Les soubresauts qui ont marqué l'actualité politique européenne au cours des derniers mois ont donné lieu A toute une série d'interrogations. L'échec de la
constitution marque-t-il la mort de l'idée d'une union politique entre les peuples d'Europe ? Va-t-on assister au déclin du
leadership exercé par la France et l'Allemagne depuis le début de la
construction européenne, et A l'émergence d'une hégémonie britannique, prASte A entrainer la nouvelle Europe vers d'autres rivages ' plus atlan-tistes et moins sociaux, si l'on s'en tient au langage simpliste de la camne référendaire ?
Bien que ces questions aient souvent été suivies d'affirmations péremptoires, elles ne nous aident pas A tracer les lignes d'évolution possibles de la construction européenne. En effet, elles procèdent souvent de schémas d'analyse inadaptés, dans la mesure où ils ne prennent pas suffisamment en compte la spécificité de cette construction. Pour avancer, nous devons A la fois comprendre en quoi ces interrogations sont erronées, et identifier les questions de fond qui sont incontournables pour déterminer l'orientation future de l'Europe.
1. La fausse mort de l'union politique
De toutes les idées reA§ues sur les conséquences du - non -, celle-ci est sans doute la plus tenace : en rejetant la constitution, les peuples franA§ais et néerlandais ont réduit A néant l'espoir de voir l'Europe déboucher dans un futur pas trop lointain sur une forme d'intégration politique.
Observons tout d'abord que cette lecture de la situation est généreuse avec le projet de constitution, érigé en étape décisive dans la
marche vers l'union politique, alors qu'il s'agissait plutôt d'un compromis conservateur. Mais sa principale faiblesse réside ailleurs, dans le flou qui entoure la notion d'- union politique -. Tout au long de l'histoire de l'Europe, on a abondamment eu recours A des concepts relativement vagues pour en définir les grandes étapes : Marché unique, Union européenne, espace de liberté, de sécurité et de justice Pareille imprécision rend évidemment assez illusoire l'adhésion populaire A ces projets.
Eriger l'union politique en étape distincte de l'intégration est doublement fallacieux.
La première erreur est de suggérer que ce qui a pu AStre réalisé jusqu'A présent est dépourvu d'objet politique. Or, rien n'est plus faux : toutes les grandes étapes de la construction européenne ont eu un volet politique, qui était d'intégrer les vieilles nations européennes, A commencer par les deux nations qui par le passé avaient eu des ambitions hégémoniques sur le continent, la France et l'Allemagne. Il suffit de relire le préambule du traité de la CECA pour s'en convaincre : il y est plus question de paix, de sécurité et de renoncer A des conflits fratricides que d'intégration économique". Par ailleurs, mettre en place un Marché commun implique nécessairement des choix politiques : il faut déterminer ce qu'on laisse au jeu de la
concurrence - libre et non faussée -, et dans quels domaines on estime que des intérASts supérieurs doivent AStre protégés. Le débat sur la - directive Bolkestein - était A l'évidence un débat politique, et il a eu lieu dans le cadre des traités existants.
Du reste, qu'entend-on par - union politique - ? La faA§on dont cette expression est utilisée laisse A penser que l'on envisage en fin de parcours un système politique dans lequel un affrontement entre la gauche et la droite, arbitré par le vote des citoyens, déterminerait les choix A faire au niveau européen, y compris en matière de solidarité. Si tel est le cas, autant dire tout de suite que ce modèle parait hors d'atteinte dans le futur prévisible. A€ l'heure actuelle, les différences d'intérASts, de priorités politiques et de culture entre les peuple européens sont trop grandes et trop profondes pour que l'union résiste dans un régime aussi nettement majoritaire. L'erreur est ici de penser l'Europe comme un système politique unitaire, plutôt que comme une union d'Etats.
On se rabat donc souvent sur une version édulco-rée de l'idée, dans laquelle on se contente d'évoquer un recours plus systématique A des formes de décision majoritaire, tant en politique interne qu'en politique étrangère. A€ ce niveau, cependant, le projet de constitution ne comportait pas de changement radical. Bien que l'on se soit plu A mettre en évidence les éléments de nouveauté qu'il comportait, son contenu était relativement conservateur. Certes, il prévoyait la possibilité de recours plus fréquents au vote A la majorité qualifiée, avec pour celle-ci une formule plus - majoritaire -, car plus favorable aux grands Etats. Mais tout ce qui a trait A la solidarité - perspectives financières,
politique fiscale et, pour l'essentiel, politique sociale - restait soumis A une décision unanime, tout comme la politique étrangère. En dépit des apparences, la place du citoyen n'était pas fondamentalement différente de ce qu'elle est aujourd'hui.
L'échec du projet empASchera l'introduction de ces changements dans le système politique de l'Union. On peut le déplorer, mais y voir un coup d'arrASt décisif A l'intégration politique, c'est prASter A la constitution des ambitions réformatrices qu'elle n'avait pas.
2. LA FIN DU LEADERSHIP FRANCO-ALLEMAND
Dans les jours qui ont suivi le référendum franA§ais, on a beaucoup entendu parler d'une
crise au sein du couple franco-allemand. Le rejet de la constitution par la France, quelques jours seulement après son adoption par l'Allemagne, ne marque-t-il pas une rupture entre ces deux pays ? L'échec d'un projet auquel les deux gouvernements avaient largement contribué n'annonce-t-il pas la fin du rôle moteur de l'axe Paris-Berlin ? L'empressement qu'ont mis Jacques Chirac et Gerhard Schrôder a afficher leur complicité, quelques jours seulement après la débacle du 29 mai, n'était pas de nature A apaiser ces craintes. La réunion tenait plus des retrouvailles entre deux boxeurs groggy (M. Schrôder venait lui-mASme d'essuyer une défaite cinglante aux élections régionales de Rhénanie du Nord-Westphalie) que d'un sommet destiné A évoquer les orientations futures de l'Europe.
Gardons-nous toutefois de surévaluer le poids des épisodes récents, en négligeant le contexte dans lequel ils s'inscrivent.
En réalité, depuis le lancement du projet d'union
économique et monétaire par le traité de Maastricht, voici près de quinze ans, le couple franco-allemand traverse une des phases les moins productives de son histoire. Qu'a-t-il mis A son actif au cours de cette période ? Essentiellement deux choses : le pacte de silité, destiné A préserver la monnaie unique contre les dérives inflationnistes des pays du sud de l'Europe (les pays du Club Med, comme on disait alors dédaigneusement au sein de la zone mark) et la mise sous l'étouffoir de ce mASme pacte, lorsque la discipline qu'il imposait est devenue trop lourde pour les budgets franA§ais et allemand ! En dehors de ces épisodes - peu susceptibles de consolider leur crédit auprès de leurs partenaires, on en conviendra -, on peine A trouver une initiative qui marquerait l'emprise franco-allemande sur le cours des choses. La grande avancée des dernières années concerne la coopération militaire, mais celle-ci repose avant tout sur un axe Paris-Londres, symbolisé par la déclaration de Saint-Malo. Certes, responsables franA§ais et allemands ne manquent pas une occasion de souligner l'importance de la coopération entre leurs deux pays. En 2003, ils onF célébré avec éclat le quarantième anniversaire du traité de l'Elysée en annonA§ant leur volonté de développer la coopération A tous les étages de la mécanique gouvernementale. Et le geste par lequel M. Schrôder a demandé a M. Chirac de parler au nom de l'Allemagne au Conseil européen a été abondamment commenté.
Mais ces initiatives symboliques ne parviennent pas A cacher la réalité : le poids politique du duo franco-allemand n'est plus le mASme que par le passé. Le problème n'est pas tant que les intérASts des deux gouvernements divergent. Au contraire, on a souvent vu par le passé que lorsqu'ils sont mus par des logiques différentes, ils deviennent incontournables pour peu qu'ils parviennent A s'entendre. Tony Blair en a fait l'amère expérience lors des dernières discussions sur la réforme de la
politique agricole commune : l'accord inattendu entre la France, championne du statu quo, et l'Allemagne, premier contributeur au budget communautaire, l'a privé de toute marge de manœue significative.
Les difficultés sont ailleurs. Intellectuelles avec l'incapacité de s'entendre sur des projets qui recueillent l'adhésion de leurs partenaires. Politiques aussi, car les principaux dirigeants des deux pays ont tendance A considérer l'Europe comme un terrain d'importance secondaire et ne répugnent pas A donner dans la critique de la bureaucratie bruxelloise. De plus, dans l'Europe des Six, le bloc franco-allemand faisait ure d'éléphant ; c'est moins ai dans l'Europe A vingt-cinq. A€ la suite de l'élargissement, leur poids au sein du Conseil des ministres s'est réduit. Leur influence aussi : on l'a vu en féier 2003, A propos de la crise irakienne. Paris et Berlin croyaient avoir fait l'essentiel en s'enten-dant pour s'opposer A l'offensive américaine. Ils ont découvert qu'une majorité de leurs partenaires étaient alignés derrière Washington, alors qu'eux-mASmes ne pouvaient compter que sur le soutien de deux - producteurs de chocolat -, comme devait les décrire un porte-parole du Pentagone, la Belgique et le Luxembourg. Au heu de s'interroger sur les raisons de cet échec, la France et l'Allemagne ont multiplié les initiatives bi- ou trilatérales (avec l'Esnol Zapatero) sur la scène internationale, courtisant M. Poutine d'une faA§on qui n'a pas dû leur valoir beaucoup de sympathies dans les nouveaux Etats-membres. C'était perdre de vue que la coopération franco-allemande ne peut se suffire A elle-mASme, et qu'elle ne pèse en Europe que lorsqu'elle parvient A entrainer d'autres pays dans son sillage. Parler d'un affaiblissement du leadership franco-allemand est donc correct, puisque ces deux pays sont moins A mASme que par le passé d'amener les autres A faire ce qu'ils n'auraient pas fait spontanément. Mais de tout cela, le rejet de la constitution n'est pas la cause.
3. L'éPOUVANTAIL BRITANNIQUE
Si le moteur franco-allemand est en panne, quelqu'un d'autre en profitera. Et qui cela pourrait-il AStre, sinon la rivale historique, la Grande-Bretagne, porteuse depuis les origines d'un projet européen beaucoup moins intégré ? Nombreux ont été ceux qui ont annoncé un changement de cap au lendemain du référendum : le gouvernement de Tony Blair, qui allait prendre pour six mois la présidence de l'Union, allait profiter de cet échec historique pour jeter les bases d'une réorientation radicale de la machine européenne vers le - modèle anglosaxon - dont il est l'avocat. Une Europe minimale, axée sur le libre-échange et la coopération intergouvernementale, plus soucieuse de compétitivité des entreprises que de solidarité et plus proche de Washington urerait ainsi au programme, avec d'autant plus de chances de succès que depuis l'élargissement, les vues traditionnelles de la Grande-Bretagne sont beaucoup moins minoritaires que par le passé.
Plusieurs éléments rendent l'hypothèse peu convaincante.
Observons d'abord que ce scénario repose sur une vue caricaturale des priorités britanniques. La Grande-Bretagne est sans doute plus libérale que la moyenne des pays du continent, mais elle n'est pas pour autant indifférente A la justice sociale, et ses résultats en matière de lutte contre le
chômage ou contre la paueté forcent l'admiration de ses partenaires. Elle a investi massivement dans la rénovation des
services publics au cours de la dernière législature. En politique internationale, elle tient le mASme discours favorable au multilatéralisme que le reste de l'Europe, et s'est beaucoup dépensée pour des sujets comme l'aide A l'Afrique et la protection internationale de l'environnement, qui ne urent pas parmi les objectifs premiers de l'actuelle administration américaine.
Par ailleurs, on voit mal quelle forme elle pourrait souhaiter donner A l'Europe minimale en question ; celle d'aujourd'hui, nécessairement modeste dans ses ambitions, deait tout A fait lui convenir ! En réalité, l'ambition de Londres n'est pas d'amener ses partenaires A s'aligner sur ses choix, mais plutôt d'éviter que l'inverse ne soit ai. On a mASme souvent eu l'impression que l'idéal pour un gouvernement britannique était de voir le reste de l'Europe définir des standards différents des siens pour que la Grande-Bretagne tire le meilleur parti possible de ses avantages atifs : le gouvernement de John Major a ainsi donné son feu vert au protocole social du traité de Maastricht, A condition que celui-ci ne s'applique qu'au reste de l'Europe.
Traditionnellement, la préférence britannique va A une
stratégie de - containment - de l'influence européenne. MASme Tony Blair, qui a adopté un discours beaucoup plus ouvert que ses prédécesseurs en matière de politique européenne, limite en fait ses ambitions A cet objectif. Ce qui fait sa force A l'heure actuelle est précisément qu'il s'accommode très bien du statu quo. Mais c'est bien cela qui rend un leadership britannique peu aisemblable : pour guider les autres, il faut AStre porteur de nouvelles ambitions. Or, en dehors peut-AStre de la politique de l'immigration, quelles sont les grandes ambitions britanniques ? Dans l'éloquent discours par lequel il a présenté le programme de la présidence britannique au Parlement européen, M. Blair a bien prononcé un vibrant plaidoyer en faveur d'une Europe plus proche des préoccupations des citoyens, soulignant que seule la voie des réformes économiques, accomnées d'une réorientation des politiques sociales, permettrait de créer les emplois auxquels ils aspirent. Mais que ceux qu'inquiètent ce langage se rassurent, il n'a que peu de chances d'AStre suivi d'effet, pour la bonne et simple raison que les domaines en question sont pour l'essentiel de
compétence nationale, en raison de l'opposition de nombreux Etats, dont la Grande-Bretagne, aux transferts de souveraineté dans ces secteurs essentiels pour la survie politique des gouvernements.
Enfin, le leadership a souvent un prix. La France et l'Allemagne l'ont payé par le passé : la première en renonA§ant aux erreurs tragiques de Versailles et en acceptant au lendemain de la guerre que l'Europe se construise sur un pied d'égalité avec l'Allemagne ; cette dernière en renonA§ant eu Deutsche Mark, dont elle aurait pu se servir pour asseoir son hégémonie sur le continent, et en contribuant largement au budget européen. Le comportement de la Grande-Bretagne au cours des récentes négociations budgétaires ne donne pas l'impression qu'elle soit disposée A en faire de mASme. Les alliés naturels qu'on lui prASte souvent en Europe centrale pourraient s'en souvenir.
En définitive, l'attention portée A la question du leadership révèle surtout une tendance A penser la réalité européenne en fonction de schémas anciens. La raison d'AStre de la construction européenne n'est pas de servir de relais aux visées hégémoniques de qui que ce soit ' qu'il s'agisse du couple franco-allemand ou de son rival britannique. Historiquement, nous l'avons vu, c'est précisément l'inverse qui est ai : la lourde machine européenne a été conA§ue pour échapper A l'emprise d'un Etat ou d'un groupe d'Etats, ce qui y rend souvent les décisions ardues. C'est en tenant compte de cette donnée de base qu'il faut réfléchir au futur.
4. Un retour A ueurosclérose ?
L'hypothèse la plus aisemblable pour les années A venir n'est donc pas celle du leadership de tel ou tel pays, mais celle d'une Europe multipolaire, dans laquelle plusieurs groupes de pays chercheront A promouvoir des initiatives différentes. Pas de
leader sle, de feuille de route commune, ou de nouveaux moyens d'action.
Le climat général de la dernière décennie est défavorable aux grands projets. Les transferts de pouvoir vers le niveau européen font l'objet d'une hostilité de principe. La Commission est vue avec méfiance. Les dirigeants des anciens et des nouveaux états-membres sont A la recherche de leurs marques dans l'Union élargie. L'incertitude règne parfois quant au code de conduite A adopter : on se rappellera les remarques de M. Chirac sur les principes de bienséance que deaient respecter les nouveaux venus. Le respect pour les règles communes s'est érodé, comme en témoigne le destin du pacte de silité. Après avoir dit pis que pendre du traité de Nice, il faudra maintenant vie sous son emprise pendant une durée indéterminée. Les majorités requises pour la prise de décision ne seront pas facilement atteintes. L'opinion publique, inquiète face A la situation économique, n'acceptera pas aisément des décisions difficiles.
Tout cela semble annoncer un retour A une situation semblable A celle que l'Europe a connue tout au long de la période 1973-l985. On parlait alors d'- eurosclérose - : alourdie par le premier élargissement, ébranlée par deux chocs pétroliers (déjA !), la Communauté européenne a eu besoin d'une décennie de tatonnements avant d'adopter un nouveau modus vivendi (permettant notamment un recours plus aisé au vote A partir du début des années 1980) et de définir de nouvelles ambitions. Cela ne signifie pas qu'elle soit restée passive. Les études consacrées A cette période montrent au contraire que le volume général d'activité est resté élevé1, tandis que des initiatives importantes ont été prises, comme la mise au point du système monétaire européen, la gestion de la crise sidérurgique, le lancement des premiers programmes d'activité en matière de protection de l'environnement ou des consommateurs, la création de la politique régionale, ou la première élection directe du Parlement européen. Simplement, dans un système dont la finalité première était de conduire l'Europe vers - une union sans cesse plus étroite - entre ses peuples, cette relative stagnation était perA§ue par beaucoup comme un échec.
Les similitudes avec la situation actuelle ne manquent pas. Faut-il s'en émouvoir ? Tout dépend de l'idée que l'on se fait des besoins de l'Europe contemporaine.
5. L'illusoire statu quo
Une des lectures les plus stimulantes de la situation actuelle a été offerte par le politologue américain Andrew Moravcsik. Non, affirme-t-il, l'Europe n'est pas en crise. En rejetant le projet de constitution, les électeurs franA§ais et hollandais ont fait preuve de sagesse. Ce qui les a indisposés était moins le contenu institutionnel du projet ' modeste et dont on n'a guère parlé ' que le symbolisme constitutionnel. En tordant le cou aux espoirs d'une Europe fédérale, ils ont montré la silité et la légitimité du modèle actuel ' un modèle dans lequel les problèmes qui comptent le plus pour les citoyens restent gérés au niveau national, et où l'on ne transfère au niveau européen que des questions plus techniques, ou plus consensuelles. Dans ces conditions, soutient Moravcsik, l'Europe ferait bien d'abandonner solennellement ses ambitions constitutionnelles et d'adopter un discours qui valorise mieux l'ordre actuel, tout en s'efforA§ant de répondre aux attentes concrètes de l'opinion2.
Cette brillante défense du statu quo est toutefois contredite par les
données que nous avons vu émerger des votes du printemps 2005. Dans tous les pays où le projet de constitution a été mis aux voix, on a vu se manifester de nombreuses craintes, ainsi qu'une nette volonté des électeurs de peser sur les choix européens. Ne parlons pas de démocratie, ce qui pourrait donner A penser que nous projetons sur la réalité des jugements de valeur. Le problème est simplement que beaucoup de citoyens se méfient de l'Europe, et qu'ils n'entendent plus la laisser se développer de faA§on incontrôlée. Or, dans le système institutionnel actuel, la voix des citoyens ne peut pas se faire entendre de manière régulière ; c'est ce qui a poussé nombre d'entre eux A profiter de l'occasion qui leur était offerte de manifester leur mécontentement. Cette crise de légitimité sociale ne peut pas rester sans réponse.
Par ailleurs, la répartition des taches entre l'Union et ses états-membres ne parait pas avoir atteint un équilibre sle, ceci pour deux raisons structurelles. Nombre d'économistes doutent en effet que le système actuel, caractérisé par une
politique monétaire centralisée, assortie d'un principe de libre circulation des capitaux, puisse s'accommoder d'une
politique économique aussi faiblement coordonnée que l'est A l'heure actuelle celle des pays de la zone euro. C'est en partie ce qui explique leur plaidoyer en faveur d'une forme d'union politique ' relativement indéterminée, on l'a vu ' en complément de l'union monétaire. De surcroit, la division du
travail entre l'Europe et ses Etats-membres n'a rien d'un système A timents étanches. Ce qui se décide au niveau européen affecte bien souvent la liberté de manœue des gouvernements nationaux. La nécessité d'équilibrer les budgets limite la générosité dont ils peuvent faire preuve, que ce soit dans le domaine social ou en matière de
politique industrielle, tout comme la limitation des contrôles aux frontières peut affecter leurs politiques de maintien de l'ordre. En d'autres termes, ce qui se fait au niveau européen pèse sur la capacité des gouvernements nationaux de répondre aux attentes de leurs citoyens. Ceux-ci le savent d'autant mieux que les responsables nationaux n'hésitent jamais A attribuer A l'Europe la responsabilité de décisions impopulaires. C'est pourquoi ils revendiquent aujourd'hui un contrôle accru sur les choix politiques européens.
Enfin, les récentes consultations électorales ont mis au jour une mutation importante de l'environnement politique dans lequel sont arrAStés les grands choix de politique européenne. Dans la plupart des pays membres, en effet, l'intégration a été soutenue par un large consensus, qui réunissait les forces politiques de centre-gauche et de centre-droit. Ce consensus a permis aux transferts de pouvoir de se faire sans affrontement majeur, la politique européenne étant soustraite au champ de l'affrontement entre la gauche et la droite. Mais les bases de ce système paraissent aujourd'hui singulièrement menacées. D'une part, comme toutes les grandes coalitions, le consensus proeuropéen a ouvert des brèches sur ses flancs. A€ droite comme A gauche, des forces politiques protestataires, que ne rebutent pas les discours populiste, occupent un espace qui va grandissant. Les plaidoyers contre l'Europe leur sont d'autant plus aisés que les citoyens n'ont pas de prise sur la décision politique européenne. D'autre part, la grande leA§on des référendums est la cristallisation d'une vérile fracture sociale, marquée par le basculement dans l'antieuropéisme d'une partie de l'électorat de gauche, auquel l'Europe apparait désormais comme la source de menaces pour son mode de vie. Si les préoccupations de cet électorat ne sont pas entendues, le parti de l'Europe, déjA mis A mal par le caractère binaire du référendum, risque fort de ne pas résister longtemps.
Aussi le statu quo apparait-il bien aléatoire. Soit l'Europe aura a cœur de répondre au message des urnes ; elle dea alors inventer une faA§on de donner la parole aux citoyens et définir les éléments d'une politique qui réponde A leurs attentes, ce qui la conduira aisemblablement A mordre sur les compétences nationales. Soit au contraire elle y renoncera, et il y a fort A parier que des pans importants de l'action européenne ' monnaie commune comprise ' seront remis en cause.