- Ce concept d'équité peut recevoir deux acceptions différentes.
Dans un premier sens, on peut entendre par là 1' « equitas » romain et 1' « equity » anglaise. Il s'agit alors, ac cette notion d'équité, d'un système juridique séparé destiné à pallier les insuffisances du
droit positif civil ou « commun ». Dans un autre sens, il s'agit alors seulement d'un mode d'interprétation des règles de droit - et cela sous des vocables dirs : équile, raisonnable, ou honnête -, mode d'interprétation reconnu dans tous les systèmes juridiques.
Or on retrou ces deux fonctions de l'équité dans l'ordre international : palliatif des insuffisances du droit positif, mode d'interprétation des normes juridiques.
1 - L'équité, source du droit international : le jugement « ex aequo et bono».
- En ce sens, le rôle de l'équité a été formellement admis par l'article 38, al. 2, du Statut de
la Cour internationale de justice. C'est ici accorder un très grand rôle au juge - ou à l'arbitre - international qui va alors avoir une possibilité de choix et une marge de manouvre considérables.
Il pourra, en effet, ésectiuner, à ce titre, une règle de droit positif dont l'application à l'affaire litigieuse pourrait être, à son avis « inéquile ». Il peut également combler une lacune du droit international et énoncer alors les règles qui devraient être appliquées. Autrement dit, il peut faire un arrêt de règlement. Il peut, enfin, statuer en amiable compositeur, c'est-à-dire s'appuyer davantage sur les faits que sur le droit positif afin d'atteindre un résultat équile compte tenu de l'intérêt des parties en cause.
En raison de ces très larges pouvoirs du juge ou de l'arbitre statuant « ex aequo et bono », on comprendra la nécessité du consentement exprès des parties pour lui confier cette mission. Or les cas sont extrêmement rares où juges ou arbitres ont été appelés à statuer « ex aequo et bono ». Jamais, par exemple, dans l'histoire de la C.I.J. ou de la C.PJ.I., les juges de La Haye n'ont été appelés à statuer « ex aequo et bono » par des Etats qui avaient un litige devant cette Cour. La C.PJ.I., dans son ordonnance du 6 décembre 1930 dans l'affaire des zones franches notait elle-même que cette possibilité était de caractère « absolument exceptionnel » et devait dépendre d'un texte « clair et explicite » émanant des parties en litige (sér. A, n» 24, p. 10).
- Ce pouvoir, s'il n'a jamais été confié au juge de La Haye, a parfois été attribué à des arbitres pour régler un conflit politique aigu. L'exemple typique en est constitué par le règlement de la « guerre du Chaco » entre la Bolivie et le Paraguay, organisé par un traité spécial signé le 21 juin 1938. Celui-ci disposait que la frontière entre les deux pays serait déterminée par les Présidents des Etats-Unis, d'Argentine, du Brésil, du Pérou et de l'Uruguay, qui devraient rendre une sentence en tant qu'arbitres statuant « ex aequo et bono ». La sentence fut rendue quelques mois plus tard par les Présidents de ces Etats sans faire la moindre référence à des considérations juridiques, ce qui ne l'empêcha pas d'être acceptée par les deux parties au conflit (AJ.I.L. 1939, 180 ; R.S.A. vol. III, p. 1817). Comme autres exemples, il est loisible de citer les affaires des Pêcheries de l'Atlantique Nord (R.S.A., vol. XI.167) ou de ITm Alone (R.SA.. vol. III.1612).
- Ce pouvoir a parfois été aussi confié à des arbitres pour fixer des règles en cas de lacunes ou de silence du droit international, et cela dans des circonstances noulles. On a ici un exemple particulièrement frappant dans l'arbitrage de la fonderie du Trail entre les Etats-Unis et le Canada de 1941 (R.SA.N.U. 1949, 1905, vol. 3). Dans cette affaire, des fumées pronant d'une usine de plomb située au Canada avaient entrainé des dommages à des agriculteurs américains et avaient rendu des terres impropres à toute culture. Le Canada fut jugé responsable des dommages causés par ces fumées nocis pronant de son territoire alors même que leur proation était due à des facteurs climatiques hors de son contrôle. Le Canada fut aussi prié de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour mettre fin à cette situation portant atteinte à l'intégrité du territoire américain.
La Cour nota, en l'espèce, qu'il n'existait pas de règle du droii international positif en matière de
pollution de l'air. Elle souligna que l'analogie la plus proche était à trour dans le régime de la pollution des eaux et que, là encore, il n'y avait pas non plus de précédent international. La Cour raisonna par analogie ac les décisions judiciaires internes rendues par la Cour suprême des Etats-Unis et le tribunal fédéral suisse dans des matières relatis à la pollution des eaux qui opposaient entre eux certains Etats fédérés et cantons dans la mesure où il s'agissait là de « situations internationales » et où donc les solutions retenues par ces
juridictions suprêmes pouvaient être « transposées » pour trancher des litiges similaires opposant des Etats. En l'espèce, le tribunal estima que « d'après les principes du droit international tout comme d'après la loi américaine, aucun Etat n'a(vait) le droit de faire usage, ou de permettre qu'il soit fait usage de sonterritoire, de manière à causer des dommages, par des émanations de fumées sur le territoire d'un Etat voisin, à ce territoire ou aux biens se trouvant sur ce territoire, lorsque des conséquences gras peunt, en résulter et que le dommage est éli par des preus certaines et concluantes » (p. 1965). En bref, dans cette affaire qui constitua le point de départ du droit international de l'environnement, les arbitres furent amenés à juger « en équité » en même temps qu'ils furent invités à faire un règlement pour l'anir.
Dans l'affaire plus ancienne des Pêcheries de la Mer de Behring, le compromis d'arbitrage donnait également aux arbitres mission de faire un « règlement d'intérêts » afin d'assurer la protection et la conservation des phoques à fourrure menacés d'extinction en raison de prises trop importantes (Moore, p. 4761).
De tels exemples demeurent exceptionnels.
2 - L'équité, mode d'interprétation des règles du droit international.
- Dans cette optique, l'équité apparait à la fois comme un principe de fond - « la règle de droit doit être équile » - et comme une technique d'interprétation - « la règle de droit doit être interprétée de façon équile » -. Ainsi comprise, certains ont estimé que « l'équité » constituait un principe général du droit international (telle fut, par exemple, la position du juge américain Hudson dans son opinion individuelle émise lors de l'affaire des prises d'eau de la Meuse qui opposa la Belgique à la Hollande devant la C.P.J.I. en 1937 (sér. A/B, n° 70, pp. 76-78).
Les tribunaux arbitraux ont fréquemment fait allusion à l'équité et l'ont utilisée pour trancher des litiges. La Cour de La Haye, elle, a toujours été plus prudente en la matière.
a) La jurisprudence arbitrale: la sentence des Indiens Cayugas de 1926 entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis (R.S.A.N.U., vol. VI, 173).
- Dans cette affaire, la Grande-Bretagne épousa la cause des Indiens Cayugas réfugiés au Canada et demanda aux Etats-Unis de leur rser une indemnité en rtu de traités bilatéraux conclus dans le passé entre cette tribu indienne et l'Etat de New-York. Lors de la Révolution américaine, ces Indiens Cayugas vivaient dans la région de New-York. Des traités furent passés entre l'Etat de New-York et ces Indiens et une indemnité devait être payée à la nation Cayuga sans limitation de durée pour l'abandon de leurs terres. Or cette tribu indienne se coupa en deux lors de la guerre entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne de 1812, une partie des Indiens Cayugas émigrant au Canada. Ceux-ci avaient-ils encore un droit à recevoir une partie de l'indemnité annuelle qui était payable aux Cayugas et qui devait être rsée par l'Etat de New-York ?
Le tribunal constitué en l'espèce devait appliquer à la fois les principes du droit international et de l'équité. Le tribunal considéra que la demande des Indiens Cayugas du Canada présentée par la Grande-Bretagne en tant que sourain territorial était particulièrement forte en équité. En revanche, il nota qu'en droit strict seuls les Indiens Cayugas restés à New-York pouvaient encore être considérés comme la « nation Cayuga », au sens étroit du traité de 1795 passé entre l'Etat de New-York et la nation Cayuga. Toutefois, notèrent les arbitres, un tel résultat serait inéquile pour cette partie des Indiens Cayugas qui avait émigré au Canada. Donc, en équité, la Cour décida que ces Indiens avaient le droit à une portion de l'indemnité rsée par l'Etat de New-York à la nation Cayuga dans son ensemble. Autrement dit, si la Cour avait appliqué le droit strict, ces Indiens Cayugas n'auraient reçu aucune indemnité particulière. Le tribunal invoqua « des principes de justice et de bonne foi reconnus d'une manière unirselle contre les dures conséquences des doctrines strictes de la personnalité juridique La demande des Indiens Cayugas, poursuivait-il, est fondée sur un principe élémentaire de justice qui oblige à considérer la substance et à ne pas s'arrêter au formalisme du droit » (p. 180).
Ici l'équité vient tempérer la rigueur du droit.
b) L'équité dans la jurisprudence de ta Cour de La Haye.
- Dans le passé, le recours à l'équité dans la jurisprudence de la Cour de La Haye était assez rare. En revanche, depuis une quinzaine d'années la C.IJ. accorde une place essentielle à cette notion d'équité au point qu'il est loisible de se demander si, au moins dans certains cas, elle juge encore en droit ou selon le vieux principe de Salomon On se bornera ici à examiner ses décisions les plus topiques en notant leur évolution.
I. - L'affaire du plateau continental de la Mer du Nord de 1969.
- La Cour reconnut que la délimitation des plateaux continentaux contigus des Etats dans la Mer du Nord devait s'effectuer sur « des principes équiles » (n° 55) et qu'il fallait tenir compte des « circonstances spéciales » tandis qu'il n'y avait pas de mode de délimitation uniforme ou automatique, ceci après s'être appuyée sur les travaux préparatoires de la Conntion de Genè.
La C.LJ. précisa ce qu'il fallait entendre par « principes équiles » en l'espèce. Selon la Cour : « Il s'agit là, sur la base de préceptes très généraux de justice et de bonne foi, de vériles règles de droit en matière de délimitation des plateaux continentaux limitrophes, c'est-à-dire de règles obligatoires pour les Etats pour toutes délimitations ». « En d'autres termes, poursuit la Cour, il ne s'agit pas d'appliquer l'équité simplement comme une représentation de la justice abstraite, mais d'appliquer une règle de droit prescrivant le recours à des principes équiles conformément aux idées qui ont toujours inspiré le déloppement du
régime juridique du plateau continental en la matière » (§ 85). Et la Cour de mentionner quelles étaient ces idées qui avaient toujours inspiré le déloppement du régime juridique du plateau continental en la matière. Il faut noter ici que, pour la Cour, il s'agit de principes très généraux qui sont, en même temps, de vériles règles de droit, mais qui ne sont pas une représentation de la justice abstraite, c'est-à-dire qui ne constituent pas une sorte de
droit naturel. Dans cette affaire, la Cour devait renir sur la notion d'équité et noter que « les décisions du juge » doint, par définition, être justes, donc, en ce sens, équiles » (voir n° 88 de l'arrêt de la Cour). Il ne s'agit donc pas là d'une situation où le juge est amené à statuer ex aequo et bono.
La Cour, ensuite, se consacra à l'application de cette notion d'équité aux cas pratiques qui lui étaient soumis. Elle nota que l'application de la règle de l'équidistance en matière d'utilisation des plateaux continentaux limitrophes peut être de nature à créer une « incontesle inéquité » dans certaines conditions géographiques (voir n» 89 et 90 de l'arrêt de la Cour). Et la Cour ajouta que : « L'équité n'implique pas nécessairement l'égalité » (n° 91). Ici, en effet, une inéquité serait créée entre les dirs Etats rirains si l'on appliquait une même méthode réalisant une égalité qui serait purement théorique, formelle.
Pour arrir à ce qu'elle considérait comme «l'équile», la Cour prit en considération dirs facteurs qui devaient jouer un rôle cumulatif pour délimiter les plateaux continentaux : l'aspect géographique, l'aspect géologique et l'unité du gisement (voir § 92 à 99 de l'arrêt).
II. - L'affaire des pêcheries islandaises entre l'Islande et la Grande-Bretagne (arrêt du 25 juillet 1974).
- La Cour, dans cette affaire, a sount insisté sur la nécessité de régler « de façon équile » les droits respectifs des parties en litige (n° 73). La Cour a reconnu qu'il n'y avait pas là de « droit absolu » (n° 71). Il fallait donc, pour la C.I.J., concilier les « droits préférentiels» de l'Etat rirain, les droits des pays tiers, et les « nécessités de la conservation » des ressources de la mer.
La Cour estima que les négociations futures entre les parties devaient parnir à une « répartition équile des ressources halieutiques » fondée sur les
données locales et les intérêts des Etats tiers ayant des « droits de pêche bien élis » (n° 78). « Il ne s'agit pas simplement, dit la Cour, d'arrir à une solution équile, mais d'arrir à une solution équile qui repose sur le droit applicable » (Ibid.). Et la Cour de citer ici l'extrait de son arrêt sur le plateau continental de la Mer du Nord de 1969 (le paragraphe 85 que nous ayons mentionné précédemment). La Cour ajoutait : « Il ne s'agit pas simplement d'appliquer l'équité comme une représentation de la justice abstraite, mais d'appliquer une règle de droit prescrivant le recours à des principes équiles » (n° 78).
III. - L'affaire de la délimitation du plateau continental entre la Libye et la Tunisie (arrêt du 24 février 1982).
- La Cour fut saisie, dans cette affaire, par la voie d'un compromis lui demandant quels étaient les principes et règles du droit international pouvant être appliqués à la délimitation du plateau continental entre ces deux pays. Elle fit, dans son arrêt, une place prépondérante aux principes équiles (dont le compromis lui demandait de tenir compte, sans pour autant lui conférer le droit de statuer ex aequo et bond). Mais la Cour fut très imprécise sur la définition de ces principes dont elle dit simplement : « L'équité d'un principe doit être appréciée d'après l'utilité qu'il présente pour aboutir à un résultat équile. Tous les principes ne sont pas en soi équiles : c'est l'équité de la solution qui leur confère cette qualité» (Rec, p. 59, § 70). Elle eut, en outre, de grandes difficultés à exprimer concrètement ce que prescrivaient ces principes équiles ; elle décida que « chaque litige relatif au plateau continental doit être résolu en fonction des critères qui lui sont propres ; il n'y a donc pas lieu d'élaborer une construction abstraite au sujet de l'application des principes et règles relatifs au plateau continental » (Rec, p. 91, § 132).
Les incertitudes et embarras de la Cour furent, bien sûr, viment critiqués ; le juge Ensen estima, dans son opinion dissidente, que la recherche de la Cour s'était effectuée dans le vide juridique (op. diss. juge Ensen, Rec, p. 294), le juge Gros qu'il n'était « pas apparu au cours de la construction de cet arrêt qu'il s'agisse d'équité » (op. diss. juge Gros, p. 153, § 19).
Cette décision est à déplorer dans la mesure où la Cour adopte une conception laxiste de l'équité et où la frontière ac l'amiable composition apparait de plus en plus ténue. La règle de droit, affectée d'une telle interprétation en équité, reçoit ainsi un contenu incertain et fluctuant qui ne peut que désorienter les plaideurs.
- En bref, le concept d'équité doit demeurer dans le cadre de ses deux conceptions traditionnelles. D'une part, à la seule demande des parties, l'équité permet au juge de statuer ex aequo et bono et d'ésectiuner ainsi une règle de droit positif « injuste ». D'autre part, en tant que règle de droit international positif, elle est une méthode d'interprétation et de conciliation des règles applicables du droit international à une certaine situation, règles qui permettent d'aboutir à un résultat, à une « solution juste » pour les parties en cause.