Les distinctions de base
En résumant brutalement, on peut dire que la - Grande Dépression - implique deux analyses, fron-talement opposées selon la silité que l'on attribue ou non au système capitaliste. En effet, si l'on postule la silité, alors les événements, dans leur ampleur tragique, imposent l'analyse d'erreurs ou d'enchainements accidentels qui se sont combinés pour transformer une récession d'amplitude moyenne en une catastrophe mondiale. En revanche, si l'on analyse le
capitalisme comme un système insle, on aura tendance A mettre en édence le jeu de mécanismes profonds qui rendaient inéle sinon la totalité des événements, du moins la faillite de l'ordre libéral et le recours A ce que nous avons appelé un - capitalisme sous surveillance -. Toute position intermédiaire se définit par rapport A ces extrASmes. Toutefois l'avant-
crise et l'après-crise diffèrent si profondément sur le de la
politique économique, que nous examinerons isolément les premiers débats, puis les réévaluations actuelles.
Deux oppositions sont précieuses ici, car elles permettent de préciser ce qui a changé, dans les grandes options, entre les positions extrASmes soutenues A l'époque et les controverses actuelles. Il faut distinguer d'abord entre les explications mo-nistes et syncrétiques : la cause unique (monisme) s'oppose donc A la multiplicité de causes différentes agissant ensemble (syncrétisme). Ensuite, il faut distinguer une causalité de type exogène et endogène : extérieure ou intérieure au système économique. Quelques exemples parleront mieux sans doute. Une guerre, une mauvaise récolte sont des causes considérées en général comme exogènes au système économique qu'elles perturbent; en revanche, la tendance A la baisse des taux de profit selon la théorie marxiste est endogène, car elle se déduit du fonctionnement du système. De mASme, on peut expliquer la crise par des phénomènes exclusivement monétaires : c'est alors une interprétation moniste; on peut symétriquement considérer qu'A côté des influences monétaires d'autres facteurs ont joué : c'est alors une explication syncrétique.
Ces distinctions sommaires et toutes relatives se sont organisées d'abord, dans le climat d'impuissance des années 1930-l935, autour de l'alternative radicale : le capitalisme libéral est-il able? Les partisans du libéralisme postulaient alors simultanément la silité fondamentale du système et sa réaction olente aux perturbations par des éléments extérieurs nombreux et divers : syncrétisme exogène. Symétriquement, les opposants au libéralisme et, singulièrement, les partisans du marxisme partaient de l'insilité du capitalisme en train de s'auto-détruire, explication moniste et endogène.
Mais A mesure que la -
révolution keynésienne - rend possible un certain contrôle de la conjoncture, la fatalité qui dominait l'éventail des explications proposées avant 1935 se dissout, le choix n'est plus entre la - purge - et le socialisme. Depuis le début des années 70 et la - stagnation - (1) qui annonce les difficultés patentes des années 80, le débat a rebondi. Les libéraux continuent A attribuer la silité au système capitaliste, mais leur explication tend A devenir monétaire, donc moniste, en incriminant une série d'erreurs de politique désilisantes dont la nature est exogène encore. En revanche, leurs opposants sont moins fondés A partir de Pautodestruction du capitalisme, et certains avancent l'idée féconde que 1929 est une grande crise de mutations institutionnelles et sociales s'impliquant les unes les autres : diagnostic qui reste endogène mais deent largement syncrétique.
D'un mot : les positions extrASmes du premier débat sont la - purge - ou l'agonie du capitalisme, celles du débat actuel sont les erreurs monétaires ou la mutation sociale.
I. ' Les premiers débats
1. Le trop-plein des explications disponibles en 1929, face A une crise exceptionnelle. ' C'est un champ entier d'investigations qui existait durant les années 20 sur le
cycle économique. Sur le des repérages empiriques, on distinguait plusieurs types de cycles, d'amplitudes très variables, qui se superposaient les uns aux autres et semblaient caractéristiques de l'ère industrielle : le cycle de 8-l0 ans dit de Juglar étant en quelque sorte encadré par des cycles mineurs de 2-4 ans dits de Kitchin et des cycles majeurs de 25-50 ans dits de Kondratieff. La régularité des retours constatés, pour
les prix et l'actité, de hausses et de baisses, étant très relative, ces constructions n'ont jamais cessé d'AStre controversées, et toute une école de pensée y voyait la résultante de phénomènes aléatoires, alors que de nombreux historiens s'y réfèrent encore de nos jours.
A s'en tenir aux théories les plus célèbres, on peut suivre le regroupement de G. Haberler (2) qui a éli une présentation synthétique en 1936 ' donc au moment mASme où paraissait l'œuvre maitresse de Keynes, la Théorie générale de l'emploi, de l'intérASt et de la monnaie. Cinq groupes sont distingués : les théories monétaires pures (Hawtrey); les théories du surinvestissement dans leurs trois versions principales, version monétaire (Wicksell, Hayek), version non monétaire (Marx, Tugan-Bara-nowski, Cassel), version du - principe d'accélération -(Aftalion, J. M. Clark, Kuznetz, Harrod); les théories de la sous-
consommation dont les ancAStres sont Malthus et Sismondi, et dont les partisans au xx" siècle se centrent soit sur une épargne excessive (Hobson, Foster et Catchings), soit sur un retard des
salaires par rapport A la productité (Lederer); les théories psychologiques (Keynes, avant la Théorie générale, Taussig); et enfin les théories qui prilégient l'influence des cycles agricoles (W. S. Jevons et H. S. Jevons, H. L. Moore). Encore cette énumération fait-elle bon marché des nuances internes A la pensée marxiste.
Notons que ces diverses argumentations sont parfois de nature A se compléter et que leur place n'était pas clairement définie durant les années 20 : un influent courant de pensée - orthodoxe - et libéral était partisan d'en minimiser la portée et d'insister sur l'efficacité rééquilibrante des marchés.
La confrontation de ces diverses théories avec l'événement s'est révélée immédiatement très difficile : car l'ampleur de l'effondrement posait une série de problèmes spécifiques, les théories - catastrophistes - qui prévoyaient ces convulsions devant expliquer pourquoi elles étaient venues en 1929, et les théories qui postulaient le retour de cycles devant expliquer la olence et la généralité de la - Grande Dépression -. Il ne suffisait donc pas d'appliquer une théorie des crises il fallait adapter la recherche causale A l'échelle et au calendrier de l'ébranlement.
Ce dernier avait, outre sa taille, nombre de traits caractéristiques, dont deux ont fait problème. Le premier, c'est que le - boom - des années 1925-l929 ne s'est pas accomné de hausses
des prix et qu'au contraire la baisse constatée de 1929 A 1932 avait été amorcée dès 1925-l926. Le second, c'est l'absence fréquente de réponse, aussi bien durant la phase descendante du cycle que durant sa silisation A un niveau très bas (- dépression - proprement dite), des agents économiques aux stimulations monétaires découlant d'un taux d'escompte maintenu parfois très bas(l ou 1,5%).
Néanmoins, la recherche des traits conformes et non conformes a te perdu de son importance dans le désastre pour se - polariser - dans le débat selon les extrASmes évoqués ci-dessus.
Le livre célèbre de l'économiste anglais Lionel Robbins : La Grande Dépression 1929-l934 (3), illustre parfaitement l'option libérale. Il attribue la graté de la crise successivement aux rigidités et aux insilités de l'après-guerre, et aux politiques erronées suies pour s'opposer A la - liquidation - inéle. L'orthodoxie rétrospective lui fait condamner toutes les dispositions héritées de l'
économie de guerre qui entravent le libre jeu des forces du marché, ainsi que la montée des contrôles et des concertations concernant la détermination des salaires : syndicats, négociations collectives. Il fait également une large place aux désordres des années 20, surtout dans le domaine financier et monétaire, qui a vu des innovations dangereuses (crédit A la consommation). Mais l'argumentation la plus remarquable relève d'une orthodoxie prospective : Lionel Robbins considère que toute action sant A adoucir le cours de la crise, a fortiori toute action contracyclique, ne peut qu'aggraver les choses. Il condamne donc aussi bien le dirigisme des prix et des quantités que les stimulations - artificielles - de la conjoncture. D'où une sion paradoxale et très controversée de l'évolution des prix entre 1926 et 1929 : il la juge inflationniste, car les prix n'ont baissé que très légèrement ou sont restés sles aux Etats-Unis notamment, alors qu'ils auraient dû baisser nettement. Il attribue cette inertie au gonflement monétaire découlant d'une politique d'open market trop laxiste. En revanche, les efforts de rigueur budgétaire après 1929 lui paraissent logiques et sains.
Plus radicalement encore, une série d'économistes ' parmi lesquels se détache le FranA§ais Jacques Rueff ' voient le blocage essentiel de la crise résulter du refus des salariés d'accepter des baisses de salaire : selon eux, cette - rigidité - perturbe l'ensemble des mécanismes marchands qui ne fonctionnent efficacement qu'avec une grande flexibilité des prix, y compris celui du travail. L'aboutissement de cette position est la célèbre notion de -
chômage volontaire -; résultant des progrès syndicaux, le chômage chronique n'est que la conséquence perverse du blocage des ajustements par les prix (le taux de salaire) sur le marché du travail; il est donc voulu, mASme s'il n'est pas prévu, par les organisations et les prétentions ouvrières. D'où des prescriptions antisociales et déflationnistes. A la discipline publique des restrictions budgétaires doivent correspondre des baisses de salaire éventuellement autoritaires : sortie de crise - par le bas -. Notons qu'une vérification immédiate de cette analyse n'est guère pensable. Que les salaires montent ou baissent, on peut toujours dire qu'ils ont trop monté ou qu'ils n'ont pas assez baissé La thèse n'a donc guère de limites A poser quant A ses prescriptions antisociales, ce qui fait converger de manière provocante le doctrinal et l'arbitraire.
A l'autre extrASme, un texte s'impose : La crise économique, sociale, politique de l'économiste marxiste Eugène Varga, expert du Komintern (4), rédigé en 1934 également. Il distingue dans les événements deux dimensions : il y a une crise cyclique - spéciale - parce qu'elle se produit sur fond de crise généralisée du capitalisme; la première s'analyse suivant les principes classiques de la suraccumulation et de la tendance A la baisse du taux de profit; la seconde se révèle simultanément dans la monopolisation et la
mondialisation des relations capitalistes et dans l'émergence du
socialisme soétique en construction. Il recense les éléments nouveaux : si la dépression chronique agricole des années 20 a un aspect - archaïque - (elle concerne massivement des producteurs A leur compte et non des entreprises de type capitaliste), elle révèle une désagrégation du monde paysan ; symétriquement, l'extension du crédit et du -
capital financier - manifeste la maturité d'un système de plus en plus polarisé, où les opérations monétaires s'imbriquent étroitement aux décisions de production mais avec des conséquences de plus en plus insles et olentes. Sur ce point, comme sur d'autres, l'analyse de Varga est en opposition avec la thèse social-démocrate de Hilferding qui posait le capital financier comme un facteur silisant dans le capitalisme évolué.
L'argumentation rejoint alors paradoxalement celle de Lionel Robbins, mais dans une perspective opposée : les tentatives étatiques pour éter les effondrements bancaires et régulariser la production lui paraissent de nature A retarder et aggraver l'échéance. Il faut ici faire la part du pessimisme ambiant en 1934. Toutefois, Varga appelle de ses vœux la - maturation accélérée de la crise révolutionnaire - en signalant ' et c'est une prise de position politique ' que l'humanité est entrée depuis 1933 dans une - dépression d'un genre spécial -, sion stagnation-niste souvent proposée A l'époque et ici en accord avec le retournement stratégique conduit par Staline : ajournement de la révolution finale et alliance - frontiste - avec des partis - bourgeois -. Un certain embarras perce dans l'usage du mot - spécial -, qui renvoie, pour le moins, A des spécifications ultérieures.
Ces deux interprétations radicales apparaissent rétrospectivement comme écrasées par les enjeux politiques des années 30. A l'écart de ce dilemme, on trouve diverses explications partielles ou inachevées, dont l'une des plus ouvertes est sans aucun doute celle de F. Simiand (5). Avec une méthode fondée sur l'observation systématique, celui-ci se refuse A voir dans la crise de 1929 une crise - spécifique - : elle serait un tournant difficile entre une phase durable d'expansion et une phase durable de dépression; les alternances de ces phases seraient caractéristiques de l'Histoire depuis la Renaissance. Sans examiner ici les explications ultimes de ces mouvements (sociales et monétaires, pour Simiand), on remarquera que cet empirisme raisonné réintroduit un horizon au débat, sans postuler une - dépression d'un genre spécial - ni de réponses exacerbées d'un système libéral perverti. Mais il n'y a ici qu'un cadre de recherche pluridisciplinaire, et d'autres auteurs ont tenté de généraliser rapidement en lisant dans la crise de 1929 la superposition d'un tournant dans les mouvements de longue durée (les cycles Kondratieff), d'un retournement dans un cycle interdécennal (Juglar) et d'un cycle mineur (Kitchin). Explication séduisante A première vue, mais largement verbale, et qui fait une part trop belle et trop simple aux hasards chronologiques.
De 1930 A 1936, une forte effervescence intellectuelle allait transformer le débat étroitement économique, en se cristallisant dans le keynésianisme.
2. L'impulsion keynésienne. ' La parution de la Théorie générale de Keynes date de 1936. A la lecture de l'ouvrage, on ne peut manquer d'AStre surpris : nul effort systématique d'explication de 1929; un court chapitre 22 intitulé - notes sur le cycle économique -, de moins de ngt es, se propose simplement de rattacher les principaux résultats du livre aux théories des cycles. Sans négliger les interventions fréquentes et souvent provocatrices de Keynes durant la crise, en tant qu'expert et en tant que journaliste, on doit considérer que son apport explicatif est largement implicite et consiste A transformer les termes du débat : c'est pourquoi A la suite d'un ouvrage d'A. Barrère (6), nous parlerons ici d'impulsion keynésienne. Père de la macroéconomie moderne, Keynes a conA§u une théorie économique largement instrumentale qui renouvelle la présentation des relations économiques en étant de raisonner par
marchés pour raisonner par fonctions (investissement, consommation) et par circuits.
Il récuse la - loi de Say - que postule l'économie orthodoxe, et qui pose que - toute offre crée sa propre demande -, donc qu'aucune surproduction durable n'est ensageable dans un système de marchés fonctionnant sans perturbation, puisque toute production donne lieu A un flux de revenus (salaires, profits) permettant son écoulement; non pas en constatant les difficultés cycliques, mais en remarquant que l'épargne peut constituer une - fuite - dans le circuit puisqu'elle diffère une dépense et n'est pas nécessairement investie. D'où le concept clé du keynésianisme : celui d'équilibre de sous-emploi qui désigne une conuration sle des prix et des quantités dans une économie, mais qui s'accomne de chômage. Cette - révolution copernicienne - selon son auteur lui-mASme, a pour avantage de continuer A théoriser les interdépendances économiques en termes d'équilibre, tout en montrant comment elles peuvent aboutir A un déséquilibre persistant sur le marché du
travail : chômage chronique avant tout; ce qui centre la théorie keyné-sienne sur la dépression prolongée britannique des années 20 ou sur la conjoncture mondiale de 1932-l936.
La logique de la présentation en termes de circuit macroéconomique est de récuser le jeu des interdépendances microéconomiques entre agents indiduels pour élir la primauté des ajustements globaux en termes de quantités sur les ajuste' ments par les prix, comme l'illustre la célèbre théorie élémentaire du multiplicateur. Keynes a repris le mécanisme éli par Kahn en 1931, mais au lieu de raisonner en vagues successives d'emploi déclenchées par une impulsion initiale, il raisonne en termes de revenu national et d'accroissements de ce mASme revenu.
Le mécanisme peut jouer A l'envers, et ce serait lA l'explication des difficultés auxquelles se heurte le capitalisme moderne : les épargnes qui s'accumulent dans une société riche favorisent une - demande de liquidité -, de monnaie pour elle-mASme, qui perturbe le
financement des investissements et laisse prévoir une demande faible : lorsque les entrepreneurs ent la renilité des projets d'équipement avec les taux d'intérASt qui sont largement liés A la - préférence pour la liquidité -, ils peuvent renoncer A certains investissements. La société riche entre alors dans une dépression cumulative et chronique, sans perspective A long terme de redressement.
L'esquisse de ces thèmes majeurs du keynésianisme permet de saisir son apport : il y a bien synthèse de nombreuses explications partielles (7), mais synthèse ouverte et active, répudiant le déterminisme et appelant A l'expérimentation systématique.
Les prises de position de Keynes entre 1920 et 1936 contre la déflation, pour la dévaluation, pour la stimulation du pouvoir d'achat et contre l'étalon-or n'ont pas eu de pouvoir mobilisateur immédiat, peut-AStre A cause de leur indéniable dimension provocatrice : l'étalon-or est une - relique barbare - (1923), il faut dénoncer, lors des tentatives déflationnistes anglaises, - l'état d'hystérie et d'absence du sens des responsabilités dans lequel les membres du Cabinet ont fini par se mettre - (1931); il faut stimuler la dépense : - Or donc vous, maitresses de maison pleines de patriotisme, élancez-vous dans les rues demain dès la première heure et rendez-vous A ces mirifiques soldes que la
publicité nous vante partout. Vous ferez de bonnes affaires, car jamais les choses n'ont été A si bon marché, A un point que vous ne pourriez mASme rASver Et offrez-vous, par-dessus le marché, la joie de donner plus de travail A vos compatriotes, d'ajouter A la richesse du pays en remettant en
marche des actités utiles - (Allocution radiodiffusée, 1931).
Ce qui nait avec la Théorie générale, c'est la justification a posteriori d'une politique économique active, et sa canalisation vers une politique quantifiée d'intervention conjoncturelle susceptible de rallier une bonne partie des courants libéraux en mASme temps que les partisans de réformes profondes du capitalisme. L'objectif étatique deent le plein emploi, et la tache des pouvoirs publics est de maintenir une situation en permanence proche du - boom -, en utilisant principalement trois
moyens : tout d'abord, des déficits budgétaires qui injectent des ressources dans le circuit et raniment directement l'actité; ensuite, une politique de bas taux d'intérASt, en étant les restrictions monétaires; enfin, une politique de redistribution favorisant le pouvoir d'achat des couches les moins favorisées, qui ont une forte - propension A consommer - et épargnent peu. Ce qui justifie les efforts de protection des chômeurs et de construction de la Sécurité sociale.
Peu importe dans cette perspective le jeu exact des forces qui ont amené la crise et son extension dans le monde, et l'on comprend mieux la relative désinvolture de Keynes A propos du cycle économique commencé en 1929. La crise n'est rien d'autre qu'une maladie de jeunesse du
monde industriel empAStré dans sa propre puissance. Mais le mouvement en faveur des interventions politiques, si bien renforcé par Keynes, supposait une information nouvelle et des techniques de traitement et d'interprétation; les retombées intellectuelles, indissociables de l'actisme conjoncturel, sont ainsi nombreuses, et trois sont A retenir : la compilité nationale, la modélisation économique, et Véconométrie.
Largement tournée vers l'avenir et la présion, l'impulsion keynésienne dissout simultanément le déterminisme qui dominait en 1930-l935, et l'urgence du débat causal.
II. ' Réévaluation
Dans leur formidable développement, les modélisations économétriques de plus en plus sophistiquées, ont rapidement pris leurs distances s-A -s des intuitions et des premières formulations de la Théorie générale. On a pu penser un temps que la question des origines de la crise de 1929 pourrait AStre réglée par construction d'un modèle rétrospectif et estimation d'un système d'équations.
Ce serait oublier toutefois quelques limites édentes de ce genre d'exercice, dont deux méritent d'AStre rappelées ici : il y a A l'heure actuelle des générations de modèles fortement différents les uns des autres, certains diamétralement opposés A la théorie keynésienne; leurs performances de stimulation rétrospective sont certes inégales, mais elles laissent la plupart du temps plusieurs modèles en
concurrence sans pouvoir les départager, d'autant plus qu'une mASme option théorique peut s'exprimer par des liaisons différentes entre variables, voire par plusieurs variables différentes. Ensuite, les modèles sont la plupart du temps fortement instrumentaux, marqués par le souci de suivre plus particulièrement tel ou tel domaine et d'évaluer les conséquences de certaines décisions : ils s'adaptent difficilement aux grandes ruptures; ces dernières sont volontiers conceptualisées comme exogènes, bouleversant les réseaux de paramètres, dont on postulait initialement la silité.
Ces remarques n'ont pas pour but de faire considérer avec scepticisme les tentatives qui ont été ou seront faites A propos de 1929, mais plutôt de souligner qu'elles sont davantage de nature A éliminer des hypothèses qu'A sélectionner la bonne (les bonnes?). Si donc les réévaluations contemporaines ont un contenu économétrique, il est le plus souvent partiel ou composite, et ne peut supprimer le débat de fond qui persiste.
1. Les erreurs de
politique monétaire. ' Il est logique de commencer par l'explication de Milton Friedman, pour deux raisons. La première est son grand poids académique aux Etats-Unis : le volumineux chapitre 7 (129 es) de son Histoire monétaire des Etats-Unis, écrite avec Anna Schwartz (qui a pour titre - La grande contraction -), est considéré outre-Atlantique comme le texte de base sur la crise de 1929 (8). La seconde est que la thèse de ce travail monumental a été formulée dès 1944-l946, par Clark Warburton, dans quelques articles auxquels l'Histoire monétaire rend hommage.
On a souligné l'insistance keynésienne sur une théorisation de l'économie en termes de circuit, justifiée par la rigidité de certains prix A courte échéance. Le monétarisme consiste A prendre le contre-pied de ces options, en maintenant que la flexibilité des prix est suffisante si elle n'est pas entravée par des interventions publiques, et que l'analyse en termes de revenus doit AStre complétée par une analyse en termes de richesse, de patrimoine. Ces deux renversements réintroduisent un fort potentiel de silité dans le système et nous ramènent A une analyse par marchés. Ainsi tous les mouvements cumulatifs présentés lors de la description de la crise ou lors de la présentation du multiplicateur sont-ils, selon cette ligne de pensée, très incomplètement étudiés : lorsque les prix baissent, cela profite A l'acheteur qui dispose d'un pouvoir d'achat largement accru qu'il peut répercuter vers d'autres secteurs de l'économie. Par exemple, le krach boursier ruine les vendeurs d'actions et enrichit ceux qui achètent au bas niveau des cours. Et comme A tout vendeur correspond un acheteur, un processus rééquilibrant devrait se mettre en marche A brève échéance. Les récessions doivent normalement AStre résorbées rapidement. D'où l'insistance sur la politique monétaire : les interventions budgétaires ou dirigistes sont goureusement condamnées par ce courant de pensée, il insiste sur la nécessaire régularité de l'offre de monnaie, qui relève des pouvoirs publics et contribue A la silité de l'expansion. Il s'agit donc d'une antipolitique, puisqu'elle se borne A formuler une règle, A élir un garde-fou A l'intention des autorités monétaires lorsqu'elles déterminent, par leurs interventions d'escompte et d' - open market - par exemple, le stock de monnaie dans un pays.
Ces indications préliminaires permettent de comprendre le diagnostic de M. Friedman et A. Schwartz A propos de 1929 : une politique - inepte - du - Fédéral Reserve System -, c'est-A -dire des responsables monétaires américains, a transformé une récession ordinaire en une catastrophe mondiale. Cette politique a consisté A ne jamais secourir efficacement les
banques américaines ' de moins en moins A mesure que les difficultés empiraient. En effet, la contraction de la masse monétaire aux Etats-Unis de 1929 A 1933 a été d'un tiers, asphyxiant les banques bien sûr, mais aussi les entreprises. Cette réduction, unique dans l'histoire des Etats-Unis est, selon ces auteurs, la résultante tragique de mécanismes cumulatifs liés A la baisse des prix, mécanismes qu'il aurait été aisé d'enrayer en agissant énergiquement sur 1' - open market - et en prAStant hardiment aux élissements financiers en difficulté. Tout oppose la politique monétaire des années 20, qui avait été - active, goureuse, confiante en elle-mASme - A celle de 1929-l933, qui a été - passive, défensive, hésitante -.
Pourquoi cette politique - inepte -? L'explication de Friedman et Schwartz est double : une certaine dilution des responsabilités monétaires, elle-mASme liée A la disparition en 1928 de Benjamin Strong, qui était Gouverneur de la Banque fédérale de New York et exerA§ait une influence déterminante sur le - Fédéral Reserve System -. Petite cause, grands effets : la disparition d'un homme A l'origine de l'extension mondiale de la crise! Toutefois, d'autres arguments confortent la démonstration, et ont été repris par les monétaristes Brunner et Meltzer (1968) : les responsables monétaires américains avaient le sentiment de pratiquer une politique laxiste, d'argent facile, en maintenant très bas le taux de l'escompte, du moins jusqu'en octobre 1931 ; mASme après, le taux de 3,5 % pouvait apparaitre comme modéré eu égard aux pressions que subissait le dollar. Ils se focalisaient donc sur ce seul indicateur, et négligeaient l'évolution catastrophique du stock de monnaie.
La réalité d'une politique monétaire restrictive jusqu'en octobre 1931 a toutefois chaudement été controversée aux Etats-Unis : un livre entier de l'historien P. Temin lui a été consacré (9), et a fait lui-mASme l'objet de polémiques. Le principe de l'argumentation consiste A dire que la contraction monétaire a été provoquée par la contraction des revenus.
Le complément logique de la position monétariste se trouve dans une dénonciation de la plupart des politiques suies pour sortir de la - dépression -, et singulièrement celle de F. D. Roosevelt, mis A part la restauration et le renforcement des réseaux bancaires. Ainsi, lorsque Friedman et Schwartz examinent le - New Deal -, ils suggèrent que le niveau inhabituel-lement bas de l'investissement privé après 1933 est dû avant tout aux politiques suies par le nouveau président, qui laminent les profits et réglementent les initiatives indiduelles.
On en arrive ainsi A un terrain miné : celui des explications monétaristes portant sur la période 1933-l939. Si une amélioration est constatée, elle peut AStre due aussi bien A la confiance retrouvée et A la relance découlant des réformes qu'A la puissante silité des économies de marché. Symétriquement, la persistance des difficultés peut provenir des entraves interventionnistes aussi bien que de la faillite libérale appelant d'autres réanimations et d'autres prises en charge
Plus précisément, le thème du chômage - volontaire - évoqué plus haut, se retrouve dans le concept, dû A Milton Friedman, de - taux de chômage naturel - et ses extensions. On sait que le plein-emploi ne peut correspondre A une situation où tous les candidats travailleurs seraient embauchés : dans une économie de marché il y a toujours un pourcentage incompressible de reconversions inéles. Si l'on désigne ce pourcentage par - taux de chômage naturel -, on peut s'interroger sur son niveau et évoquer une montée du - chômage de recherche -; A mesure que les exigences des travailleurs les mènent A refuser certains emplois, ils peuvent accepter plus aisément une recherche plus longue, surtout s'il existe une allocation-chômage; on peut assister A un gonflement du chômage qui ne devrait rien A la faiblesse de la conjoncture.
Cette analyse se borne A reformuler en termes modernes la eille thèse libérale vue plus haut.
On l'aura sans doute re
marqué : un grave désaccord persiste entre Milton Friedman et Lionel Robbins, en dépit d'un large accord sur le fond, puisque ce dernier interprétait la politique américaine monétaire de 1925 A 1929 en termes d'inflation et approuvait les restrictions qui ont sui. Il y a entre les deux libéra-lismes la différence entre un laisser-faire admettant, voire recherchant, les fluctuations nominales (Robbins) et l'affirmation d'une silité A imposer aussi bien au niveau des prix qu'A la croissance de la masse monétaire (Friedman).
2. Le syncrétisme empirique. ' Nombreuses sont toutefois les recherches qui, loin de verrouiller le débat autour des restrictions monétaires américaines, les intègrent dans une perspective syncrétique, cessant par lA de leur accorder la prééminence tout en leur laissant un rôle actif d'aggravation. Si l'on adopte d'emblée le point de vue international et si l'on reent sur les mécanismes concrets observés durant les événements ' si donc on s'intéresse directement A la spécificité de la crise ', on ne peut manquer de juxtaposer des situations disparates et de s'interroger sur leurs interactions (10). Non seulement alors le monisme n'est plus de mise mais les explications, distinguant déclenchement et aggravation de la crise, s'appuient sur les disparités A l'échelle mondiale et les constats de déséquilibres non compensés. On a évoqué le tarissement des prASts américains A partir de 1928, aussi bien s-A -s de l'Europe débitrice (Allemagne) que s-A -s des pays coloniaux ou dominés, dépendant de cet afflux de capitaux et surtout de son renouvellement constant. Il y aurait lA le détonateur de la crise, dont l'origine serait ainsi américaine et dont la proation aurait été rapide parce que de nombreux pays étaient en situation précaire ou entraient dans une récession.
L'hypothèse reent A distinguer plusieurs foyers de crise, dont l'un serait dominant : mais l'effondrement interne américain, commencé avant le krach boursier et révélé par lui, est lui-mASme causé par une combinaison de difficultés d'écoulement sur des marchés importants (logements, voitures) et d'amorces de restrictions monétaires face A la spéculation boursière.
L'argumentation se fait donc en trois niveaux : retournement cyclique interne américain, transmission A l'économie mondiale et paralysie d'un certain nombre de pays vulnérables.
L'explication est donc keynASsienne pour le déclenchement : pour des raisons qu'il reste A élucider, le retournement de la conjoncture américaine s'est marqué par une réduction immédiate de la demande; et elle insiste sur la dimension monétaire de l'aggravation. L'affaiblissement de la demande intérieure américaine n'a pas d'explications simples, au-delA des difficultés constatées sur certains marchés. On remarque que l'absence complète de protection financière des chômeurs laissés A eux-mASmes, A la solidarité familiale et A la charité privée aux débuts des événements, explique assez bien l'aggravation de la situation; mais l'analyse du déchenchement lui-mASme renvoie souvent aux thèmes sous-consommationnistes, dans deux versions convergentes. On peut incriminer les effets d'une distribution de plus en plus inégalitaire de la richesse, affaiblissant le potentiel relatif de consommation populaire; on peut aussi er l'évolution de la productité et celle des salaires, constater leur divorce grandissant en faveur des profits, souligner l'émergence des grandes firmes et des sectiunels, qui perturbe les ajustements sur les marchés. Il faut alors expliquer en quoi de telles évolutions, progressives par nature, sont parvenues A un seuil de rupture.
Mais est-on alors au bout de la chaine causale? L'historien Peter Fearon attribue la précarité de la position économique internationale A la - folie, l'ignorance et une confiance excessive -, tandis que l'économiste C. Kindleberger incrimine la - non symétrie - de l'économie mondiale dominée par la puissance et l'inexpérience américaine. Ce que tout le monde souligne, c'est la dimension de - concurrence déloyale - de l'entre-deux-guerres.
3. - Un divorce entre structure et régulation -. ' Les reconsidérations d'obédience strictement marxiste de la crise de 1929 continuent édemment A voir dans les événements le témoignage de l'insilité capitaliste. La non-radicalisation immédiate des masses ouvrières et l'ajournement des perspectives révolutionnaires généralisées ont imposé la réflexion sur les limites de 1* - économicisme -, c'est-A -dire l'analyse cantonnée aux relations économiques et négligeant les aspects politiques, culturels et mASme sociaux; l'effondrement n'a pas déblayé la place pour le socialisme, et les succès militaires et géopolitiques de I'urss A Yalta n'évoquent pas le processus de maturation interne attendu, mais plutôt la
constitution d'une zone d'influence. Toutefois, la percée de l'interventionnisme étatique et ses succès apparents après 1945 ont imposé aussi un renouvellement de l'analyse économique elle-mASme. Ces deux réorientations ont, ici aussi, fait perdre en grande partie son importance au débat causal sur 1929 : il s'agit bien plutôt de théoriser les limites de la - prospérité - après 1945, et c'est par ricochet pourrait-on dire qu'une explication est avancée pour la Grande Crise.
Les deux versions essentielles du marxisme contemporain ' en schématisant A outrance ' se définissent par rapport A 1' - économie mixte - : ou bien son émergence signifie la fin des contradictions frontales dans les pays riches et leur déplacement dans les rapports pays centraux/périphérie des pays pauvres; c'est alors la version - tiers-mondiste -. Ou bien son émergence signifie que le capitalisme, de plus en plus monopoliste et concentré, doit faire appel aux
aides publiques pour survre, l'Etat ayant pour fonction essentielle de restaurer une renilité fléchissante par la socialisation des pertes et la dévalorisation d'une partie du capital (puisque les entreprises publiques se contentent d'un taux de profit moindre) ; c'est alors par exemple, la version franA§aise du - capitalisme monopoliste d'Etat -, qui continue A attribuer un potentiel révolutionnaire aux pays riches. La version - tiers-mondiste - voit pour sa part dans la crise de 1929 l'acte de naissance du monde moderne coupé en deux : un centre prilégié et embourgeoisé, une périphérie de pays prolétaires. La version - monopoliste d'Etat - insiste sur les conquAStes populaires dans leur potentiel symbolique et mobilisateur.
Cependant une analyse originale a tenté d'aller plus loin, et l'apport récent de quelques chercheurs franA§ais amorce une explication enfin A la mesure des faits. Il est dispersé dans de nombreux travaux souvent peu accessibles au grand public (11), et se trouve au carrefour de plusieurs disciplines, histoire, économie et sociologie, et de plusieurs options théoriques : outre un marxisme hétérodoxe, on y retrouve des éléments keynésiens et certaines formalisations en termes de déséquilibre. En négligeant les aspects économétriques et formels, l'axe essentiel de l'argumentation peut AStre résumé comme suit :
Deux oppositions sont A prendre en considération, symétriques. D'abord, entre plus-value absolue et plus-value relative : ces concepts d'origine marxiste désignent les deux faA§ons capitalistes de gérer le travail ouvrier. La première consiste A dégager du - sur-travail - en prolongeant le temps de la journée de travail au-delA de ce qui compense les frais de la reproduction ouvrière. Mais la seconde consiste, par des efforts de productité, A abaisser la valeur de ce qu'il est nécessaire de fournir A l'ouvrier pour son existence. Dès lors, dans certaines limites, l'accroissement de la plus-value est compatible avec une amélioration du niveau de e ouvrier. Ce couple se retrouve dans l'organisation sociale du travail : d'un côté, le -
taylorisme -, rationalisation de l'effort ouvrier sant A éliminer les temps morts, ce qui est équivalent A un allongement du temps de travail; de l'autre, le - fordisme -, fondé sur la recherche systématique des gains de productité dans les biens de consommation de masse et tendant vers un travail continu semi automatisé (la u chaine -). Suivant la dominante tayloriste ou fordiste, on peut parler aussi d'accumulation extensive ou intensive : la première se développe par la généralisation du salariat aux couches non salariées, la seconde se développe de faA§on interne, en adaptant processus de production et de consommation l'un A l'autre.
Le passage d'une dominante A l'autre se serait effectué aux Etats-Unis A partir de 1920, en Europe essentiellement après 1945 ; ce qui met en cause la crise de 1929. Mais une seconde opposition fait l'originalité de l'analyse que nous examinons ici, et précise le rôle de la - Grande Dépression - aussi bien que son déclenchement. Il y aurait, caractéristique du capitalisme au xrx' siècle, une - régulation concurrentielle - face A la - régulation monopoliste - moderne depuis 1945. Un mode de régulation se définit par l'ensemble de formes institutionnelles qui, résultat d'une conuration
donnée des structures économiques et des rapports sociaux fondamentaux, parent A garantir une silité, toujours partielle et prosoire, du régime d'accumulation en gueur. Il s'agit d'un ensemble de mécanismes, juridiques et contractuels par exemple, qui permettent A la société de fonctionner selon le stade d'accumulation (extensif ou intensif) qui la caractérise. Ainsi la production de niasse typique de l'extraction de plus-value relative implique-t-elle une grande silité des débouchés, pour que la standardisation puisse jouer. Dès lors, les conventions collectives déterminant les salaires par branche en fonction de la productité sont un des éléments fondamentaux de la - régulation monopoliste -, puisqu'elles garantissent que l'évolution du pouvoir d'achat ouvrier est compatible avec le développement de l'accumulation.
La crise de 1929 s'explique, dans sa olence, par les progrès de l'accumulation intensive et l'inadaptation d'une régulation demeurée largement concurrentielle : il y avait divorce explosif entre structure (économique) et régulation (sociale). En effet, on a souligné les performances souvent brillantes de la productité industrielle durant les années 20. MASme s'il faut prendre en compte les rattraes découlant de 1914-l918 et l'inégalité selon les pays et les industries, il est clair qu'une divergence était apparue entre l'évolution des salaires (en progression faible et irrégulière) et de la productité. Sans récuser une interprétation directement en termes de surproduction, l'analyse en souligne la dimension partielle et potentielle et oppose les - petites crises - aux - grandes crises -. Les premières seraient caractéristiques de la régulation concurrentielle, et auraient quelque chose d'automatique dans leur répétition durant le xixe siècle; en particulier, les limites posées A la création monétaire servaient de - butoir - lors de chaque période d'expansion. Les secondes, au contraire, marqueraient le passage désordonné d'une régulation A une autre, processus ouvert, non déterministe dans la mesure où sont en cause de nombreuses transformations dans des domaines très différents les uns des autres. La crise de 1929 aurait ainsi de nombreux traits typiques d'une crise périodique du type Xix siècle mais aurait révélé, dans son aggravation et dans la dépression durable, l'inefficience de la - purge - traditionnelle, les mécanismes de retour A l'expansion ne jouant plus et produisant mASme des effets inverses A ceux que l'on pouvait escompter. D'où une douloureuse expérimentation tatonnante, permettant la mise en place d'expédients ambigus (le repli protectionniste, le contingentement de certaines productions, la relance par les armements) et de réorganisations qui allaient se révéler durables (la Sécurité sociale, la centralisation du contrôle bancaire, les conventions collectives).
Ce schéma grossièrement résumé ici reste très controversé et souffre de bien des imprécisions (12). Toutefois, il rassemble, on le voit, de nombreux éléments étudiés plus haut et suggère en quoi l'entre-deux-guerres est une période de - concurrence déloyale -; la fin de la - régulation concurrentielle - fait attendre de nouvelles formes d'encadrement des actités marchandes, et implique la crispation des uns sur des règles du jeu inopérantes, face aux initiatives dirigistes des autres. Laboratoire de notre modernité, proche et lointaine A la fois, la crise de 1929 était de ce point de vue un basculement que les thérapeutiques key-nésiennes n'auraient pas pu empAScher; on a pu calculer que pour compenser le fléchissement conjoncturel aux Etats-Unis, il aurait fallu consentir A un déficit étatique représentant 50% du budget public! Un tel ajustement était édemment impensable. Ceci n'empASche pas, au contraire, de considérer que, pour un temps, les propositions keynésiennes étaient une partie de la solution construite A l'aveuglette et mise en œuvre après 1945 autour de l'hégémonie américaine.
III. ' 1929-l974 et 1929-l987 : l'Histoire peut-elle se répéter ?
Les difficultés économiques contemporaines ont peu A peu remis au premier les interrogations sur l'expérience des années 30. Il est logique, au terme de cette synthèse, de consacrer quelques es aux événements qui se sont produits depuis le premier - choc pétrolier - de 1973 pour élir les ressemblances et les oppositions essentielles avec la - Grande Crise -. Deux aisons très différentes sont A l'ordre du jour. L'une consiste A rapprocher globalement la période inaugurée en 1974 de la décennie 1929-l939. L'autre se focalise sur le krach boursier d'octobre 1987, son développement et ses répercussions.
Un leau (5) et deux graphiques (10 et 11) permettent un premier repérage global de 1960 aux années 1980, cantonné A quelques grands pays développés : évolution de la production d'ensemble (pib), de l'inflation et du chômage. Ils mettent en édence une rupture historique, celle de 1973-l974.
Les grands traits de la croissance généralisée du monde occidental entre 1945 et 1973 sont bien connus : dans une relative . silité, qui avait rtuellement fait disparaitre le mot crise du vocabulaire économique (remplacé par récession, ralentissement), les économies industrialisées ont réalisé des performances inégales, mais durables et souvent brillantes. A la croissance - A la japonaise - de 10 % l'an on peut opposer la modestie des taux anglais et la relative irrégularité des taux américains. Entre les deux, la France, l'Italie et la rfa ont longtemps maintenu un taux de 5 %, ce qui est considérable et correspond, sur trente ans, A un quadruplement des richesses produites. Les échanges mondiaux, bénéficiant des accords de désarmement douanier (gatt, 1948), de la silité monétaire et des efforts d'intégration européenne, ont crû A un rythme bien supérieur, ouvrant les économies aux mouvements de capitaux et au fait multinational. Le principal problème restait sans conteste l'inflation qui semblait accomner les politiques de stimulation conjoncturelle; en revanche, l'objectif du plein emploi, priorité constante, a été souvent atteint.
C'est cette dynamique qui s'est déréglée en 1973 : la croissance est - cassée -, les taux moyens annuels constatés depuis lors sont au mieux la moitié des taux antérieurs. Cinq traits principaux rapprochent le marasme contemporain de la - Grande Dépression -.
1. Présence d'un ou plusieurs événements déclencheurs brutaux, chargés de symboles tout autant que de répercussions directes, et marquant la psychologie collective. Au krach de 1929 ont répondu successivement les deux - chocs pétroliers - (quadruplement du prix du baril en 1973, triplement en 1979) et le krach de 1987.
2. Montée du chômage vers des niveaux jugés socialement inacceples, dépassant durablement les 10 % de la population active dans de nombreux pays, notamment en Europe.
3. Difficultés persistantes de l'investissement. Si la période récente n'a pas connu d'effondrement rapide comme aux Etats-Unis de 1929 A 1933, toutes les évaluations actuelles convergent pour rapprocher l'atonie actuelle des incertitudes constatées entre 1933 et 1939.
4. Succession complexe de convulsions monétaires et de mouvements spéculatifs, conduisant au dérèglement et A l'abandon d'un système monétaire international. On a vu qu'en 1933 l'étalon de change-or avait été abandonné. C'est progressivement, de 1971 A 1973, que l'étalon-dollar, adopté lors de la Conférence de Bretton Woods (1944) et qui était un système de parités fixes fondé sur le dollar et sa convertibilité en or, a laissé la place A un système de changes flottants (les cotations des monnaies résultant purement des interactions de l'offre et de la demande, et pouvant varier fortement d'un instant A l'autre). Une zone de relative silité locale est cependant constituée par le système monétaire européen de 1977, mais d'amples et imprésibles mouvements de capitaux n'en ont pas moins lieu de par le monde.
5. Absence de perspective claire de sortie de crise : aussi bien A la fin des années 80 qu'A la fin des années 30, certains pays ont su, de manière très diverse, tirer leur épingle du jeu, cependant que d'autres vent des difficultés persistantes. Mais aucun processus d'ensemble, concerté ou non, ne semble amorcer un redémarrage vérile de l'économie mondiale.
Cependant les différences sont encore plus frappantes que les traits communs, et on peut aussi en isoler cinq principales :
1. La croissance récente est certes entravée : mais elle n'en existe pas moins. Deux récessions se sont produites, en 1974-l975 et en 1979-l982. Elles ont été relativement brèves et légères, et le bilan d'ensemble est te tracé : en 1987, la production de la zone ocde (qui regroupe, outre l'Europe, l'Amérique du Nord et le Japon, quelques autres pays industrialisés) est de 40 % plus élevée qu'en 1973, ce qui s'oppose A la quasi-stagnation globale entre 1929 et 1939.
2. Nos difficultés récentes ont été fortement inflationnistes. La décennie 1929-l939 avait connu une nette déflation, le niveau des prix ayant baissé de 20 % en quatre ans pour de nombreux pays. Après l'inflation - rampante - de la période 1945-l970, le monde a connu deux olentes poussées d'inflation - ouverte - durant les deux récessions évoquées ci-dessus. Depuis 1982, nous sommes entrés en désinflation, c'est-A -dire dans un processus de ralentissement de l'inflation : il n'empASche que des baisses du niveau général des prix sont minimes et rarissimes.
3. Dans l'exacerbation de la concurrence qu'a induite le ralentissement des échanges commerciaux internationaux, le monde a su résister aux tentations protectionnistes pour l'essentiel. Un intense effort de contrôle collectif a été réalisé, et l'ouverture, prévue pour 1993, du - Grand marché européen -, est l'exacte antithèse de l'autarcie des années 30.
4. Tout oppose la relative stagnation technologique de Fentre-deux-guerres aux bouillonnements de la - révolution informatique - et aux turbulences des innovations actuelles, qui facilitent la percée parfois foudroyante d'industries nouvelles (télématique, biotechnologies) ou de - nouveaux pays industrialisés - appartenant au Tiers Monde (Corée du Sud, Taiwan, Philippines, Brésil).
5. Enfin, on note la présence d'institutions internationales et d'Etats puissants, très rapidement informés des évolutions économiques et sociales, et capables d'exercer des actions de grande ampleur. Ils ont souvent obtenu un certain contrôle sur la conjoncture A défaut de faire redémarrer la croissance. Les Etats, redistribuant parfois jusqu'A la moitié du revenu national, ont développé d'énormes dispositifs de protection sociale, indemnisant notamment une grande partie des chômeurs, de manière plus ou moins chiche et temporaire, mais effective. Les institutions internationales, par exemple la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, dont l'action reste controversée, ont assuré une certaine discipline et développé la concertation.
On le voit : les différences sont profondes et plus significatives que les ressemblances. L'ensemble suggère plutôt un rapprochement avec une autre période de marasme durable, au reste mal connue et peu étudiée, la période 1873-l896. On peut en conclure que le monde est engagé dans une série de mutations d'importance able A celles de l'entre-deux-guerres, mais selon des modalités tout A fait spécifiques. Rétrospectivement, du reste, la croissance rapide de 1945 A 1973 apparait comme un événement unique dans l'histoire du capitalisme et mASme de l'humanité.
L'angoisse a rebondi en octobre 1987.
Un krach boursier spectaculaire, instantanément proé sur tous les marchés de capitaux de la ète, s'est développé selon un calendrier rigoureusement calqué sur celui de 1929! Le 19 octobre 1987, un premier - lundi noir - se produit : les cours boursiers baissent de 22,6% A New York, 10% A Londres, 9,3 % A Paris, il est sui d'un deuxième - lundi noir - le 26 octobre, avec un record : une baisse de 33 % A la Bourse de Hong-kong (après quatre jours de fermeture), de 8 % supplémentaires A Wall Street Le processus allait durer jusqu'en novembre-décembre, et le palier observé au début de 1988 évoque A s'y méprendre celui de 1930, sauf pour la Bourse de Tokyo qui a très rapidement regagné le terrain perdu. Ce qui renforce l'impression de débacle et d'impuissance ressentie par tous, est l'extrASme degré de sophistication et d'interconnexion atteint par les marchés monétaires et financiers mondiaux. Le krach de 1987 est indissociable des fluctuations A la baisse du dollar, de l'informatisation des transactions et de la proation immédiate des rumeurs les plus folles. Rien ne manque au leau, ni les dépressions nerveuses d'opérateurs submergés d'ordres de vente qu'ils ne peuvent effectuer, ni mASme quelques suicides de spéculateurs ruinés.
Faut-il alors lier 1987 et 1929, et faire de la période 1973-l987 un simple prélude au retour de la - Grande Dépression -? Poser la question dans ces termes est absurde. Trois constats permettent d'affiner l'argumentation précédente, et montrent que si l'on aurait tort de se rassurer A bon compte, les incertitudes économiques A l'aube du IIIe millénaire sont pour l'essentiel irréductibles A celles des années 30.
' Tout d'abord, aucun ralentissement de l'économie mondiale n'est perceptible six mois après le krach. La présence d'Etats massivement imbriqués dans l'actité économique y est sans doute pour beaucoup. Aussi bien en 1975 qu'en 1980, les récessions amorcées ont été - contrées -, soit par des dépenses contracycliques, soit par le simple maintien des budgets prévus : il en va de mASme en 1987, l'inertie publique a sans doute des inconvénients, mais elle joue A court terme un rôle silisateur
édent.
' Ensuite, l'emballement financier dont le krach constitue la sanction directe combine des aspects très traditionnels A des tensions tout A fait inédites. En effet, un vérile envol des cours boursiers s'était produit entre 1982 et 1987, et avait accomné une intense actité spéculatrice mondiale, tout A fait déconnectée des performances réelles des entreprises. L'euphorie, fort conventionnelle dans son expression comme dans ses résultats, était fondée sur un phénomène particulier dont nous cernons mal les origines comme les conséquences : le maintien durable A des niveaux historiquement très élevés des taux d'intérASt réels (c'est-A -dire inflation déduite) A long terme, qui déterminent en dernier ressort le coût du capital emprunté. Depuis 1981 ces taux varient entre 5 et 10 %, voire davantage, et ils dépassent très fortement, non seulement les niveaux usuellement constatés (qui oscillent autour de 3 %), mais encore et surtout la renilité moyenne du capital investi dans la production. D'où plusieurs évolutions contradictoires : cette - revanche des créanciers - lésés par les vagues d'inflation antérieures restaure la primauté des possédants, est accomnée par un engouement sans précédent en faveur des entreprises, et suscite une - financiarisation - malsaine de l'économie. Le bilan terminal reste A dresser pour les pays riches. Il est édent et accablant pour les pays pauvres souvent très endettés, au bord de la banque route et incapables d'honorer leurs engagements. La vraie poudrière est lA : si les pays riches semblent s'accommoder d'échanges extérieurs déséquilibrés (excédents colossaux de la rfa et du Japon, déficit abyssal des Etats-Unis), nous assistons A l'asphyxie financière pure et simple d'un bon tiers de l'humanité.
' Enfin, nous vons la redéfinition progressive des politiques économiques, aussi bien dans leurs ambitions que dans leurs calendriers et leurs moyens. Ceci exclut tout autant le triomphalisme affiché durant la période de croissance, que le fatalisme aujourd'hui dominant. L'éventail des politiques économiques pensables date en fait des années 1940, et il était simpliste : une série de gradations permettait de passer du laisser-faire (dont les partisans étaient peu nombreux) A diverses modalités d'interventionnisme étatique (qui semblaient apporter les solutions). Au début des années 1980 il a été parcouru A l'envers. Une vague libérale mondiale a déferlé : critique généralisée de la bureaucratie étatique, de ses inefficiences et de ses effets désincitatifs, dénonciation de la faillite de l'Etat-prodence, efforts pour limiter les impôts, processus de privatisation des entreprises publiques Elle semble cependant refluer depuis 1985, pour laisser un paysage complexe où des Etats quelque peu allégés, - modestes -, continuent A assumer des fonctions de plus en plus nombreuses, et où l'horizon obligé des interventions deent le moyen terme, de deux A cinq ans. Une image médicale résume cette évolution inachevée : face aux malaises durables de l'économie, chacun semblait rechercher comme un antibiotique universel; le succès prodigieux du keynésianisme et la rulence de ses remises en cause témoignent de cet espoir comme des déceptions qui l'ont accomné. Nous savons maintenant qu'il correspondait A une conuration donnée des rapports sociaux, et qu'il n'est pas exempt d'effets secondaires dangereux. Mais cela ne doit pas faire oublier que nous explorons actuellement un large spectre de - molécules - diverses, A l'action puissante, mASme s'il ne s'agit plus de panacées.
Grande capacité d'absorption des chocs, tensions anciennes et nouvelles, politiques peu A peu redéfinies : l'économie mondiale est devenue une réalité multipolaire beaucoup plus solidaire et complexe qu'en 1929, pour le meilleur comme pour le pire.
CONCLUSION
Violente et contrastée dans son déroulement et ses enjeux, la crise de 1929 a fait subir au monde occidental un recul able A celui des deux conflits mondiaux qui l'encadrent. A travers des événements convulsifs, c'est la
démocratie occidentale qui est apparue comme ctorieuse, la tragédie nazie constituant plutôt une exception. C'est pourquoi il faut souligner la portée culturelle et politique de l'effondrement : mASme si les solutions immédiates ont été recherchées dans un enfermement nationaliste et des mesures antiproductives, on ne peut concevoir la croissance d'après 1945 sans les progrès de la pression populaire et de la protection sociale. Les concertations internationales aboutissant au désarmement douanier en 1948 sont le fait d'Etats profondément impliqués dans la gestion conjoncturelle nationale, peu soucieux de laisser jouer sans contrôle de supposés automatismes libéraux mASme s'ils ont souhaité libérer les échanges extérieurs. Les incertitudes actuelles conduisent A réinterroger la - Grande Dépression - d'abord par peur. Une profonde marque psychologique est restée de cette période, mASme dans les pays qui ont été relativement épargnés. Au-delA de cette dimension affective, il serait vain d'ésectiuner la menace et de rassurer A bon compte, tout autant que de célébrer la - prospérité - de 1945 A 1974 comme un age d'or : le devenir dramatique du tiers monde durant cette période, la persistance de la pauvreté et de l'exclusion au sein de l'abondance, les destructions écologiques souvent irréversibles doivent AStre rappelés. Un domaine apparait alors comme le lieu de paradoxes persistants dans le monde occidental : le travail, droit ou devoir? En témoigne la question des 35 heures hebdomadaires : réalité imposée aux travailleurs américains de 1933 par une
stratégie patronale puis étatique du chômage partiel, les 35 heures peuvent-elles devenir de nos jours le moyen d'une évolution sociale vers une meilleure répartition de l'actité humaine? Malgré leur spécificité, les années 30 restent A l'horizon de notre modernité, où se rejoignent catastrophe et utopie.