En considérant tous ces exemples, on ne peut manquer de comprendre combien
le marketing stratégique est une approche de nature très singulière. La qualité nous enseigne de raisonner sur des faits et des données. Ce n'est certainement pas lA un principe applicable en marketing stratégique. Lorsqu'un fait est constaté, lorsqu'une
donnée est connue, il est simplement déjA trop tard. Cela signifie qu'un événement qui existait potentiellement est devenu réalité. On ne peut plus faire grand-chose, si ce n'est constater.
Bien pire, le chiffre rend souvent les sociétés aveugles et les conduisent sur de mauvaises pistes. Le fait d'AStre la société au chiffre d'affaires le plus important peut entrainer l'état-major de cette société A penser qu'il est encore en position de
leader et qu'il dispose donc des marges de manœuvre nécessaires. Le réveil sera douloureux et la roche tarpéienne est proche du Capitule. La prééminence des chiffres, quand ceux-ci font apparaitre une situation favorable sans relation avec la réalité des choses, est un des principaux obstacles qui empASchent les entreprises de se remettre en question et de savoir prendre les décisions appropriées A ce type de situation. Nous encourageons cependant tous cette faA§on de penser d'abord chiffres, en prenant d'ailleurs soin de regarder les moins significatifs d'entre eux. Avez-vous remarqué cette propension que nous avons tous de caractériser une société d'abord par son chiffre d'affaires et non pas par son profit, plus représentatif cependant de la position réelle de l'entreprise ?
La Bourse se montre souvent plus clairvoyante en sanctionnant, parfois A la surprise générale, des sociétés aux brillants résultats mais n'ayant pas su trouver les mots qu'il fallait pour la rassurer sur leurs positionnements futurs. Le chiffre indique la performance passée, la Bourse s'intéresse d'abord au mot indicatif de la performance future.
Il faut donc savoir quitter l'univers concret, tangible, faussement rassurant, A l'apparence rationnelle, des chiffres, pour se mouvoir dans celui de l'esprit, des perceptions qui évoluent de faA§on invisible, des sensations, des approximations. C'est lA où se situe l'avenir de l'entreprise, c'est lA où elle trouvera les moyens de créer de la valeur.
Au troisième chapitre de ce livre, on aura reconnu lA qu'il faut savoir-faire preuve de métis. De la mASme faA§on qu'il faut passer de l'univers des relations - entreprise-
clients - A celui plus incertain des relations - entreprise-concurrents -, il faudra faire preuve de métis pour quitter le monde des chiffres rigoureux, exacts, sortis de l'ordinateur, pour celui, plus qualitatif, plus fluctuant, plus instinctif, et forcément plus approximatif, des concepts. Cette forme de savoir sera fatalement décriée tant tout nous pousse au contraire A aller dans le sens inverse. La démarche proposée ne va pas manquer d'AStre qualifiée de - boiteuse - et d'incertaine, alors que l'on cherche plutôt A fonder les décisions sur des faits sûrs et solides. Mais l'homme de marketing d'aujourd'hui ne se trouve-t-il pas dans la mASme situation que le médecin grec, confronté A des forces - multiples et ondoyantes - en face desquelles il lui faut agir vite et sûrement. Parmi ces forces, il y a celles qui se manifestent extérieurement, et puis il y a celles qu'il faut deviner pour les interpréter : les silences, les sommeils, les insomnies, les pensées. Dans cet univers, il n'y a ni - nombre, ni poids - qui permettraient de parvenir A la vérité exacte. La métis du médecin grec repose sur sa forte expérience du passé, sur sa prise directe avec le présent et lui donnera en conséquence la sensation du futur, la
connaissance du moment où il lui faudra agir, au moment où, du fait de l'évolution de la maladie, - le cours des choses tourne et se renverse -.
De mASme, l'homme de marketing devra par exemple :
» apprendre A raisonner en ne se contentant plus des
segmentations de marché traditionnelles, par gamme de produit ou par type de
client ; ne plus se contenter du seul suivi des unités vendues par type de produit ou de clientèle, mais s'attacher A suivre plus qualitativement les succès et échecs par concepts d'achat ; quitter plus que jamais l'univers informatisé du bureau pour s'imprégner de celui plus mouvant, plus tortueux, de l'esprit des clients et des concurrents ;
» savoir définir et rassembler les types de clientèle en fonction de leurs concepts d'achat, et en déduire les mutations profondes qui se préparent dans le marché ;
» dessiner de nouveaux échiquiers concurrentiels montrant la sectiune des concepts d'achat et leur relation avec chaque fournisseur du marché ; définir de nouveaux rapports de force et changer les conceptions de leader et de challenger; comprendre la marge de manœuvre dont dispose l'entreprise dans ce cadre ; comprendre le - quand et le comment - ;
» comprendre comment ces concepts évoluent et savoir positionner l'entreprise sur les concepts émergents représentant les meilleures potentialités de profit dans le futur, l'entreprise devant savoir évoluer en anticipant ces migrations de concept (A chaque migration de concept, correspond une migration des valeurs) ; déterminer ces points d'inflexion où les concepts du client basculent ;
» savoir concevoir et faire évoluer les modèles organisationnels en ligne avec ces concepts d'achat : méthodes de contact clients, formation, état d'esprit doivent AStre parfaitement en phase avec le concept qu'achète le client ;
» savoir psychologiquement abandonner les
stratégies et les ambitions de croissance A tout va des chiffres (mieux vaut des chiffres plus petits mais un vrai leadership sur un segment donné) ;
» accepter de réduire le champ de l'activité en se limitant lA où l'entreprise détient le concept, A condition, bien sûr, qu'il s'agisse d'un concept du futur, non du passé. Le chiffre d'affaires sera moins important, mais le rapport valeur/taille de l'entreprise bien meilleur. La création de valeur pour l'actionnaire, ramenée A son investissement de départ, sera donc bien plus importante.
Un dirigeant de Sony déclarait ; - Notre
stratégie consiste A entrainer le consommateur grace A des produits nouveaux au lieu de solliciter son opinion sur la question car il ignore ce qui est possible, contrairement A nous. - Et le fondateur de l'entreprise, Masaru Ibuka, de renchérir : - Nous avons toujours eu pour souci de créer A partir du néant. - Tout le processus de création de Sony a été articulé autour d'un mot : miniaturisation.
Dans la religion égyptienne, l'Esprit organisateur se manifesta par le rbe, parole divine, qui permit l'émergence de la terre d'un - néant indifférencié -. Après avoir fait jaillir le soleil et sa lumière, l'Esprit créateur donna le rbe - seul capable de donner l'existence aux choses - aux hommes afin qu'ils puissent entretenir l'équilibre des forces de la nature.