Depuis l'aube de leur science, les économistes n'ont jamais cessé de s'intéresser A la concurrence. Non seulement ils ont, dans les cent cinquante dernières années, écrit des bibliothèques entières A ce sujet ' qu'il s'agisse de la
concurrence parfaite, de l'oligopole ou du monopole ' mais ils ont, au cours de la dernière décennie, renouvelé le domaine en appliquant aux situations d'oligopole la théorie des jeux A plusieurs périodes et notamment le concept d'équilibre parfait (Fudenberg et Tirole, 1986). Progressivement, le fossé s'est réduit entre la réalité vécue par le chef d'
entreprise et le discours ' au demeurant fort utile ' tenu par le micro-économiste. Mais réduction ne veut pas dire disparition.
Le chef d'entreprise s'efforce avant tout de faire évoluer les structures de concurrence ' en modifiant son portefeuille d'activités, en cédant des actifs, en se livrant A des OPA, en lanA§ant de nouvelles familles de produits, en contrôlant des
marchés protégés ' afin de s'assurer des rentes aussi permanentes que possibles.
Le micro-économiste suppose donné l'ensemble des entreprises ' réelles et potentielles ' et s'interroge sur leur politique d'investissement, de prix, de quantité, de qualité Il raisonne pour l'essentiel en s'imposant les structures de concurrence.
Or, ces structures ne sont que très partiellement déterminées par les caractéristiques techniques et commerciales de chaque branche. Elles résultent largement de l'évolution historique de la branche depuis son origine. Rien ne le montre mieux que la aison des systèmes de production, transport et distribution d'électricité dans les grands pays industriels. La diversité des organisations, historiquement engendrées par les jeux des acteurs et la distribution des rentes entre eux est proprement étonnante.
Le titre de ce chapitre porte donc sur un problème pertinent. Il ne répond pas néanmoins A une double question: qu'est-ce qu'une structure de concurrence ? En quoi le changement endogène d'une structure de concurrence s'apparente-t-il A l'émergence d'une institution ?
(1) La définition d'une structure de concurrence suppose tout d'abord la
donnée de deux listes : une liste d'activités et une liste de groupes industriels stratégiquement indépendants, tout groupe exerA§ant une activité de la première liste urant sur la seconde et toute activité d'un groupe de la seconde apparaissant sur la première. La définition implique ensuite la
connaissance approximative en volume de la répartition entre les groupes du
marché de chaque activité et entre les activités du chiffre d'affaires de chaque groupe. Mais ces éléments ne suffisent pas, comme le sait tout conseiller en stratégie, A décrire les limites qui en résultent quant aux possibilités de jeu des firmes. Aussi, la notion de structure de concurrence ne peut-elle recevoir de sens précis que dans le cadre de modèles déterminés.
(2) Néanmoins, on comprend aisément pourquoi de telles structures peuvent AStre assimilées A des institutions : mASme si les entreprises œuvrent A long terme pour les faire évoluer, elles engendrent des règles que ces mASmes entreprises doivent A court terme respecter.
Compte tenu de l'immensité du sujet, ce chapitre se borne A situer par rapport A la problématique de ce livre l'étude des modèles d'évolution endogène des structures de concurrence. Une première partie tente d'énumérer les éléments A prendre en compte dans la construction de tels modèles tandis que la seconde partie présente quelques modèles spécifiques.
LES INGRéDIENTS D'UNE MODéLISATION
Dans les modèles d'évolution des structures de concurrence, l'acteur essentiel ' l'équivalent de la molécule en thermodynamique statistique ' est évidemment la firme, centre de décisions et de ressources. Aussi, A chaque période, le nombre et les caractéristiques des firmes constituent-ils A la fois un héritage de l'histoire passée et un cadre limitant les possibilités futures.
Dans ce cadre, les firmes mettent sur le marché des biens ou des services ' parfaitement ou imparfaitement substituables entre eux ' et se trouvent confrontées A une demande qui peut AStre:
' soit décrite comme au chapitre 5 avec individualisation des acheteurs et incertitude sur le volume demandé A chaque firme ;
' soit globalisée, l'équilibre sur le marché ayant le temps de se réaliser au cours de chaque période.
Mais intervient alors une dichotomie importante entre deux familles de modèles : les modèles aval qui excluent les achats (ou les fusions) entre firmes et ne s'intéressent qu'au marché aval des produits de ces firmes et les modèles amont-aval qui supposent l'existence d'un autre marché, un marché amont du
capital sur lequel les biens échangés sont les actions des firmes et les acteurs les firmes elles-mASmes.
CommenA§ons par les ingrédients des modèles aval. Ils relèvent, me semble-t-il, de quatre catégories :
(1) Définir ces modèles suppose tout d'abord que l'on se fixe les conditions de mort ou de naissance d'une entreprise.
Dans le rôle de Thanatos, le modélisateur a le choix entre deux options possibles :
' faire disparaitre une entreprise lorsque sa renilité moyenne s'est révélée insuffisante sur les dernières périodes ;
' éliminer une firme dès que sa trésorerie devient négative.
L'intérASt de cette seconde option est de faire explicitement intervenir les contraintes de bilan ' très importantes dans la réalité ' en introduisant comme héritage du passé le volume de la ressource financière dont dispose la direction de l'entreprise.
En Père Créateur, le modélisateur a encore plus de libertés. Il peut fixer le nombre des entrées autorisées par période, le coût d'une entrée en fonction des conditions du marché, les capacités permises A une firme nouvelle, le mode de détermination des coûts de production de cette firme, les informations qui déterminent les anticipations de profit A partir desquelles une firme potentielle devient ou non réalité
(2) Dans une deuxième étape, il convient d'énumérer les variables sur lesquelles les firmes peuvent agir et les règles de décision ' de rationalité limitée ' attribuées A ces firmes. Par ces choix, le modélisateur révèle la vision du réel qu'il cherche A représenter. Parmi les variables qui, A un titre ou A un autre, méritent d'intervenir, urent:
' la gamme des qualités offertes,
les prix et/ou les quantités des différents produits proposés comme au chapitre 5 ;
' le volume des investissements de capacité ou de productivité ;
' l'intensité de l'effort de recherche-développement (ou mieux d'innovation);
' l'intensité de l'effort d'imitation (pour adopter des innovations venues d'ailleurs);
' le volume des achats ou ventes de technologie (pour avoir accès aux innovations d'autres firmes).
Pour chacune de ces variables, les règles de décision peuvent assez largement différer. Un seul exemple suffit A le montrer:
pour l'intensité de l'effort d'innovation, trois hypothèses sont concevables, un effort constant (mais qui peut différer entre les firmes), un effort qui s'accroit lorsque la trésorerie de l'entreprise s'améliore (on tire partie de l'abondance des ressources disponibles), un effort qui augmente au contraire lorsque la situation de la firme empire (on tente d'innover par nécessité lorsque l'étau de la concurrence se resserre).
Le choix des variables et des règles de décision engendre une dichotomie au sein des modèles aval en séparant les modèles homogènes dans lesquels les comportements de toutes les firmes relèvent de la mASme classe et les modèles hétérogènes (Chiappori, 1984, Konlisk, 1989) qui introduisent deux ou plusieurs groupes de firmes aux comportements distincts.
(3) La troisième catégorie d'ingrédients mélange des éléments plus variés. Il faut en effet décrire :
' les informations ' incomplètes et imparfaites ' dont disposent les firmes pour prendre leurs décisions ;
' les processus aléatoires qui déterminent le résultat de l'effort d'innovation ;
' les processus aléatoires de diffusion qui donnent aux firmes une certaine connaissance des innovations des autres afin d'imiter leur technologie ou de tenter de l'acquérir;
' les relations qui déterminent les coûts d'exploitation d'une entreprise en fonction des économies d'échelle, du volume de la production cumulée, du montant des investissements de productivité, de l'influence des innovations et des efforts d'imitation.
(4) Il ne faut pas oublier enfin de fixer la dévolution des profits dans le cas où l'on fait jouer un rôle au stock des ressources financières disponibles. Le calcul de ces ressources est en effet indispensable puisque leur volume limite les possibilités d'investissement de la firme. Il est utile par ailleurs de s'assurer au passage que le modèle n'autorise pas l'accumulation indéfinie de trésorerie par les firmes, une éventualité qui serait A l'évidence peu réaliste.
Abordons maintenant les modèles amont-aval. Quels ingrédients supplémentaires suppose leur construction ? Il me semble commode de les présenter en trois groupes :
(1) Le marché amont est ouvert en toute période. Au cours d'une période, toute firme qui n'est pas elle-mASme acquise peut en acquérir une autre et une seulement. Lorsque la firme i a acquis la firme j A la période t, ces deux firmes sont considérées comme une seule entité A partir de la période (t + 1).
(2) Il faut donc dans ces conditions AStre capable de décrire les caractéristiques de la firme nouvelle A partir de celles de ses deux composantes. Si les capacités de production semblent a priori additives, le modélisateur doit choisir quant aux technologies: l'alignement se fait-il sur la meilleure des technologies ou sur celle de la firme absorbante1 et quel coût implique l'homogénéisation des appareils de production ?
DES SUGGESTIONS POUR DES RECHERCHES ULTéRIEURES
Trois voies méritent certainement d'AStre explorées :
Une première suggestion découle directement de l'analyse des modèles : il faut A l'évidence tenter de formuler les règles de rationalité limitée qui décrivent le comportement des entreprises et examiner les conséquences, pour la dynamique des structures de concurrence, d'une homogénéité ou d'une hétérogénéité des comportements des firmes composant l'industrie.
La deuxième suggestion, quant A elle, n'a encore jamais été mentionnée dans ce chapitre. La voici résumée en quelques phrases : la théorie
économique introduit une césure profonde entre la concurrence parfaite et les situations d'oligopole ; d'un côté, les firmes considèrent le prix comme imposé, de l'autre, elles cherchent A modifier leur environnement et mASme A anticiper les réactions de leurs concurrents. Mais, dès lors que l'on veut rendre compte, sans rupture dans les comportements des agents, du passage d'une concurrence parfaite (ou quasi parfaite) A une situation d'oligopole, il faut que les firmes manifestent dès l'origine, par leurs règles de conduite, leur volonté d'influencer les conditions du marché et leur capacité A prendre en compte les décisions des autres et que ce soit la structure de concurrence qui cesse progressivement d'annihiler ces dimensions dans le comportement des entreprises. Les mASmes mécanismes doivent naturellement jouer A rebours lorsque l'entrée continue de firmes sur le marché désagrège un oligopole et le transforme en concurrence presque parfaite.
Enfin, troisième suggestion : il convient d'essayer de construire des modèles dans lesquels les directions des entreprises agissent A deux niveaux sur les structures de concurrence : d'une part, en offrant sur le marché aval des produits dont les caractéristiques et les prix mettent certains concurrents dans l'incapacité de poursuivre leur activité, d'autre part, en acquérant, sur le marché amont, des actifs qui cessent d'AStre gérés de manière indépendante. Le recours A ces deux types de décisions suppose des arbitrages dans l'emploi des ressources dont disposent les entreprises.
Il reste donc encore beaucoup de chemin A parcourir pour disposer d'une théorie satisfaisante de l'évolution endogène des structures de concurrence, mais les contours d'une telle théorie commencent A apparaitre, ce qui permet d'ores et déjA de mieux comprendre les facteurs qui, par l'intermédiaire de processus d'auto-organisation, engendrent des structures institutionnelles favorables ou non au développement.
L'analyse de l'évolution des structures de concurrence sera au coeur du troisième tome, mais nous disposerons alors pour l'aborder des éléments fournis par l'étude dans le second tome des processus internes d'auto-organisation de l'entreprise. De ce point de e, le présent chapitre ne constituait donc qu'une introduction.