NAVIGATION RAPIDE : » Index » MANAGEMENT » ENTERPRISE MANAGEMENT » Les metamorphoses du patronat Le capitalisme pieux
Les autorites qui, au XIXe siècle, décidèrent de reconnaitre la coalition ouvrière, puis d'accorder le droit de cité aux syndicats, posèrent des actes à double sens. Le déloppement du syndicalisme fut assurément l'occasion de gras affrontements. Objection explicite à l'individualisme libéral, incarnation institutionnelle de la seconde vie de la coalition pré-industrielle, les syndicats n'eurent de cesse qu'ils n'aient convaincu les entrepreneurs de dénoncer la logique marchande : il fallait qu'il fût admis que dans le système productif, les salariés n'existaient pas seulement en rtu du contrat qui les liait à l'entrepreneur, mais aussi en tant qu'êtres sociaux dotés d'un statut et d'une dignité inaliénables. A quoi les employeurs firent continûment objection, notamment en France, à n'en juger que par leur acharnement à refouler les syndicats des usines. Mais ce qui se cristallisa autour de ce contentieux politique ne saurait être tenu pour l'essentiel. En réalité, bien avant le temps des syndicats, les entrepreneurs avaient fait l'expérience que, de bon ou de mauvais gré, il leur faudrait composer ac le passé de la société. A l'évidence, la logique libérale et individualiste ne disait pas la bonne manière de susciter la coopération et la cohésion des salariés autour des maitres. De telle sorte que la propension naturelle des patrons fut non seulement de composer, mais, de leur côté aussi, d'invoquer l'assimilation de l'entreprise à la corporation. Très vite, il fut acquis qu'au lieu d'étouffer ce qui s'était transmis de l'ancienne solidarité des comnons, l'entreprise serait jusqu'à un certain point contrainte de se le concilier. Le problème n'était pas seulement d'obtenir le consentement des salariés dans la production. Pour acheter, produire et ndre, les incantations sur le « grand marché unifié» n'étaient pas d'un grand secours! Aussi les entrepreneurs furent-ils bien obligés de s'installer dans des réseaux concrets d'approvisionnement et de clientèle qui, pour n'être pas ceux de la nation toute entière, n'en étaient pas moins ceux qui valaient aux biens produits de l'être dans des conditions acceples et de trour preneurs. De même en ce qui concerne la main-d'ouvre : au lieu de puiser au petit bonheur dans un inépuisable vivier, l'employeur se trouva bien de reconstituer des filières locales particulières, propices à une plus grande silité des engagements et une fidélité accrue des ouvriers à l'égard de l'entreprise. Bref : l'entreprise, née d'un présupposé d'indifférenciation de l'espace économique, eut peine à ne pas se retourner rs les espaces sociaux concrets. Faut-il au demeurant ne parler à ce sujet que de contrainte ? Ce serait prêter aux primes générations d'entrepreneurs capitalistes une personnalité et des prétentions « positivistes » dont ceux-ci étaient en réalité pour la plupart fort éloignés. Dans le célèbre ouvrage où il élit l'homologie existant entre l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (Weber, 1920), Max Weber l'a magistralement expliqué : la dynamique modernisatrice qui provoqua l'essor du capitalisme n,'a rien à voir ac un moument qui se serait détourné de toute tradition et de toute valeur morale pour embrasser la Raison ou la logique des intérêts privés. Au plus, une morale se substitua à une autre morale : l'hédonisme des marchands d'autrefois fil place à un idéalisme ascétique. Et ce n'est jamais que par référence à ce noul idéalisme que le processus de rationalisation de la technique et de l'économie trouva son sens et sa place. Les entrepreneurs en question, «élevés à la dure école de la vie », sont «calculateurs et audacieux à la fois, des hommes avant tout sobres et sûrs, perspicaces, entièrement dévoués à leur tache, professant des opinions sévères et de stricts principes bourgeois » (). «La satisfaction et la fierté d'avoir procuré du travail à de nombreux hommes, d'avoir participé à l'épanouissement économique de sa ville natale - aux sens démographique et commercial que le capitalisme associe à ce mot - tout cela évidemment fait partie de la joie de vivre spécifique, indubilement idéaliste, de l'homme d'affaires moderne» {Weber, 1920, trad.fr., 1964). Le récit que l'historien Edward P. Thompson fait du déloppement du capitalisme anglais rejoint sur ce point le propos de Max Weber. Comme lui, il évoque notamment la place qu'occupa la spiritualité méthodiste dans le déloppement des entreprises au xixe siècle. Le moument méthodiste, qui faisait alors l'objet d'engouements parmi les protestants, était fondé sur un acte de conrsion « émotionnel » mais aussitôt dirigé rs la poursuite rationnelle de la perfection. Les générations de maitres de fabrique formés à l'enseigne de cette mystique puritaine étaient dans une position vraiment paradoxale au regard de ce que sous-entendent les idées reçues sur la logique entrepreneurialc moderne : le prisme moral au trars duquel ils abordaient la rationalité capitaliste faisait d'eux non pas les agents de quelque libéralisme éclairé, mais plus vraisemblablement les militants d'une restauration communautaire de la société. Dans ces conditions, il n'est certes nullement exclu que ces entrepreneurs aient été animés par la volonté d'assurer leur domination sur la main-d'ouvre. Mais c'était une attitude où la cause morale l'emportait sur le mobile économique. D'ailleurs, à la grande époque du méthodisme, le problème ne fut pour ainsi dire pas posé, car cette religion «fut simultanément la religion de la bourgeoisie industrielle et celle de larges secteurs du prolétariat» (Thompson, 1963, trad. tr., p. 324). Cette tradition originelle du «capitalisme pieux» est éclairante des erreurs qu'on commettrait à croire que dans les faits, le destin de la société industrielle aurait été scellé par une sorte de partition initiale entre l'unirs supposé des dirigeants - celui de la modernité, de la rationalité et de l'intérêt - et celui où se déployait le monde du travail - unirs de la tradition, de la fidélité aux valeurs et aux positions transmises de génération en génération. En fait, même si les entrepreneurs du xixe siècle furent effectiment les agents d'un changement de civilisation, ils n'agissaient pas consciemment en ce sens et se voyaient plutôt eux-mêmes comme les gardiens de l'ordre social traditionnel. Ils étaient de ce point de vue très éloignés de toutes les utopies positivistes appliquées à l'économie, qu'elles fussent libérales ou socialistes. A suivre Max Weber, il y eut certes une rupture historique dans le comportement des nouaux hommes d'affaires au sens que l'acte d'entreprendre n'alla pas sans la mobilisation d'une forme noulle et radicale d'idéalisme; mais cela s'inscrivit dans un projet de consolidation de la société, et l'intention affichée fut celle du renforcement de la cohésion entre les classes de la société. La conséquence de cette situation est qu'aux origines du capitalisme, il aurait été difficile de voir dans le conflit industriel un conflit opposant des logiques rigoureusement antagoniques. Les valeurs auxquelles adhéraient les ouvriers et les patrons n'étaient pas tellement distantes les unes des autres, à en juger notamment par les convictions et les pratiques religieuses. Le plus sount, les deux classes étaient pénétrées du sentiment de constituer ensemble une communauté, clairement signifiée par la référence à la localité, qu'il s'agisse ou non de la «ville natale» de tous. La volonté de la bourgeoisie industrielle de guider cette communauté, de conduire les gens du peuple rs de noulles exigences éthiques pouvait évidemment faire l'objet de sérieux tiraillements. Mais, compte tenu du contexte d'interdépendance morale et matérielle où les uns et les autres se trouvaient, la bourgeoisie n'en était pas à incarner une culture industrielle opposable à la culture domestique. Aussi, même lorsque les disputes dégénéraient jusqu'à l'affrontement sanglant, elles n'en gardaient pas moins la nature d'une simple confrontation de cultures domestiques plus ou moins grament désaccordées. C'est ainsi qu'aux temps du capitalisme pieux, les oppositions les plus gras n'empêchaient pas les protagonistes de se sentir liés entre eux par quelque représentation commune de leur destin. Encore une fois, on en trourait confirmation dans l'analyse adoptée par Edward P. Thompson à propos des affrontements qui secouèrent l'Angleterre au cours des xvme et xixe siècles : les conflits entre les classes n'y étaient pas tels qu'ils éliminaient toute interdépendance morale et affecti entre ceux qui s'y trouvaient impliqués. L'émeute était encore l'occasion d'une rencontre, sur une seule et même scène sociale. En tant que mise en scène d'un antagonisme, elle trahissait sinon de la connince, du moins une sorte de tolérance objecti à l'égard du comportement du parternaire, et une capacité minimum à saisir ce qu'il disait de lui-même et de ses intérêts. La relation créée par le conflit était encore une relation, au sens plein et positif de la formule. |
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