Le droit positif et les autres règles de la e sociale.
Il faut d'abord éclaircir la notion du droit positif. Tout le monde est d'accord pour considérer le droit positif comme le droit en gueur dans une collectité déterminée, donc comme un ensemble de règles s'imposant aux membres d'une communauté et susceptibles d'AStre appuyées par la contrainte. Mais lorsqu'on veut préciser cette première approximation, on se heurte A des divergences.
Avant de pénétrer au centre mASme de la discussion, nous devons vouer notre attention aux limites que l'on s'est efforcé de tracer entre le droit et les autres règles de la e sociale, c'est-A -dire la morale et les usages sociaux (mœurs, bienséance)l. A cet effet, commenA§ons par passer rapidement en revue les principaux critères proposés pour distinguer le droit de la morale.
Droit et morale selon Kant. Selon le critère kantien la morale s'ordonne autour du mobile de l'action, tandis que le droit, se désintéressant des raisons qui font agir, impose simplement une certaine attitude extérieure (NA° 237). Les adeptes de ce point de vue se font rares; il méconnait en effet l'importance croissante que le droit attache au mobile et qu'illustrent en particulier le rôle de l'intention de nuire en droit pénal, celui du dol ou de la bonne foi en droit privé.
Incidence externe du droit. On réserve généralement un accueil plus favorable A une observation qui procède d'une idée analogue, mais qui n'a rien de préconA§u : au rebours de la morale, le droit ne saurait régir que des actes ou des abstentions susceptibles d'AStre constatés par autrui et revAStant par conséquent un caractère d'extériorité. Sans doute, l'intention est souvent prise en considération, mais en connexion seulement avec des manifestations externes capables d'influencer les rapports sociaux. Le droit est impuissant A régler nos pensées. S'il a autrefois frappé des croyances contraires A l'orthodoxie officielle (délit d'hérésie), il ne pouvait cependant les atteindre que dans la mesure où elles s'affirmaient au dehors et causaient ainsi un scandale. La morale, au contraire, est apte A dominer nos pensées : elle condamne la simple convoitise.
Buts respectifs du droit et de la morale. On reste sur un terrain fort proche, mais on s'inspire d'un point de vue finaliste lorsqu'on considère le but du droit, qui est de régler la e sociale, et celui de la morale, qui est d'orienter notre e indiduelle vers un idéal de perfection. Comme le dit Réglade, le droit poursuit une valeur sociale, la morale une valeur - simplement humaine - .
Hétéronomle du droit. De lA il n'y a qu'un pas A faire pour reprendre la distinction classique de l'hétéronomie et de l'autonomie. La règle de droit est imposée au sujet par une autorité extérieure A lui; le droit est hétéronome. L? règle morale, au contraire, est conditionnée par l'adhésion de l'indidu A tel idéal, A telle religion; elle est autonome. On exprime la mASme idée lorsqu'on fait dépendre le droit d'un - for - (autorité compétente) externe, tandis que la morale n'est assujettie qu'au for interne. C'est lA un critère d'ordre formel.
Il est vrai que, sous un certain angle, la morale peut apparaitre comme réglée du dehors : ainsi les idées régnantes dans une société forment le fond de sa morale et s'imposent A l'indidu ; celui-ci peut aussi modeler sa morale sur sa religion ou sur une
philosophie formulée par un tiers. Toutefois l'adhésion A une ambiance morale, A une religion ou A une philosophie dépend en dernier ressort d'une décision personnelle; l'impératif qui en découle est conditionné par cette adhésion, tandis que l'injonction émise par le droit s'impose d'une manière absolue A la volonté des sujets de droit (N 116).
Caractère impersonnel du droit. Le sociologue et psychologue Jean Piaget soutient avec une habile subtilité que le droit se compose de règles abstraites où les personnalités sont - substituables - les unes aux autres, tandis que la morale ne régit que des rapports personnels nés du respect qui, génétiquement, précède la loi morale '. Cette conception, sans doute, supprime le caractère d'universalité que Kant attribuait A la morale, mais le professeur Piaget estime qu'on peut sans inconvénient renoncer A ce - légalisme -.
N'est-ce pas diminuer la morale que de la ramener ainsi A des cas particuliers ? Et d'autre part, les règles juridiques qui remettent certaines solutions A l'équité du juge s'éva-dent-elles du droit pour rejoindre la morale ?
Sanction et règle de droit. La controverse fameuse sur la sanction ensagée comme un critère du droit a fait couler beaucoup d'encre. Nombreux sont les auteurs, en effet, qui se sont refusés A considérer comme règle de droit un précepte dont la olation ne s'accomne d'aucune sanction, ce précepte fût-il énoncé par une
constitution ou une loi. Ce point de vue est cependant en régression et l'on admet généralement aujourd'hui qu'il peut y avoir des règles de droit sans sanction, tout d'abord celles du
droit international public, puis celles que la constitution ou la loi ont émises pour déterminer certaines obligations des autorités supérieures d'un pays : ainsi une loi fédérale du 27 janer 1892 réglant la procédure en matière d'initiative constitutionnelle fédérale dispose, en son article 8, que, lorsque la demande de résion partielle de la Constitution est présentée sous la forme d'un projet rédigé de toutes pièces, - les Chambres devront décider au plus tard dans le délai d'une année si elles adhèrent au projet -. Or ce délai a été souvent et largement dépassé et nulle sanction n'est applicable aux parlementaires 1 Dans le
droit administratif et la procédure, on trouve également des règles non sanctionnées dont le caractère juridique est cependant incontesle.
L'opinion dominante admet donc que l'ordre juridique, ensagé dans son ensemble, repose sur la contrainte et que les règles juridiques sont généralement renforcées par des sanctions; mais elle ne fait pas de cet élément une condition sine qua non du caractère juridique; il lui suffit qu'en vertu de ses autres caractères, la règle dont il s'agit - tende - vers la sanction ou soit susceptible d'en AStre revAStue par la puissance publique qui la consacre.
L'autorité sociale et l'impératif juridique. Nous voilA conduits A un autre critère qu'ont signalé beaucoup d'auteurs et auquel nous accordons une importance particulière : la nature du pouvoir social qui rend obligatoire la règle de droit. Nous ne disons pas » l'Etat -, bien que, dans notre cilisation moderne, ce soit l'Etat qui
marque de son sceau le droit positif; nous disons - le pouvoir social - ' ce qui implique une différenciation entre gouvernants et gouvernés ' pour y englober l'autorité familiale des temps primitifs (NA° 7). Nous n'entendons pas non plus limiter le droit aux règles édictées par le pouvoir social, car nous exclurions ainsi la coutume : nous pensons seulement A une re
connaissance tacite, A une consécration du droit par le pouvoir social; une règle coutumière appartient au droit positif dès qu'elle est susceptible d'AStre appliquée par un tribunal ou toute autre autorité publique. La règle de droit est donc caractérisée par la nature de l'autorité qui fait sienne l'injonction juridique, qui émet ou confirme le commandement.
Les devoirs moraux imposés par le droit. Ici se
pose la question que nous avons signalée au NA° 5 : lorsque le droit assigne des deVoirs généraux dont la formule est A la fois très large et très imprécise, faùt-il en conclure que, dans les plus humbles détails de la e quotidienne, l'obligation d'AStre fidèle A ce devoir présente toujours un caractère juridique ? Les époux - se doivent l'un A l'autre fidélité et assistance- (CCS. art. 159 al. 3; C.C.Fr. art. 212). Dès lors, est-ce le droit qui enjoint au mari d'aider sa femme lorsqu'elle porte un fardeau ou A la femme de préparer une boisson chaude A son mari enrhumé ? Ces menus serces mutuels sont-ils imposés par le pouvoir social ou est-ce la morale seule qui les prescrit ? A vrai dire, on ne saurait tracer aucune limite précise entre les devoirs essentiels ' normes voulues par l'organisme social ' et leurs ramifications purement morales; il faut s'en tirer en déclarant que partout où un devoir moral revASt une importance suffisante pour que sa olation soit susceptible, en cas de conflit, de motiver une décision judiciaire, on est en présence d'un devoir juridique. Sinon, de minimis non curat praetor.
Nous aurons d'ailleurs l'occasion de nous expliquer encore sur la pénétration de la morale dans le droit.
265. Corrélation de l'obligation et du droit subjectif. On
a souvent considéré comme un autre facteur de distinction entre le droit et la morale le caractère impératif - attributif du droit, c'est-A -dire la corrélation selon laquelle A tout devoir prescrit par une règle juridique correspond nécessairement un droit pour le bénéficiaire : ainsi mon devoir de tenir ma droite en automobile ne fait qu'un avec le droit compétant aux autres conducteurs, qui circulent sur la mASme route, d'exiger de moi cette attitude. La morale au contraire impose des devoirs et ne confère jamais de droits.
Ce point de vue est contesle : nous avons vu au NA° 130 que certains devoirs imposés par le droit ne comportaient pas de sujet actif, si ce n'est par l'effort d'un raisonnement assez factice; d'autre part, on ne saurait prétendre que la morale n'accorde jamais de droits; on entend souvent parler d'un -droit moral-; l'ingratitude n'est-elle pas une lésion du droit A la reconnaissance ? Dans une discussion ou une polémique, les intéressés ou ceux qu'on critique n'ont-ils pas - le droit - d'AStre entendus ?
Les domaines respectifs du droit et de la morale.
Il reste A confronter le champ du droit et celui de la morale pour voir s'il y a coïncidence partielle ou totale.
Les auteurs sont généralement d'accord pour admettre que le droit et la morale coïncident dans une mesure considérable : en droit privé, un grand nombre de règles sont déjA dictées par la simple honnASteté; en droit pénal, la plupart des délits sont en mASme temps des actes immoraux ; en
droit public, les devoirs juridiques des autorités et des indidus sont souvent assimilables A des devoirs moraux envers le pays. En revanche, il y a de nombreux devoirs moraux qui restent étrangers au droit : les devoirs envers soi-mASme, la plupart des actes de charité, l'interdiction de tout mensonge (le droit ne prend en considération que certains mensonges qualifiés). De cette double constatation certains auteurs ont conclu que le droit représentait - un minimum de morale -.
Certaines régions du droit sont-elles étrangères A la morale? Y a-t-il des règles juridiques moralement indifférentes? ' Si l'on prétend que c'est un devoir moral de respecter le droit, il semble que l'on fasse rentrer tout le droit dans la morale; mais en réalité cette conception s'en remet aux décisions du droit pour toutes les règles que la morale n'imposerait pas par elle-mASme; le fondement de celles-ci reste juridique et non moral; elles ne sont réputées conformes A la morale que par répercussion. Or il faut bien reconnaitre que les règles de forme (forme notariée, par exemple) ou de nombreuses prescriptions administratives sont motivées par des raisons pratiques, mais n'ont rien de commun avec la morale. Il y a donc une partie du droit qui ne coïncide pas avec la morale .
Le droit positif peut-il AStre contraire A la morale ? ' Edemment, des ordres légaux peuvent AStre immoraux; mais cette possibilité a quelque chose de choquant. Cette question soulève des problèmes complexes qu'il est encore trop tôt d'aborder.
Droit et usages sociaux. Entre le droit positif et les usages sociaux, on ne saurait appliquer rigoureusement les mASmes critères de distinction qu'entre le droit et la morale. Si nous parcourons ceux que nous venons de signaler, nous devons faire les observations suivantes.
a) La question du mobile est étrangère aux usages sociaux plus encore qu'au droit.
b) Au rebours de la morale, mais A l'image du droit, la bienséance ne régit que des attitudes extérieures.
c) Le but que l'on doit reconnaitre aux règles du savoir-vre nous semble osciller entre celui du droit et celui de la morale : d'une part, ces règles tendent A élir certaines formes - standardisées - qui voilent les antagonismes, refrènent les manifestations de I'cgoïsmc ou de l'orgueil et aissent les rapports de la e sociale (protocole des préséances, formules de courtoisie, etc.); elles se rapprochent ainsi du droit. D'autre part, elles tendent vers un certain type idéal d'élégance, non seulement dans la e extérieure, mais aussi dans celle de l'esprit, vers la mentalité épurée de ce qu'on appelait au XVIIe siècle -l'honnASte homme-; elles se rapprochent ainsi de la morale.
d) L'hétéronomie des usages sociaux est certaine; on les subit. Toutefois ils ne s'imposent pas A la volonté avec une pression aussi énergique que le droit parce qu'après tout, l'homme au paradoxe, - l'original -, peut fort bien s'y dérober et mASme, comme Alceste, se retirer - au fond des bois -.
e) Le caractère abstrait et impersonnel que l'on reconnait aux règles de droit se retrouve dans celles du savoir-vre.
f) La sanction que comportent les conventions sociales est d'un autre ordre que celle du droit. Sans doute, elle est extérieure A l'homme, mais elle ne consiste que dans l'opinion des cercles intéressés, au pire dans l'exclusion d'un milieu déterminé.
g) L'autorité sur laquelle reposent les règles de bienséance n'est que celle d'une société polie, tandis que le soutien des règles de droit est une société policée, c'est-A -dire le pouvoir suprASme d'une communauté organisée politiquement.
h) Enfin les usages sociaux ne sont pas nécessairement impératifs-attributifs. S'il est vrai que les eillards peuvent, en vertu de nos usages, prétendre A des égards particuliers, en revanche rien ne me permet d'exiger, dans un tramway, que mon voisin ne se mouche pas dans ses doigts.
Les diverses conceptions du droit positif. Nous venons de signaler A grands traits les différentes bornes que l'on s'est efforcé de placer pour marquer la frontière entre le droit positif et d'autres groupes de règles de conduite. Mais nous n'avons esquissé que le contour extérieur et il nous reste A rechercher des précisions qui vont nous révéler sur la conception du droit positif de sérieuses oppositions.
Nous avons mentionné l'hétéronomie du droit et nous avons mis en lumière l'estampille qu'il reA§oit du pouvoir social. Mais qu'est-ce qui confère vraiment A une règle sa positité ? Est-ce ce qu'on est convenu d'appeler la volonté de l'Etat ou est-ce sa reconnaissance pratique par la société ? D y a en effet des règles édictées par l'Etat qui restent inappliquées et tombent en désuétude; il en est d'autres qui se créent spontanément en marge de la loi, parfois aussi contre elle, mASme dans les domaines où la coutume n'est pas reconnue comme une source de droit (v. A§ 14). Dès lors de quel côté se trouve le droit positif ? Réside-t-il essentiellement dans des textes inertes ou dans la réalité vante ? Procède-t-il de l'Etat ou de la société ? ' La question est d'importance et dise les juristes : les uns, attirés par le double principe de logique et d'autorité sur lequel se fonde le droit, penchent pour l'Etat; on lés appelle parfois des - normatistes - parce que leur attention se porte principalement sur les normes, c'est-A -dire sur les règles en tant qu'expression d'une volonté ; ils se représentent le droit d'une communauté juridique dans un état d'immobilisation A un moment donné; c'est un point de vue statique. ' Les autres, s'intéressant plutôt A la création spontanée du droit, en voient le foyer dans la société vante; ils l'ensagent en sociologues et mettent en relief ses constantes transformations que l'Etat, le plus souvent, ne fait qu'enregistrer; c'est un point de vue dynamique.
Le positisme. Le positisme est la doctrine qui n'admet comme droit que le droit positif. Il le constate, il en prend connaissance comme d'un phénomène extérieur au sujet; il se refuse A le subordonner A des principes préélis; il repousse donc toute idée de
droit naturel ou inné, toute notion métaphysique, toute mystique.
Le positisme est sujet A des tendances diverses suivant qu'il cède A l'un ou A l'autre des courants que nous venons de signaler : il se différencie suivant qu'il grate autour de l'Etat ou autour de la sociologie. Sous le premier de ces aspects, c'est le positisme étatistc, légaliste, normatiste (NA° 247)'; sous le second, c'est le positisme sociologique ou sociologiste qui suit le sillon tracé par Aug. Comte (NA° 249).