NAVIGATION RAPIDE : » Index » ECONOMIE » POLITIQUE éCONOMIQUE » Politique et philosophie de l histoire L' émergence de la pluralité des philosophies de l'histoire : l' idéalisme allemand et la révolution frana§aiseIl est sans nul doute possible de trouver de nombreux antécédents A la - théorie de la ruse de la raison -3 aussi bien qu'A la - vision morale du monde -. Mais c'est seulement, A mon sens, avec Kant et Fichte* que ces deux philosophies de l'histoire reA§oivent pour la première fois leur formulation proprement systématique, et ce, A l'occasion du conflit qui devait diviser l'Allemagne philosophique au sujet de la Rélution franA§aise : comme nous allons le ir, nos deux philosophies de l'histoire ne sont tout d'abord que les deux réponses possibles, du point de vue de VAufklarung, aux attaques - réactionnaires - dont la Rélution devait AStre l'objet A partir de 1790. L'examen du contexte politique dans lequel naissent philosophiquement la théorie de la ruse de la raison et la vision morale du monde, permettra non seulement de mieux perceir les enjeux - pratiques - de ces deux philosophies de l'histoire, mais aussi de préciser plus concrètement le de cet essai. Cela dit, on sait comment, A l'enthousiasme initial du public lettré3 succéda A partir de 1790, pour s'alimenter ensuite A la Terreur, une critique réactionnaire : s'appuyant sur les Réflexions sur la Rélution franA§aise*, - on burkisait - avec plus ou moins de talent, comme le note A. Philonenko5, l'ouvrage de Rehberg, Untersuchungen uber die frawA§ôsische Rélution (Recherches sur la Rélution franA§aise6) s'avérant en 179} le meilleur pamphlet contre les bouleversements survenus en France ' celui-lA mASme auquel répondit Fichte avec ses heitrA ge %itr Berichtigung der Vrtheile des Publicums iiber die francosische Rélution (Contributions destinées A corriger les jugements du public sur la Rélution franA§aise). La critique de Rehberg visait essentiellement - l'idée d'une politique fondée sur la raison et non sur les faits -* ' c'est-A -dire cela mASme que le public allemand avait d'abord apprécié le plus dans la Rélution, y compris Gentz qui, avant lui aussi de - burkiser -, écrivait A Garve en 1790 que la France donnait - le premier exemple d'une forme de gouvernement fondé sur des principes et sur un système qui se tient -2. En d'autres termes, Rehberg attaque la Rélution pour air ulu déduire la pratique politique A partir de la théorie, c'est-A -dire, avant tout, du Contrat social : - système politique uniquement déduit des lois pures de la raison -3, la Rélution ne peut que manquer - le monde réel -, les problèmes concrets, et s'avérer impuissante; en outre, en mettant au pouir la lonté de tous, les rélutionnaires ont été victimes d'une confusion engendrée par la théorie pure : la subtile dictinction élie par Rousseau entre lonté générale (raison) et lonté de tous (résultante des passions) ne pouvait qu'AStre méconnue lors du passage de la théorie A la praxis, et entrainer l'installation au pouir de la lonté arbitraire de tous, dominée ' c'est lA la faiblesse des hommes ' non par la raison, mais par les passions aveugles : non seulement, donc, la théorie était impuissante, en outre elle a donné naissance, en ne pouvant que se trahir elle-mASme lors de sa mise en pratique, au système qu'elle prétendait ruiner, celui - en lequel la constitution civile dépend de principes arbitrairement déterminés -4. Face A cet égarement d'où naissent les excès auxquels on assiste désormais (nous sommes en 1793), il est clair, concluait Rehberg, que la politique doit revenir de l'idéal au réel, de la théorie A la praxis, et ' assumant sa disjonction d'avec la théorie ' se fonder avant tout sur - l'observation de l'époque, des lieux, des relations sociales, historiques, morales, du peuple -5, bref : renoncer A AStre une science pour n'AStre qu'un empirisme, plus modeste, mais moins dangereux. Ces critiques sont bien connues. On ne peut toutefois les comprendre vraiment et comprendre les réactions qu'elles suscitèrent parmi les AujklA rer, défenseurs de la raison, si l'on ne perA§oit que cette attaque constitue en fait un deuxième assaut : elle reproduit en effet très exactement, au niveau politique, une première attaque contre l'AufklA rung qui avait eu lieu, au niveau philosophique, lors du Pantheismusstreit, A partir de 1785. Négligeant l'occasion du conflit1, rappelons que la querelle du panthéisme opposa pour l'essentiel Jacobi et Mendelssohn, le premier critiquant la philosophie - rationaliste - comme incapable de penser la réalité, la vie, et cherchant dans la foi ce qui - déile et révèle l'existence -, le second répondant en défendant la raison et la spéculation contre un retour A l'empirisme et A la religiosité2. Or il est clair que les critiques adressées A partir de 1790 au - rationalisme - politique de la Rélution franA§aise ne font que reprendre les arguments déjA utilisés par les adversaires de la rationalité au cours du Pantheismusstreit; on en peut donner deux preuves évidentes : ' C'est la référence A un empirisme indispensable qui sert constamment A disjoindre, contre la recherche d'une politique fondée sur la raison, la théorie et la praxis : nous ans vu cette référence A l'ouvre chez Rehberg; nous pourrions la ir tout autant fonctionner au cour des Réflexions de Burke dans la lonté (qui répète étrangement, en usant des mASmes métaphores, la critique aristotélicienne du philosophe-roi platonicien) de confier le pouir politique - plutôt A un fermier ou A un médecin qu'A un professeur de métaphysique - : - la science de la politique est expérimentale - et - pas plus qu'aucune autre science expérimentale, celle de construire un Etat, de le renouveler ou de le réformer, ne s'apprend a priori-3. ' Le diagnostic fichtéen est si juste, du moins dans le contexte allemand, qu'il serait mASme possible de l'étayer aujourd'hui sur une preuve factuelle : en 1790, avant mASme la parution de l'écrit de Burke, Jacobi avait adressé A l'académicien La Harpe, rallié A la Rélution et la présentant comme l'ouvre des - philosophes-, une longue lettre en franA§ais où il s'attaquait A la prétention rélutionnaire A air trouvé - une manière fixe d'AStre gouverné par la seule raison -2. Et Jacobi retrouve alors contre la Rélution les arguments qu'il utilisait déjA cinq ans plus tôt contre Y AufklA rung : - Chez nous jusqu'ici la raison ne fut jamais seule ; et considérée comme un AStre abstrait ou de pure raison, elle ne nous parait ni législatrice, ni exécutrice, mais purement judiciaire, purement applicative de déterminations données A des objets donnés. C'est un porte-lumière superbe; mais par elle-mASme elle ne saurait ni éclairer ni mouir Nous haïssons cette raison insolente qui n'a ni cour ni entrailles, qui, venant A se mASler de nos affaires, n'a que des sacrifices A nous proposer et qui nous commande comme si nous étions faits pour elle, tandis qu'elle est faite pour nous -*. Ainsi il est transparent2 que c'est le mASme combat qui, A partir de 1790, reprend contre la raison, le mASme combat que celui qui s'était déjA mené dès 1785 contre l'AufklA rung. Dans ces conditions il est naturel que Kant, qui avait répondu au premier assaut en 1786 dans Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée?, par une vibrante défense de la raison, entreprenne aussi de répondre au second en 1793 par l'opuscule : Sur l'expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien. Kant complétera sa réponse, en 1795, dans le Projet de paix perpétuelle, mais dès 1793 les attaques des - burkisants - avaient reA§u, de la part de Fichte, une deuxième réponse avec ses BeitrA ge. Fichte, dont c'est lA le premier écrit vérilement important, entre donc politiquement en scène avec un texte que tout invite A mettre en parallèle avec celui de Kant. Ce parallèle a été lumineusement mené par A. Philonenko3, et il ne saurait par conséquent AStre question d'en reprendre ici tous les éléments. Il importe seulement de souligner que les deux réponses, celle de Kant dans Théorie et pratique, celle de Fichte dans les BeitrA ge, mettent en ouvre, pour défendre politiquement la Rélution, deux philosophies de l'histoire ' en une articulation qui donc intéresse directement notre projet ', mais ' et c'est lA que l'enquASte va deir se préciser ' deux philosophies de l'histoire fort différentes, aboutissant par lA mASme A deux défenses bien différentes de la Rélution franA§aise : 1 / La défense kantienne concède A Rehberg que la faiblesse humaine (l'égoïsme des penchants) risque assurément d'introduire une solution de continuité entre théorie et praxis4 : la nature de l'homme est trop mauvaise pour que l'idée du deir (théorie) s'applique directement aux désirs et aux desseins (praxis). Mais Kant entreprend pourtant de refuser les deux conclusions que Rehberg tirait d'une telle scission entre théorie et pratique : la proclamation de la vanité de toute théorie et de toute praxis rationnelles, la justification de la politique la plus conservatrice et la plus autoritaire (puisque la nature de l'homme est mauvaise, il faut lui imposer par tous les moyens le règne du droit). On comprend dès lors qu'afin de répondre A Rehberg et de défendre les principes de la Rélution, la seule possibilité, pour Kant, était ' dans la mesure où il partait de l'idée que la nature humaine est mauvaise ' de forger une conception de l'histoire où les penchants égoïstes en viennent d'eux-mASmes, sous l'effet précisément de leur affrontement, A s'autolimiter. Telle sera la thèse défendue en 1795 par le Projet de paix perpétuelle : le problème politique (rendre possible le maximum de liberté suivant un minimum de contrainte tout en réalisant le maximum de justice et de sécurité pour chacun) n'est - pas insoluble, mASme s'il s'agissait d'un peuple de démons (pourvu qu'ils aient quelque intelligence) - ; car ' A condition que soit organisée une constitution telle que ces gens, - qui par leurs sentiments particuliers s'opposent les uns aux autres -, soient contraints d'imposer une limite A leurs égoïsmes ' ils en viennent peu A peu A comprendre que leur intérASt mASme est de refréner réciproquement leurs penchants, - de faA§on A parvenir dans leur conduite publique A un résultat identique A celui qu'ils obtiendraient s'ils n'avaient pas ces mauvaises dispositions -. L'enjeu politique de la thèse kantienne est clair : ce n'est pas de l'action - morale - d'un Etat autoritaire, imposant de l'extérieur le règne du droit aux individus égoïstes, qu'il faut attendre la solution du problème politique; l'antinomie, objectée A la Rélution, entre la liberté ' qui entrainerait l'anarchie et l'état de guerre ' et l'autorité despotique ' par laquelle seule l'ordre et la paix civile pourraient s'installer ' est dénoncée : sans qu'il soit besoin de l'action d'un despote, il suffit que l'Etat ' certes nécessaire ' fournisse pour les inclinations égoïstes un enclos où une limite leur est fixée, et dès lors ces mASmes inclinations peuvent se déployer librement A l'intérieur de ces limites et, se refrénant réciproquement, produire - par la suite le meilleur effet -. Si bien que l'Etat n'est ici justifié que comme le cadre minimum où les inclinations peuvent jouer leur jeu ' faA§onnées qu'elles nt AStre par - la grande artiste qu'est la nature sous le cours mécanique de laquelle transparait manifestement le but de susciter parmi les hommes, mASme A l'encontre de leur lonté, l'harmonie de leurs discordes -l. La nécessité historique (- le cours mécanique-) réalise ainsi, sans que les individus l'aient vraiment ulu, sans qu'une action transformatrice l'ait vérilement imposé, le règne du droit : la nature des hommes n'a pas besoin d'AStre moralement améliorée, le - dessein de la nature - se réalise du fait mASme de cette - insociable sociabilité -. Contrairement A une interprétation souvent répandue, la réponse de Kant aux objections réactionnaires n'est ainsi nullement celle d'un moraliste, puisqu'elle ne fait en rien appel A une bonne lonté. Ces textes de Kant constituent donc une prise de position, dans un débat politique, qui se fonde explicitement en une conception de l'histoire dont la postérité au sein de la théorie hégélienne de la - ruse de la raison -, mutatis mutandis, est indéniable2, et dont il y aura lieu de chercher les requi-sits spéculatifs. 2 / La défense fichtéenne de la Rélution va elle aussi se fonder sur une conception de l'histoire : niant l'idée d'une faiblesse humaine ' que Kant concédait A Rehberg ', partant d'un état de nature neutre, il peut dans ces conditions affirmer ' on y reviendra longuement ' que l'histoire de l'humanité est pleinement ouverte et qu'elle est donc l'histoire de la Liberté agissante, liberté A qui il incombe de supprimer les limitations arbitraires qu'on lui impose et de créer ainsi activement les conditions de son plein épanouissement. Une telle défense a bien évidemment, on le it déjA , des implications politiques autres que celle de Kant : ' La solution kantienne justifiait au fond un Etat comme enclos nécessaire A un jeu fécond des inclinations égoïstes ; la solution fichtéenne semble conduire A une négation de l'Etat dans l'affirmation du règne de la liberté; ' Kant défend moins le processus rélutionnaire (qui n'est nullement indispensable, puisque c'est - le cours mécanique - de l'histoire qui conduit A l'état de paix civile) que ses résultats ' c'est-A -dire une contribution (au moins jusqu'aux excès que l'on sait) A la création de cette constitution civile où les inclinations se réfrènent réciproquement; Fichte défend non seulement les résultats, mais aussi le processus de la Rélution ' en quoi s'exprime la liberté A l'ouvre dans l'histoire : en ce sens, lui seul est proprement rélutionnaire. Deux positions politiques (Fichte est rélutionnaire, Kant est au fond réformateur), deux conceptions (mécaniste, activiste) de l'histoire. La pensée moderne de l'historicité, en laquelle le sujet est moteur de l'histoire, se dédouble : le sujet A l'ouvre dans l'histoire apparait bien, dans le cas de Fichte, comme le sujet humain (l'action libre) ; mais dans la théorie kantienne du - dessein de la nature - se met en place une autre philosophie de la subjectivité, une autre représentation du sujet de l'histoire : c'est le mouvement mASme du réel qui se déploie comme si y était A l'ouvre une providence se manifestant par la finalité décelable dans le cours du monde. Bref, Kant formule déjA ce qui sera l'essentiel du point de vue hégélien1, A sair l'idée qu'une rationalité est A l'ouvre dans l'histoire et qu'elle échappe A la conscience des sujets particuliers. ' Plan de ce livre On abordera dans une première section la première difficulté1 ' celle que soulève l'antinomie du rationalisme et de l'irrationa-lisme : comme je l'ai annoncé, cette antinomie est d'abord et avant tout d'ordre théorique. Elle pose une question épistémologique : celle de sair si et dans quelle mesure le principe de raison régit ou non la totalité du réel historique. Pourtant, c'est A partir de ses conséquences pratiques (le fait que thèse et antithèse, rationalisme et irrationalisme, conduisent tous deux A l'élimination du point de vue éthique dont on vient de ir comment il se mettait en place chez Fichte) que je me proposerai de l'analyser dans la première section. Il m'a semblé en effet que cette méthode offrait un double avantage : elle permettra tout d'abord au lecteur non spécialiste de l'histoire de la philosophie allemande de s'approprier les enjeux de cette antinomie, enjeux qu'eût sans doute dilués une discussion purement théorique du statut du principe de raison. Mais surtout, il sera nécessaire, pour en finir avec la thèse selon laquelle la modernité serait de part en part homogène, de montrer comment ni l'hégélianisme, ni la phénoménologie ne parviennent en définitive, dans leur antinomie mASme, A évacuer radicalement (sans reste) le point de vue éthique. C'est donc seulement après air examiné la critique hégélienne de la vision morale du monde (chap. I), puis sa critique phénoménologique (chap. II) qu'on reviendra (chap. III) A la question du statut du principe de raison dans l'histoire, dont l'affirmation ou la négation absolues conduisent explicitement, chez Hegel et Heidegger, A l'élimination du point de vue éthique. Une fois mis en évidence le fait que la vision morale du monde ne peut AStre évacuée, ni au sein de la métaphysique rationaliste la plus cohérente, ni dans sa critique sans doute la plus radicale, on pourra aborder, dans une seconde section, les difficultés suscitées par la philosophie pratique de l'histoire1, et notamment, l'antinomie qu'elle forme A son tour avec le rationalisme (avec le mécanisme). Le lecteur pourrait AStre quelque peu surpris en ant ce avec la déduction, ici proposée, de cinq philosophies de l'histoire, qu'il ne prenne thématiquement en compte ni la troisième ni la cinquième2. A cela deux raisons : d'une part ce qui sera dit dans ce qui suit des philosophies théoriques et pratiques de l'histoire, ainsi que de l'antinomie qu'elles constituent, suffit, sans qu'il soit besoin d'un développement spécifique, A faire la critique de toute tentative pseudo-scientifique visant A combiner dogmatiquement le rationalisme et le lontarisme (troisième philosophie de l'histoire). D'autre part, les chapitres finals de chacune des deux sections, comme le percevra aisément le lecteur, dégagent de faA§on rigoureusement parallèle les deux aspects fondamentaux (sur le théorique et sur le pratique) de la cinquième philosophie de l'histoire dont la conclusion montrera qu'elle n'est rien d'autre que l'articulation des éléments non dogmatiques du rationalisme, du lontarisme, et de la phénoménologie. |
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