvre l'ère du saint-simonisme pratique. En 1846 cl 1847, Enfantin réalise la fusion de multiples comnies ferroaires, il constitue une Société d'Etudes pour le canal de Suez- En 1852, les frères Pereire fondent, avec le Crédit Mobilier, la première grande banque d'affaires française. Ainsi les saint-simoniens ont été les pionniers de l'organisation moderne des transports, et de la concentration financière de l'économie française.
Les saint-simoniens, ce sont les fils du laboureur de la fable. Partis à la recherche d'une nouvelle mystique, ils ont inventé le
capitalisme moderne. Et presque aussi bien le communisme, car plus qu'un régime, c'est une ère qu'ils annoncent : l'ère du crédit et des machines, de l'expansion et de l'organisation industrielles.
J'écris ces lignes le 16 août 1943. Comme en 1815 alors qu'aux problèmes économiques s'éveillait la pensée de Saint-Simon, il va falloir après la destruction, reconstruire ; après la dision, réunir et coordonner : après les querelles d'idéologies politiques, s'attacher en commun à l'exploitation
économique du globe ; et plus spécialement chez nous : après un repli sur la terre et sur l'artisanat, édifier un nouvel appareil de grande production industrielle ; après une période d'économie rétractée, déclencher un nouveau processus d'expansion capitaliste. Il va falloir nous refaire des élites. L'audace et la grandeur reprendront droit de cité dans la sphère économique. Nous n'avons besoin d'aucunes leçons plus que de celles de la rue Taranne. Plaise à Dieu que demain secoue le France entière un grand frisson saint-simonien !
FOURIER ET LES FOURIÉRISTES, OU L'ASSOCIATION
Les saint-simoniens exaltaient le
travail productif, l'effort organisateur, le génie de l'homme qui dompte et conquiert le monde. Le fouriérisme, c'est la fantaisie, l'épanouissement joyeux d'une nature incontrôlée. Nous quittons le triomphal fracas des usines, la fièvre des grandes affaires ; et Fourier nous transporte en des jardins fleuris, où se marie au chant des oiseaux — pour d'interminables et naïves fêtes — le rire frais et sot des tendres jouvencelles.
Fourier est un petit employé de commerce de pronce, un « sergent de boutique » comme il se nomme lui-même, pauvre, entièrement autodidacte, célibataire, maniaque. On l'imagine assez bien dans la pension du Père Goriot. Nous ne trouverons pas Fourier moins mégalomane que Saint-Simon. Comme lui. il prétend être à la fois Jésus et Newton. Mais Fourier a souffert de la cuisine médiocre de ces restaurants d'employés où manquent l'air et le soleil. Sa philanthropie procède d'une sympathie vécue pour les petits, dont il voudrait arracher la e à cette monotonie, à cette grisaille, à cet isolement que lui-même endure.
Tous les autodidactes ont un peu le même itinéraire, et les mêmes traits intellectuels. Et ne sommes-nous pas tous plus ou moins autodidactes, hors de notre spécialité ? Quand on n'a pas eu de professeurs, on a te fait de se choisir des maitres. L'autodidacte aborde quelques auteurs, plus au moins au hasard, les lit sans en savoir imaginer le contexte historique, et s'en laisse éblouir. Il n'y saurait distinguer ce qui est original de ce qui est commun. Tout ce qui pour lui est découverte, il l'annonce au monde comme nouveau. Il confond la succession fortuite et désordonnée de ses acquisitions avec l'ordre des connaissances humaines. On ne lui a pas donné de principes pour classer, pour juger ; il se fait à soi-même ses points de repère. Et facilement il les choisit en sa propre expérience. De ses maitres, il ne se fait pas tant l'élève ni le disciple que l'imitateur et l'émule : lui aussi renouvellera totalement la pensée, selon que leur lecture éveilla la sienne. Il trouvera bien dans sa e quelque incident, dans son esprit quelque éclair de génie, à partir de quoi concevoir une révolution radicale de la science ou des structures sociales. Ainsi, ces savants professionnels qu'il jalouse, notre savant amateur les confondra.
Tel Fourier. A Marseille, alors qu'il était encore adolescent, son patron l'a chargé d'immerger des grains, pour éter l'alissement de leur prix : à cette première révélation de ce que nous appelons aujourd'hui le « malthusianisme économique », il rattachera toute sa critique de la concurrence. Plus tard, dans un restaurant, on lui sert une pomme ; et, tandis qu'il la pèle, Fourier réfléchit qu'on la lui vend beaucoup plus cher qu'elle n'a été payée à son producteur. Le progrès de l'humanité — dira-t-il — est jalonné de trois pommes fameuses : celle qu'Eve et Adam mangèrent au paradis terrestre : celle qui. tombant sur la tête de Newton endormi au pied d'un arbre, lui suggéra la pesanteur et la gratation ; enfin la dernière, la plus grande des trois pommes historiques : celle qui révéla à Charles Fourier la malfaisance des intermédiaires, et la nécessité d'ajuster directement l'une à l'autre production et
consommation par le système phalanstérien. Et la troisième pomme est bien sœur des deux autres. Car Fourier ramènera les hommes en ces vergers paradisiaques dont Adam les a fait chasser. Car il étendra à la science des relations sociales le principe de la gratation universelle par quoi Newton explique celles des astres, de telle sorte que « règne sur le globe un ordre able à celui qui règne dans les cieux ».
L'équivalent de l'attraction dans le monde humain, c'est l'instinct, ou, comme dit Fourier, la passion. Pour rendre vraiment universelle la loi newtonienne de l'attraction, il faut faire reposer toute la mécanique sociale sur l'attraction passionnelle, selon que la mécanique céleste repose elle-même sur la gratation. Fourier exalte la libre expansion des passions. Il n'attend rien de la contrainte d'une morale quelconque. Les devoirs — dit Fourier — sont des « caprices philosophiques ». Ils ennent de l'homme, tandis que les passions ennent de Dieu. Fourier n'attend rien non plus de l'autorité. A l'en croire, le tort de tous les réformateurs sociaux jusqu'à lui-même fut de penser que c'est par une réforme du gouvernement et de la religion enseignée que doit se faire le monde nouveau. Pour lui c'est de la base, non du sommet que endra le salut. Saint-Simon voulait dégager une nouvelle élite, un nouveau pouvoir ; Fourier veut libérer en chaque homme les goûts naturels qui le rendent socialement utile, afin de rendre vaine toute hiérarchie. H prêche une morale sans contrainte, une morale de l'impulsion, du caprice. Cela comporte l'union libre. Fourier hait le particularisme familial : la famille, cela sent le renfermé. Avant André Gide, Fourier lance le « Familles, je vous hais », qui est une des raisons que Gide a données de son adhésion — passagère — au communisme. La liberté sexuelle règne au « phalanstère » fouriériste, et pour que chacun ait droit à sa part de joie, des « bacchantes » sont chargées spécialement de « consoler les vaincus de l'amour ». Les enfants sont élevés en commun, par des « bonnes » que leurs instincts prédestinent à cette fonction.
Non moins que son partenaire sexuel, chacun en Harmonie peut librement choisir et varier son travail. Fourier transpose et élargit le principe classique de l'harmonie des intérêts, pour en faire un principe de l'harmonie des passions. Sa psychologie est beaucoup plus complexe que celle des classiques, sinon moins schématique. Au type unique de l'homo oeconomicus, il substitue huit cent dix modèles différents de caractères ; au principe de la recherche de l'intérêt personnel, douze passions dont les trois principales sont la « composite » (qui pousse les hommes à s'associer), la « caba-liste » (qui les excite à rivaliser entre eux) ; et la « papillonne » (qui les inte au changement). Parmi les passions ne urent pas l'ene, la paresse, la haine. Comme Fourier fuit l'idée de la souffrance, il oublie le mal ; il néglige ou nie le péché originel (6). Les trois passions principales — composite, cabaliste, papillonne — intent les hommes à se grouper en « séries », qui entretiendront entre elles une constante émulation, et alterneront leurs travaux pour les empêcher de devenir jamais lassants. La société fouriériste, c'est une société musicale où les accords et les discords passionnels composent spontanément une harmonieuse symphonie. Fourier n'oublie que le chef d'orchestre. Il n'en est pas besoin selon lui, car Dieu a éli d'avance l'harmonie des goûts et des taches utiles. Les enfants aiment la saleté ? Preuve que Dieu les destine aux travaux que les adultes nomment répugnants. Dieu a éli une passion pour chaque travail nécessaire. II suffit de découvrir la concordance préélie, et de la laisser se réaliser.
Tel est le principe de la société fouriériste. Le cadre en est le phalanstère, sorte de commune fermée où vra la phalange, grande caserne sans officiers et sans sentinelles, où l'on ne rencontre que des volontaires librement associés sur le pied d'égalité. Enron seize cents indidus « des trois sexes » — comme dit Fourier — c'est-à-dire hommes, femmes et enfants. Aucun détail ne nous est épargné quant à la disposition des lieux, à la dision des habitants en séries alternées, à l'ordonnance des travaux, à celle des repas qui se prennent tous en commun — voire au décrot-tage des chaussures qui est centralisé comme toutes les opérations ménagères. Les chaussures en Harmonie ne sont d'ailleurs jamais bien sales : la boue est abolie au phalanstère, où les rues sont des « rues galeries », couvertes, à l'abri des intempéries. Le travail se fait en commun. Chacun s'agrège à la « série » de son choix, selon ses affinités et ses goûts. Une émulation est organisée, qui utilise la « cabaliste ». Enfin, pour donner satisfaction à la « papillonne », aucun travail ne dure jamais plus de deux heures. Le produit social est disé en trois parts, qui rémunèrent respectivement le travail, le capital et le talent. Les didendes sont élevés en Harmonie, où ils atteignent jusqu'à 36 %. Fourier est très opposé à l'égalité mon tant point, comme Saint-Simon, parce que l'inégalité est féconde, que parce qu'elle est naturelle ; or pour Fourier la nature est dine : toujours il la faut respecter : partout il la faut restaurer, où les artifices humains l'ont suptée. Mesurez ici ce que le fouriérisme doit au xiic siècle ! Fourier, c'est un Jean-Jacques Rousseau qui ne serait pas indidualiste.
De l'avènement de la société harmonieuse, Fourier détaille les fruits merveilleux : la moyenne de e humaine sera élevée à cent quarante-quatre ans ; un enfant de quatre ans au phalanstère sera plus prudent et expert qu'un « cilisé » de quarante ans ; les pôles seront réchauffés ; l'eau de mer aura une saveur agréable ; la Terre aura quatre satellites ; on verra apparaitre des « antilions » et des « antirequins », domesticables et scrables à l'homme ; et nous aurons peut-être un membre de plus — sur la foi de quoi les caricaturistes du temps représentent les fouriéristes munis d'une queue, laquelle se termine par un œil
Or, pour que se réalisent tous ces prodiges, il n'est point besoin de olence ni de contrainte. Il suffit que la découverte de Fourier (il parle parfois de révélation dine) frappe seulement quelques esprits, qu'une expérience soit tentée. Alors de proche en proche l'Harmonie gagnera le Globe. Fourier n'attend rien du Pouvoir. Il multiplie en revanche les appels à un éventuel Mécène, qui veuille bien financer le premier phalanstère. Tous les jours à midi, heure où il lui a fixé rendez-vous. Fourier l'attend en son modeste logement de célibataire : chaque fois déçu, jamais découragé.
Non plus qu'à Saint-Simon, il ne fut donné à Fourier d'assister à l'essor du mouvement qui devait naitre de sa pensée. Pourtant c'est au cours des dernières années de son existence que son principal disciple, le polytechnicien Victor Considérant, a mis en branle la proande fouriériste. Bientôt — après la mort du Maitre en 1837 — ce seront les grands banquets fouriéristes, et les expériences de communes-modèles à Condé-sur-Vesgres et au Texas. Déçus leurs espoirs de fonder une Eglise, les saint-simo-niens s'étaient retournés vers les réalisations pratiques : chemins de fer, canal de Suez, Crédit Mobilier. L'échec des expériences phalanstériennes fera glisser les fouriéristes dans l'action politique. Durant les dernières années de la monarchie de Juillet, pendant la seconde République surtout, c'est une force importante sur l'échiquier de l'opinion que leur secte. A vrai dire, elle délaisse un peu le phalanstère pour des problèmes plus immédiats : elle s'occupe d'élections, de politique extérieure, de libre-échange ; elle prêche instamment l'union de tous les socialistes, sans distinction de doctrine ; elle se lave les mains des thèses immorales de Fourier sur la famille, qui éloignent la clientèle. A partir de la Révolution de 1848, elle deent ardemment républicaine et éga-litaire. Et cela surtout l'éloigné de l'idéologie du Maitre.
Ainsi engagé dans la lutte politique, le fouriérisme mourra d'un soubresaut politique. Après 1851, il ne restera plus rien d'un mouvement qui s'était quelque temps imposé à la tête de toutes les forces socialistes françaises. Désormais les traces mêmes de la doctrine fouriériste se perdent dans l'ensemble de la tradition socialiste.
Du point de vue économique, en face surtout du saint-simo-nisme, le fouriérisme se présente comme un socialisme rétrograde. Les fantômes des structures précapitalistes — agrariennes et féodales — hantent édemment le phalanstère. Comme par hasard, presque tous les exemples dont Fourier se sert pour décrire les travaux de la société future nous représentent les Harmonies en train de cultiver des légumes ou des fleurs, et de cueillir des fruits. Ce sont là peut-être des taches particulièrement « attrayantes », maix auxquelles ne saurait être réduite une moderne économie. Fourier, c'est un prophète du passé qui projette dans l'avenir des réminiscences d'époques révolues. Lorsqu'il déclare : « Le commerce, c'est l'art d'acheter trois francs ce qui en vaut six, et de vendre six ce qui en vaut trois », ne nous renvoie-t-il pas un écho de la morale économique préthomiste ? Le jargon de Fourier, ses classifications minutieuses et formelles, sa psychologie en forme de catalogue n'évoquent-ils pas la subtile grammaire de la scolas-tique décadente ? Et ce phalanstère où l'on t en commun et qui se suffit plus ou moins économiquement, c'est le manoir d'antan, ou mieux encore la communauté monastique de la grande époque, — l'abbaye de Thélème, s'entend, plutôt que le cloitre de Clair-vaux !
N'en allez point inférer que Fourier soit dénué d'intuitions de l'avenir. Qu'il ait prévu
la communication instantanée de la pensée à distance, le chauffage central, l'eau de la lle, après tout cela ne le sacre peut-être précurseur que de Jules Verne. Mais songez plutôt que la morale de Fourier, c'est la morale d'Anatole France, celle de plusieurs générations d'Européens : morale de l'épanouissement personnel, pale et complaisante quand elle s'affirme comme morale du bon vouloir contre la morale du devoir ; mais qui peut se faire noble et élevée, quand elle s'oppose comme une morale de la vocation à la morale de la loi. Songez que l'« éducation attrayante » de Fourier, c'est celle-là même que reçoivent nos fils et nos filles en leurs « jardins d'enfants », et que Frœbel fut disciple de Fourier. Regardez en Fourier le patron du moderne féminisme émancipateur. Songez surtout à toutes ces baraques de bois où vent en 1943 des dizaines de millions d'Européens, — prisonniers militaires ou cils, internés, déportés, réfugiés — et qui réalisent la sion fouriériste de la consommation en commun
Alors peut-être penserez-vous que Charles Fourier, petit boutiquier bon vant, sordide et génial, qui niait qu'aucune passion dût être contenue, a pressenti le plus sinistre de ce que ses passions déchainées ont su faire de notre monde misérable.
Proudhon, ou la justice
Fourier, c'était l'exaltation des passions qui « ennent de Dieu », en face du devoir qui « ent de l'homme ». Proudhon, c'est la raison de l'homme qui triomphe des passions, et se hausse à la place de Dieu. Proudhon voue à Dieu sa haine. Il Lui en veut pour deux motifs principalement : parce que Dieu est immuable, et parce qu'il est transcendant. Ces deux attributs de Dieu défient la nature de l'homme, et déchoient sa dignité. Si l'immobilité perpétuelle est la loi de l'Etre din, la loi de l'homme c'est le progrès sans fin. Dieu est parfait, l'homme sans cesse perfectible. Dieu dans l'univers humain signifie et apporte la stagnation, la fixité, la mort. D'autre part, le monde des hommes est horizontal ; l'essence même de l'humanité et la forme ultime de son épanouissement, c'est la justice, c'est-à-dire l'égalité. Mais Dieu imprime au monde un relief hiérarchique. Il symbolise et supporte toutes les formes de l'autorité. Voilà pourquoi Proudhon Lui « déclare la guerre ». A cette révolte fondamentale, toute sa doctrine cherche une expression.
Pierre-Joseph Proudhon — né en 1809 à Besançon — est le fils d'un modeste tonnelier de llage franc-comtois. Il est l'ainé de cinq enfants. Il a grandi dans l'atmosphère d'une pauvreté digne, mais dure et imméritée. Une certaine sentimentalité émotive et timide, une certaine rudesse gauche dans l'expression témoignent chez lui de cette marque plébéienne, que nous reconnaissons aujourd'hui — quelque peu frelatée par un grain d'exploitation littéraire, — chez un Jean Guéhenno (8). Proudhon d'abord a gardé les vaches, et mené une « existence crottée ». Admis comme externe gratuit au lycée de Besançon, il y a ensuite étudié avec frénésie, presque sans livres. A dix-huit ans, il se fait ouvrier typographe. Plus tard il est comple dans une maison de transports. C'est comme ouvrier surtout que Proudhon a étudié. Il est autodidacte, plus typiquement encore que Fourier. En 1839, quand il aura trente ans, l'Académie de Besançon lui accordera le bénéfice d'une pension. A partir de cette date il sera presque exclusivement penseur et écrivain. Mais, toute sa e, il gardera la hantise de se voir méprisé par ceux qui ont eu des études plus faciles et qui ont hérité d'un vernis que l'on n'acquiert pas adulte. Il souffre comme auteur d'un complexe d'infériorité. De là sans doute son style rugueux, rageur, acariatre, rabacheur.
« Entre la propriété et la communauté — a dit Proudhon — c'est-à-dire : entre l'économie libérale et le socialisme d'association — je construirai un monde. » Et c'est bien un monde d'idées que nous présente Proudhon ; mais on ne saurait précisément le dire construit. Fouricr nous intait à la contemplation détaillée d'une imaginaire Harmonie. Proudhon, lui, ne se complait que dans les grandes antinomies du réel. L'opposition de la thèse et de l'antithèse est la substance même de sa doctrine. L'œuvre de l'auteur des Contradictions économiques peut elle-même aisément apparaitre comme un tissu de contradictions. Beaucoup pourtant s'en éclairent ou réduisent, dès lors que l'on consent à rendre à la pensée proudhonienne la dimension du temps. N'abordons point Proudhon comme nous ferions le Dieu immobile qu'il a tant haï ! Telle l'Humanité selon sa doctrine, Proudhon est un esprit en marche. Ce n'est qu'en épousant ses pas que nous pénétrerons sa pensée.
La forme de la pensée de Proudhon, c'est l'équilibre des contraires ; la base de sa morale sociale, c'est l'équilibre des droits : c'est la justice. La justice, c'est la relation essentielle, et qui comme telle atteint à l'absolu ; c'est quelque chose de purement terrestre, et qui parent à l'idéale permanence. C'est donc cela même que Proudhon cherchait en l'homme pour le dresser contre Dieu, et pour le faire Dieu.
La justice, pour Proudhon, c'est l'égalité. Les hommes sont égaux en dignité, puisqu'ils possèdent tous la raison ; ils doivent être égaux en droits ; et non moins égaux en fait, c'est-à-dire économiquement égaux. Au nom de l'égalité, Proudhon commence par dresser contre la société actuelle et contre l'économie libérale un réquisitoire qui n'en épargne rien.
L'institution qui symbolise et perpétue les inégalités, c'est aux yeux de Proudhon la propriété. Comment justifie-t-on traditionnellement la propriété ? A l'origine, par le droit de l'occupant. Mais si l'occupation fondait un tel droit sur les choses, la non-occupation devrait le faire disparaitre. Au contraire, précisément, la propriété, dans la société actuelle, c'est le droit de celui qui n'occupe pas la terre, à rencontre de celui qui l'occupe. Pour justifier la propriété, on invoque encore le
droit naturel qu'aurait l'homme à disposer du produit de son travail. Proudhon dont pourtant l'exaltation de la dignité du travail manuel est un thème favori, s'inscrit en faux contre ce prétendu « droit ». En effet, la productité du travail varie selon les indidus ; et la répartition doit être égale. Le produit n'est pas au producteur, il est à tous. « Le producteur lui-même n'a droit à son produit que pour une fraction dont le dénominateur est égal au nombre des indidus dont la société se compose. » Si d'ailleurs le travail était le fondement de la propriété, n'en devrait-il pas résulter que tous les travailleurs fussent propriétaires, et qu'aucun non-travailleur ne le pût être ? Or l'effet patent de l'institution capitaliste que l'on appelle propriété est précisément contraire de permettre l'oisiveté aux propriétaires, de fermer aux travailleurs l'accès à la propriété. Ainsi les arguments que les défenseurs de l'ordre éli proposent à l'appui de leur thèse se retournent contre l'institution qu'ils étaient destinés à fonder. Ils ne prouvent rien, ou prouvent trop.
Le droit de propriété n'entraine point seulement une inégale répartition des fortunes ; il permet à ses titulaires de se procurer toutes sortes de revenus sans travail, que Proudhon appelle « droits d'aubaine » et qu'il pourfend de ses invectives indignées. Pour lui les revenus de la propriété, ce sont des redevances féodales qui survent camouflées à la Nuit du 4 août. Proudhon s'attaque d'abord au revenu non gagné de la propriété foncière, au fermage. « Qui a fait la terre ?» — demande Proudhon — « Dieu ! En ce cas, propriétaire, retire-toi ! » Cependant pour Proudhon la rente n'est qu'un reflet et une conséquence des revenus industriels non gagnés. La rente s'explique par l'intérêt et le profit, dont l'abolition constitue la clé de l'élimination de tous les droits d'aubaine. Proudhon fait montre d'une olente hostilité contre l'intérêt de l'argent. L'argent ne fait pas de petits : sa fécondité ne saurait être que contre nature. Tout mal — c'est-à-dire toute « aubaine » — ent en fin de compte de l'argent. Proudhon professe un olent antichrysisme. Il voudrait remplacer l'échange monétaire sur la base du prix (reflet du rapport offre-demande et de ses fluctuations) par l'échange direct (le troc) sur la base fixe du travail dépensé. Proudhon condamne donc le profit du producteur et du commerçant.
Si les idées proudhoniennes sur l'intérêt et le profit commercial peuvent paraitre décalquées du Moyen Age, voici un autre revenu sans travail à propos de quoi Proudhon nous présente une analyse personnelle et nouvelle : la plus-value du travail collectif. En régime libéral — dit Proudhon — le patron verse à l'ouvrier la valeur que celui-ci pourrait produire en travaillant seul à son compte. L'ouvrier n'en saurait exiger davantage. Or l'effort collectif n'additionne pas, mais multiplie l'efficacité des efforts indiduels. Si deux cents grenadiers ont pu en quelques heures dresser sur sa base l'obélisque de Louqsor au milieu de la place de la Concorde, un homme seul, en deux cents fois plus de temps, n'y serait jamais parvenu. La dision du travail et la coordination des efforts ont une productité spécifique. En régime capitaliste, le patron s'approprie le surplus de produit qui lui correspond (9).
Donc, pour Proudhon, la spoliation est partout en régime capitaliste. Le propriétaire de la terre prélève injustement la rente aux dépens du fermier ; le propriétaire du capital, l'intérêt aux dépens de l'industriel. Le producteur et le commerçant exploitent le consommateur en se réservant des profits. Le patron exploite l'ouvrier, en vertu du régime du salariat, qui lui permet de soustraire des
salaires qu'il distribue la part du produit impule à la coordination des efforts dans l'entreprise. Enfin les ouvriers s'exploitent les uns les autres, puisqu'ils ne sont pas tous également payés, comme la justice voudrait qu'ils le fussent. Tout cela témoigne d'une scélératesse, d'un satanisme dont Proudhon croit Dieu seul capable ! Ainsi s'éclaire la portée de ce cri fameux, dont dès son premier écrit, en 1840, la résonance scandaleuse désigne Proudhon à l'attention de l'opinion publique : La propriété, c'est le vol ! La modestie de Proudhon ne va pas jusqu'à minimiser l'importance de cette « étourdissante proposition ». « Il ne se dit pas en mille ans deux mots comme celui-là — écrira-t-il. Je n'ai d'autre bien sur la terre que cette définition de la propriété. Je la tiens pour plus précieuse que les millions de Rothschild, et j'ose dire qu'elle sera l'événement le plus considérable du règne de Louis-Philippe. » La formule de Proudhon est devenue célèbre, elle a eu de la chance. La chance est la première qualité d'un bon général — disait Napoléon. Que demander d'autre à un slogan ? A celui-ci. nous saurons au moins gré d'exprimer en trois mots, plus et mieux que la doctrine de Proudhon sur la propriété, la structure môme de son esprit dialectique et antinomique. « Dieu, c'est le mal » — dira-t-il ailleurs, dans la même veine. Là comme ici, la formule même signifie plus sans doute que n'a de sens ce qu'elle veut dire. Car enfin qu'est-ce donc que le vol, sinon une atteinte à la propriété ? En l'appelant « vol », Proudhon veut-il suggérer que la propriété soit un concept contradictoire ? Ou bien entend-il accuser l'institution de la propriété capitaliste de oler quelque propriété essentielle, celle-là légitime ? Les formules les plus éclatantes ne disent pas souvent la plus claire pensée ; ni les plus tranchées, la plus nette.
Pour Proudhon, reste maintenant à honorer le second terme de son ambitieuse dese : Destruam et oedificabo. Mais le moyen d'éliminer l'inégalité sans introduire la contrainte ? Or Proudhon, non moins que l'égalité, tient à la liberté. L'égalité est la thèse, la liberté l'antithèse de la dialectique proudhonienne. Logiquement, l'égalité et la liberté se postulent réciproquement : égalité, c'est absence de hiérarchie, donc d'autorité. Mais, pratiquement, elles semblent s'exclure, car l'inégalité est dans la nature : son élimination implique la contrainte, et que des atteintes soient portées à l'indépendance de l'indidu. C'est ici que se noue le drame de la pensée de Proudhon. Voyons comment il se déroule.
La propriété, c'est le vol. Mais par quoi donc la remplacer ? Par la communauté des biens, dont le phalanstère fouriériste suggère l'idéal, même s'il n'en réalise pas précisément la formule ? Mais Proudhon est indidualiste et rationaliste : il a horreur des communautés, de l'oppression promiscuitaire qu'elles signifient, de la sentimentalité humide qui les cimente. Proudhon se pose en adversaire déclaré du sentiment. Il se méfie « de la fraternité à l'égal de la volupté ». De sa part ce n'est point peu dire : nous conterons bientôt les sévérités de sa morale. « Loin de moi. communistes — s'écrie Proudhon — vous m'êtes une puanteur et votre vue me dégoûte ! ». Ce n'est pas l'association qui doit réparer les maux du libéralisme.
Par quoi remplacer alors la propriété ? A cette question, en 1840, Proudhon répond : par la possession. La propriété capitaliste est injuste parce qu'elle engendre des revenus sans travail : la possession proudhonienne, ce sera la propriété moins l'aubaine : le droit d'user de la chose, non d'en disposer. Une propriété tronquée, mutilée, découronnée, mais qui reste purement indiduelle.
Cependant, quel est donc le propriétaire éminent dont l'exploitant tiendra la possession ? L'Etat ? Il n'est point d'autre possibilité ; et, lorsqu'en 1840, Proudhon voulait substituer la possession à la propriété, c'est bien cela qu'il avait en tête. Un Etat seul et universel propriétaire, qui concéderait à chacun la possession des biens confiés à son exploitation, « ce fut un jour mon utopie » — écrit-il en 1861. Ce ne le demeura point longtemps. Proudhon hait l'autorité : quelle qu'elle soit, pour lui, elle incarne Dieu sur la terre. Proudhon, c'est le citoyen contre les pouvoirs. Il ne tarit pas d'invectives contre « cet être sans passion, sans génie, sans moralité qu'on appelle l'Etat ». Si l'exploitant deent son fermier, « il semble — écrit Proudhon lyrique — que la motte de terre se dressera contre lui et lui dira : « Tu n'est qu'un esclave du fisc, je ne te connais pas ». Alors, afin d'ésectiuner l'Etat, Proudhon, petit à petit, infléchira sa primitive notion de la possession, pour la rapprocher sans cesse de la propriété capitaliste qu'elle devait initialement détrôner. D'abord Proudhon rendra la possession héréditaire. Et cela satisfait le respect profond qu'il voue à l'institution familiale. Proudhon se place ici aux antipodes de Fourier et même d'Enfantin. Il est hostile à toute émancipation des femmes, et professe que la nature même de la femme l'enferme en cet implacable dilemme : servante ou courtisane ; — cependant qu'il compose à sa gloire de curieuses litanies, sur le modèle de celles que l'Eglise catholique chante à la Vierge Marie. Proudhon l'indidualiste est un des défenseurs les plus exigeants de la puissance paternelle et de la cohésion du foyer. Ce libertaire est le contraire d'un libertin. Il taxe de licence la morale sexuelle de l'Eglise catholique. Il condamne l'amour même dans le mariage. L'institution de l'héritage ne peut que rencontrer sa faveur, puisqu'elle affermit la famille. Héréditaire pourtant, la possession n'est plus un droit précaire, ager. Perpétuelle à l'instar de la propriété, elle sera bientôt désolidarisée de l'occupation effective et personnelle. Cependant le coup d'Etat de Napoléon III ave encore chez Proudhon l'horreur de l'autorité. Alors en lui 1789 achève de supter 1793 ; les Droits de l'Homme submergent la Montagne. Il ne se contente plus de marcher à reculons : il fait volte-face. Son œuvre, qui s'est ouverte par son Mémoire sur la propriété de 1840, s'achève sur une Théorie de la propriété que l'on n'a publiée qu'après sa mort (survenue en 1865). Proudhon y adore ce qu'il avait brûlé. Il s'écrie maintenant : « Je suis pour l'alleu contre le fief ». Cela veut dire exactement : « Je suis pour la propriété contre la possession ». Une propriété absolue, c'est en effet la seule garantie solide qui puisse être élevée de façon permanente contre l'absolutisme de l'autorité de l'Etat. La propriété ne se pouvait légitimer tant que l'on ensageait seulement les rapports des indidus entre eux ; elle se justifie si l'on considère les relations des indidus à la puissance sociale. Le « principe » de la propriété est immoral : mais les « fins » en sont bonnes. Proudhon fait amende honorable. Son idéal deent alors la généralisation lente et progressive de la petite propriété paysanne. Jacques Bonhomme s'est mué en Marianne des Champs. En même temps Proudhon reent sur ses conceptions premières quant à la rémunération du travail. Il rejette le principe de l'égalité absolue de rémunération, pour se rallier à celui du droit pour chacun au produit intégral de son travail.
Si Proudhon s'était dans tous les domaines abandonné de la sorte à ce qu'il appelle complaisamment « l'évolution progressive de sa pensée », son Destruam et oedificabo ressemblerait fort à l'aventure de la le rase cartésienne : pièce par pièce il aurait entièrement reconstruit l'édifice qu'il avait commencé par bruyamment démolir. Mais Proudhon ne l'entend pas ainsi. Il ne renonce pas à l'égalité. S'il lui échappe de réhabiliter la rente, en revanche il persiste jusqu'à la fin à dénoncer et à condamner l'intérêt du capital, le profit industriel et commercial, l'exploitation du travailleur. Proudhon a la prétention que l'idéal de la liberté et l'idéal de l'égalité ne se consentent, dans sa pensée et en fait, aucun sacrifice. Il ne s'agit point de concilier deux principes opposés en leur imposant des concessions réciproques, mais de juxtaposer des idéals contradictoires sans pour cela consentir de l'un ni de l'autre la moindre restriction. A cette fin, Proudhon propose la formule « mutuelliste » : celle d'un régime égalitaire fondé sur le seul libre contrat. Que les hommes s'entendent donc librement pour respecter la justice, et la justice cessera d'être incompatible avec la liberté. Mais par quoi donc les hommes seront-ils persuadés de conclure le pacte mutuelliste ? Uniquement, selon Proud-hon, par la raison, qui leur en révélera, avec tout l'éclat de l'édence, le caractère équile. Proudhon croit à la force de l'idée vraie. Il annonce le règne prochain d'une justice de caractère purement synallagmatique, et de fondement exclusivement contractuel ; une société qui reposera tout entière sur une libre convention d'inspiration morale ; un ordre qui endra seulement d'en bas. A ce rêve où ent aboutir ce qu'on a appelé son « immanen-tisme intégral », Proudhon entend engager toute sa pensée.
De l'idée mutuelliste surgit une série de recettes sociales qui se succèdent les unes aux autres tels des ballons d'essai, comme si Proudhon tatonnait à la recherche d'une expression concrète et réalisable de sa pensée. Pour abolir l'intérêt du capital, Proudhon imagine en 1848 une « Banque d'échange » qui ferait crédit gratuitement. Elle n'aura pas de capital, et pas non plus d'encaisse métallique. Les billets qu'elle émettra ne lui coûteront rien, elle pourra les offrir pour rien. Ces bill