NAVIGATION RAPIDE : » Index » ECONOMIE » ECONOMIE GéNéRALE » Nature et destin du capitalisme « le capitalisme va mourir de sa rÉussite »
Historien et sociologue américain, Immanuel Wallerstein analyse le capitalisme comme un phénomène global : à la fois économique, politique et culturel. Selon lui, aujourd'hui ce système a atteint ses limites. Sciences Humaines : Vos travaux portent sur l'histoire des structures de l'économie capitaliste. Pouvez-vous expliquer ce qu'est pour vous > le capitalisme historique » ? Immanuel Wallerstein : Le capitalisme est apparu en Europe occidentale à partir du XVe siècle sur les décombres du système féodal, incluant une large partie de l'Europe et une partie des Amériques qui venaient d'être découvertes. Dans ces lieux s'installe une dision du travail productif avec des centres et des périphéries, des semi-périphéries. Au fur et à mesure qu'il se développe, le capitalisme s'étend hors de ses limites pour accaparer de nouvelles régions qui sont incluses dans le système de la dision du travail. Cela jusqu'au milieu du XIXe siècle, où la dernière région - l'Extrême-Orient - s'est retrouvée incorporée. Le capitalisme deent alors le système unique de la Terre. Ce «système-monde» a pour caractéristique d'être fondé sur la quête de l'accumulation illimitée du capital. Un deuxième élément caractéristique est qu'au XVIe siècle se forment des Etats souverains avec des frontières bien définies. Ces Etats sont inégaux en puissance mais ils produisent en fonction d'un marché mondial, c'est-à-dire d'un système interétatique. Pour moi, il n'existe pas «des» capitalismes propres à chaque pays (l'Allemagne, la France) et définis par des frontières nationales. Il n'existe en fait qu'un seul capitalisme qui s'est formé au sein d'une économie-monde. Je rejette la thèse de l'intemationalisation récente, car c'est l'essence même du capitalisme d'être international. SH : Mais ce système n'est pas statique ; d'après vous, il s'est installé par vagues successives LW. : Certes, car tout le jeu du capitalisme est d'installer des monopoles pour lutter contre la concurrence. Le marché est destructeur du profit ; comme le disaient les théoriciens du capitalisme, «avec un bon marché, tout sera bon marché». Mythi-quement, dans le marché parfait tel que le décrit Adam Smith, on ne peut pas faire de profit puisque la concurrence pousse les vendeurs à vendre toujours moins cher Pour construire des monopoles, il faut l'aide des Etats ; contrairement à ce qu'ils disent, les capitalistes en ont un besoin fondamental. Lorsqu'un monopole est détruit par la concurrence, il faut trouver de nouveaux produits (et c'est à ce moment que les capitalistes peuvent changer de zone géographique.) C'est la même chose pour les Etats qui assurent leur hégémonie sur la situation mondiale pendant une certaine période, jusqu'au déclin de ce pouvoir qui laisse la place à un autre. Le capitalisme n'est donc pas é : il y a circulation continuelle au niveau des zones géographiques, des produits, des pouvoirs, etc. Mais dans tout cela, le système reste essentiellement le même, c'est simplement ceux qui en profitent qui changent. C'étaient les Hollandais au XVII siècle, les Britanniques au XIX siècle, et les Américains au XX siècle. L'historien Fernand Braudel parle du déplacement des lles-monde pour évoquer ce processus continuel. Dans le domaine de la production, cela a été le textile et la sidérurgie, puis l'informatique SH : L'originalité de vos analyses de l'économie-monde est d'intégrer aussi bien les dimensions économiques que politiques, techniques et culturelles. Mais que pensez-vous des analyses traditionnelles qui scandent le développement du capitalisme selon des phases successives : capitalisme marchand, financier, industriel? I. W. : Je rejette les analyses fondées sur une conception par étapes de la croissance. Comme Braudel, je pense que les vrais capitalistes jouent sur tous les leaux à la fois, et investissent leur argent dans un domaine ou dans l'autre en fonction des changements de conjoncture. C'est pourquoi je refuse de parler de révolution industrielle au XIXe siècle, car à cette période la création des industries n'a pas été aussi importante qu'on le dit (il en existait déjà beaucoup avant). Si l'on veut parler d'un essor industriel significatif historiquement, il faut parler de la période 1945-l970. La révolution industrielle est simplement une phase de nouvelles productions, une «phase A» d'un cycle de Kondratieff, parmi tous ceux qui ont eu lieu du XVI au XX siècle (voir l'encadré ci-contre). Si l'on veut définir des étapes dans ce qui est pour moi un système historique, il faut parler du XVI siècle - genèse du capitalisme -, quatre ou cinq siècles de fonctionnement normal et aujourd'hui, la crise. SH: Quels sont alors les moteurs - et les obstacles - qui expliquent les déplacements successifs des « centres » de i'économie-monde ? LW. : Pour les capitalistes, deux problèmes essentiels se posent à tout moment : les frais de transaction et les coûts de la force de travail. Lorsque l'on minimise les uns, on maximise les autres. Pour minimiser les coûts de transaction, il faut concentrer la localisation de la production et de toutes les actités, c'est donc une polarisation vers le centre. En revanche, pour diminuer les coûts de la force de travail, il faut aller vers les périphéries où, pour des raisons politiques et historiques, on trouve une main-d'œuvre moins chère. Il se crée alors une sorte de va-et-ent. Dans les phases d'expansion de l'économie-monde (abondance de production, plein-emploi, etc.), il est payant de maintenir la production et de minimiser les coûts de transaction, quitte à augmenter un peu les salaires. Mais dans les périodes de stagnation ou de récession (phases B de Kondratieff), il importe de réduire les coûts de production, donc le coût du travail et c'est à ce moment que les usines se déplacent vers les régions de la périphérie. SH : Vous ne pensez donc pas, comme l'a proposé Max Weber. que le protestantisme a favorisé le développement du capitalisme ? LW. : Absolument pas. Avant l'Allemagne protestante, le capitalisme s'est développé dans l'Italie catholique des XV et XVT siècles Aux Pays-Bas, les grands industriels étaient plutôt concentrés au sud (la Belgique actuelle) et étaient pour la plupart catholiques. Au XVT siècle, à cause de la guerre avec les Esnols, ils ont émigré au nord et changé de religion précisément pour pouvoir poursuivre leurs actités capitalistes. On peut aussi citer l'exemple du confucianisme. Il y a quarante ans, on disait qu'il ne pourrait y avoir d'essor économique de l'Est asiatique à cause du confucianisme qui, selon les chercheurs weberiens, ne se prêtait pas à l'esprit capitaliste. Aujourd'hui, on prétend exactement le contraire ! Je pense que si le capitalisme avait pris son essor à Bagdad, on aurait expliqué que l'Islam était le meilleur appui du capitalisme Je n'accorde donc pas beaucoup de crédit à ces thèses. SH : Vous avancez donc que le capitalisme est en crise en cette fin de XX siècle. Pourtant, il y a cent cinquante ans déjà, les marxistes annonçaient la crise du capitalisme L.W. : Les marxistes considèrent que chaque «phase B» du cycle de Kondratieff est une crise du capitalisme. Pour moi, ces phases ne sont qu'un mécanisme du système pour qu'il reprenne son souffle. Je n'explique pas du tout la crise du capitalisme de cette manière, puisque je pense qu'il entre actuellement dans une phase de Kondratieff A et qu'il y a crise. Le problème du capitalisme, ce n'est pas ses faillites mais ses réussites. Il se tue en réussissant Sur le économique, à chaque phase A de reprise, on ne reent jamais exactement à la situation antérieure. Dans les phases B, les capitalistes se tournent vers la finance et la spéculation comme source de revenu. Un des moyens de sortie de crise est, comme l'avait souligné Schumpeter, l'innovation, c'est-à-dire la recherche de nouveaux produits de pointe, que l'on va pouvoir monopoliser. Mais cela ne suffit pas. Comme l'explique Keynes, il va falloir aussi créer une demande effective. Et pour cela, il faudra effectuer un transfert de plus-value à certaines couches de travailleurs qui, grace à des salaires plus élevés, pourront être les acheteurs de ces nouveaux produits. Cela signifie que les capitalistes diminuent leurs profits. Certes, dans l'absolu, il y a création de richesses. Mais avec l'augmentation de la population mondiale, on aboutit à une baisse relative. Et j'avance que pour compenser cette baisse relative, il faut toujours étendre géographiquement le système. Non pas pour trouver de nouveaux acheteurs (comme le proposent certaines analyses), mais avant tout pour trouver des producteurs à prix réduits.
LW. : Les ruraux ont été transférés dans des zones urbaines et industrielles, acceptant pendant un certain temps (cinquante ans enron) de travailler pour des salaires très réduits jusqu'à ce qu'ils se syndiquent, etc., et qu'il faille en trouver d'autres. Ce phénomène s'est produit d'abord dans les pays industriels occidentaux, puis il s'est étendu à toute la ète. Cela a engendré le phénomène de «démoralisation». La population rurale du monde est passée de 80 % à 50 % actuellement et l'on s'achemine vers un taux d'enron 20 %. Inélement, cela va provoquer une augmentation du salaire mondial moyen, entrainant une diminution du profit. En outre, dans le système capitaliste, une large partie des coûts réels de la production n'est pas payée par les producteurs. Ce qu'on appelle «l'externalisation des coûts» fait que les capitalistes ont pour principe de ne pas payer la facture. Ce sont les Etats qui créent les infrastructures (routes, lignes téléphoniques, etc.), grace la fiscalité, par exemple. Par ailleurs, les industriels peuvent provoquer des dégats écologiques, et les Etats laissent faire On arrive maintenant aux dernières limites possibles : toutes les forêts sont coupées, les rières sont polluées. Alors que faire? Une première possibilité est de supprimer les coûts extemalisés, de faire nettoyer les rières par ceux qui les polluent, de leur faire payer les infrastructures, mais dans ce cas, les capitalistes ne peuvent plus faire de profits. Autre solution : les Etats continuent de payer, mais ils doivent prélever des impôts auprès des producteurs, et l'on reent au problème précédent. Ou bien ils s'adressent à la population, et là, de graves problèmes politiques vont se poser. Donc, on est dans une situation économique insoluble, puisqu'on est arrivé aux limites géographiques |
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