NAVIGATION RAPIDE : » Index » MANAGEMENT » ENTERPRISE MANAGEMENT » Les metamorphoses du patronat Le capitalisme gestionnaire
En France en tout cas, et en plein milieu du XXe siècle, il est particulièrement clair que la relation industrielle n'était toujours pas parvenue A l'age de la Raison taylorienne. On y a suffisamment insisté : l'explication est d'abord A chercher dans les circonstances historiques, et notamment dans les conditions particulières de l'industrialisation franA§aise. Dans ce pays marqué par un long parcours proto-industriel, une forte tradition patrimoniale réussit A absorber et A faire fonctionner successivement A son profit toutes les logiques managériales qui se présentèrent et qui étaient supposées la supter. Le souci de trouver des réponses A cette énigme fut tel qu'il stimula tout un courant de la recherche scientifique. C'est notamment sur ces enjeux que l'école américaine de psychologie industrielle, un peu hativement annexée au management pour les questions de recrutement et de formation, acquit sa consistance théorique. Sa tendance dominante fut de faire loir que la conception taylorienne de l'individu était en soi bien trop sommaire : les salariés ne pouient se satisfaire d'un système qui les considérait comme des automates, quand bien mASme celui-ci leur donnait l'assurance d'un rapport optimal entre le trail fourni et le salaire perA§u; il fallait décidément que l'entreprise fût aussi (ou redevienne) un vérile système social, suffisamment intégrateur pour assurer la lorisation des attitudes de ses membres A la jonction des sciences de l'ingénieur, de la psychologie et de la sociologie, le mASme débat fut repris par la fameuse Ecole des Relations Humaines, initialement incarnée par un groupe de chercheurs de Harrd dirigé par Elton Mayo (1880-l949). La thèse du groupe de Harrd fut A la fois moins sévère A l'égard du taylorisme et plus notrice du point de vue intellectuel : il n'était pas absurde de vouloir rationaliser l'entreprise, A condition d'admettre que cette rationalisation ne concernerait jamais qu'un volet d'une réalité par définition plus complexe. Pour Mayo et ses collaborateurs, l'entreprise était fondamentalement le lieu de la cohabitation de deux logiques distinctes : il y ait d'un côté, la logique de l'efficacité, seule prise en compte par Taylor; d'un autre, la logique des sentiments, siège des relations humaines, de la part irrationnelle du comportement humain. Ainsi étaient en quelque sorte renvoyés dos A dos paternalisme et taylorisme pour leur égale inclination A penser l'entreprise comme un tout. Il fallait se résigner A considérer la dimension informelle de l'organisation comme irréductible A la première; par conséquent, traiter la satisfaction des salariés de l'entreprise comme un objectif autonome : L'administrateur de l'entreprise, expliquent les chercheurs de Harrd, a deux fonctions distinctes. L'une concerne l'équilibre externe de la firme (la fabrication des produits au moindre coût); l'autre, interne, consiste A assurer V - équilibre de l'organisation sociale de manière telle que les individus, en contribuant par leurs services au but commun A tous les membres de l'entreprise, obtiennent les satisfactions personnelles qui les rendent désireux d'y coopérer- (Roethlisberger et al., 1939. p. 569, cité par Desmarez, 1986). De tout cela ' qui allait occuper une place considérable dans les études ultérieures de sociologie industrielle ', il ressortit au moins une affirmation qu'aucun analyste ne contesterait plus : outre les résistances culturelles auxquelles il ait affaire, le taylorisme ait pour limite interne de véhiculer une conception trop élémentaire du système social de l'entreprise. Mais le plus important est peut-AStre ce qui suit. On s'aperA§ut plus tard que, dans le contexte américain du début du siècle, la représentation taylorienne de l'entreprise était également dépassée du point de vue technique et économique. Sur ces deux points encore, les thèses de Taylor se caractérisaient par leur simplicité et leur classicisme : A force de réduire la firme A l'atelier, elles n'étaient pas loin de mesurer l'efficacité industrielle A l'utilisation optimale du corps humain au trail ; peu enclines A dépasser le cadre de la micro-économie, elles se moulaient dans les schémas de l'économie libérale du XIXe siècle, obnubilée par les questions du marché, de la concurrence et du rendement du trail. Or, au début du XXe siècle, l'état du développement industriel américain ait déjA rendu caduques ces conceptions. Plus nettement encore, le panorama économique s'était transformé, dans des proportions dont ni Taylor ni Mayo n'eurent vraisemblablement jamais conscience. Le fait dominant ait été le développement des grandes et très grandes entreprises, stimulées par la -ruée vers l'Ouest- et par les perspectives qu'ouvrirent A partir des années 1850 l'achèvement du grand réseau ferroviaire est-ouest. Dans ce contexte, les entrepreneurs les plus doués et les plus puissants s'étaient en effet mis A la recherche de la meilleure manière de contrôler la concurrence, d'assurer leurs approvisionnements au moindre coût, d'offrir des produits bon marché et de qualité standard, et de se préserver des aléas commerciaux. A cet effet, ils s'étaient lancés dans de gigantesques processus d'intégration allant de l'achat des matières premières jusqu'A la vente du produit fini. Exemple entre cent : la comnie Singer, la fameuse fabrique de machines A coudre, parvenue vers 1880 A une situation qui lui assurait les trois quarts du marché mondial. La firme ait réussi A standardiser tous ses composants, A les assembler en continu sur un mASme site de fabrication, et surtout A prendre en charge tous les problèmes de distribution : publicité, réseau propre de distributeurs, système de crédit A la clientèle, service après-vente ant la lettre. La logique de fonctionement de ces grandes entreprises n'ait plus grand chose A voir avec les concepts traditionels de l'économie de marché. Alfred D. Chandler, historien et grand spécialiste de la question, en a rendu compte en parlant de -la main visible des managers- (Chandler, 1977) par opposition A ce qu'Adam Smith appelait deux siècles plus tôt -la main invisible des forces du marché-, ce mécanisme occulte de la régulation économique chère aux libéraux. Pour Chandler, ces grandes comnies américaines signalèrent A leur époque l'apparition d'une nouvelle forme de capitalisme, -le capitalisme gestionnaire-, qui, au lieu de se ranger aux lois du marché, en étaient arrivées A mettre le marché sous leur contrôle. Au lieu que les mécanismes spontanés de confrontation de l'offre et de la demande ne dictent le prix des biens ou le niveau des salaires, les grandes entreprises s'étaient retrouvées en position non seulement de -créer le marché- mais aussi de fixer les règles du jeu, si ce n'est d'organiser autour d'elles et en fonction de leurs intérASts un ordre économique nouveau dont elles garantissaient la silité. A la limite, elles étaient devenues de vériles institutions de régulation sociale, au sein desquelles la question de la renilité directe du trail chère A Taylor ne constituait plus qu'un paramètre parmi beaucoup d'autres. Pour éclairer ce mécanisme de la - main visible - des nouveaux entrepreneurs, des spécialistes contemporains ont proposé de distinguer trois modèles différents dans le développement historique des entreprises : le modèle du marché, le modèle domestique, et le modèle industriel, caractéristique de ces grandes organisations nées dans la foulée du -capitalisme gestionnaire- (Eymard-Du-vernay & alii, 1987). L'entreprise fordienne conjuga A l'évidence les trois modèles, pour osciller de faA§on privilégiée entre le principe industriel et le principe domestique. Avec le recul du temps, on voit le relief qu'a pu prendre partout cette combinaison, en dépit de la fortune factice dont est restée entourée la référence au pseudo-positivisme taylorien ! La réalité du capitalisme gestionnaire souligne en tout cas que jusqu'au milieu du xxe siècle, ni le Marché, ni la Science ne réussirent décidément A imposer clairement leur loi. Les faits ne cessèrent en quelques sorte d'AStre plus compliqués. Les entreprises et leurs dirigeants, sans cesse appelés depuis la Révolution franA§aise vers les grands espaces de l'individualisme, du contrat et de la Raison, ne cessèrent d'AStre rabattus sur les riges de la société. Les métamorphoses du patronat trouvèrent lA leurs limites. De nos jours, trop nombreux restent ceux qui croient A tort que les principes marchands ou scientifiques régnent ou ont régné en maitre dans l'industrie. Dans la pratique industrielle, ces principes n'ont jamais suffi A organiser la production et l'échange. Ils ont aussi souvent servi d'alibis qu'ils n'ont réellement été A l'ouvre. N'en concluons pas trop vite que le développement de la civilisation industrielle se serait finalement déroulé de faA§on plus paisible que ne le laissait prévoir l'essor de la Raison et du marché. On a vu quel rôle ait tenu l'endurance du paternalisme dans la reproduction des phénomènes de subordination et d'aliénation au trail, aussi solidaire qu'elle ait été au premier abord de la sauvegarde des rapports humains. Il n'est donc pas éli que le cour ait eu raison contre la science : dans l'histoire de l'entreprise, aucune des riétés de la -logique des sentiments- n'a jamais offert de garantie particulière d'efficience ni d'humanité. |
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