Fonction - dogmatique - et fonction mécanique
R. Demogue observait que les
fictions juridiques ont, pour le moins, une - utilité pédagogique (au sens le plus large du mot) et mASme technique -. Il s'agissait pour lui de - formules techniques ne correspondant directement A aucune réalité qui, en fait, permettent de trouver de bons résultats - soit en étayant provisoirement ces résultats, soit en constituant l'instrument pratique pour résoudre des difficultés données1. Les fictions sont alors l'instrument de la cohérence du droit qui permettent, sans rupture de son unité logique, de parvenir A des résultats que l'application pure et simple du droit A la réalité ne permettrait pas d'obtenir. Les fictions peuvent ainsi air pour but de justifier des solutions nées en marge du système éli : c'est cette fonction explicative que Ihering2 qualifiait de - dogmatique -. Mais les fictions jouent également un rôle de courroies de transmission du système
juridique lui-mASme dont elles relient des organes qui, sans elles, tourneraient A vide et seraient inutiles. Cette fonction mécanique des fictions est la condition de la mise en ouvre concrète de certains principes et de certaines règles, ire de tout le système juridique.
La fonction - dogmatique - des fictions
La fonction - dogmatique - des fictions s'oppose A leur fonction - historique - ou - pratique - qui consiste A étendre la règle de droit en en dénaturant les conditions. Elle permet d'expliquer des solutions juridiques par des idées logiques susceptibles de les rattacher aux autres éléments du droit que l'on considère comme un système cohérent et harmonieux.
Ainsi, les fictions contribuent A insérer des solutions juridiques marginales et utiles dans le système juridique tout en préservant sa cohérence, fût-ce par des artifices. Pour ce faire, elles peuvent soit concourir A l'arsenal conceptuel du droit, soit se borner A expliquer les solutions acquises en
droit positif. Selon les cas, les fictions assument alors un rôle constructif ou simplement explicatif.
Le rôle constructif des fictions apparait lorsqu'elles résident dans un concept et lorsque ce concept est l'instrument de la construction cohérente du droit, autrement dit lorsque, sans lui, la mise en ouvre du système juridique serait irrationnelle. Tel est le cas, par exemple, de la personnalité morale, des immeubles par destination, du domicile
La personnification des groupements permet d'en faire des sujets de droit, autrement dit de leur reconnaitre l'aptitude A AStre titulaire de droits, A assumer des obligations, A agir sur la scène juridique en faisant des
actes juridiques, A ester en justice Elle permet donc de prendre en considération le but collectif que poursuivent certains groupements, leur droit de propriété individuelle sur les biens mis en commun, les actes juridiques réalisés pour leur compte par leurs représentants, les actions en justice destinées A protéger leurs intérASts ou A sanctionner leurs obligations. Le droit it ainsi une personne dans un AStre imaginaire et immatériel et l'identifie par un concept plus ou moins arbitrairement conA§u, sans lequel la poursuite des intérASts collectifs ne saurait AStre individualisée et le patrimoine social continuerait A appartenir aux associés. La notion de personne morale et son assimilation fictive aux personnes physiques permet de relier le concept de sujet de droit et les groupements, les personnes juridiques et le patrimoine : c'est un élément de l'édifice juridique auquel est liée la cohérence de sa construction.
Il en est de mASme quant aux immeubles par destination ou aux meubles par anticipation. Dans ces hypothèses, un bien meuble par nature est fictivement traité en immeuble ou un immeuble est qualifié de meuble. Cette négation de la réalité naturelle permet d'étendre le
régime juridique des immeubles aux biens meubles qui sont affectés A leur exploitation ou qui leur sont attachés A perpétuelle demeure. On parvient ainsi, sans anéantir la distinction, fondamentale dans beaucoup de systèmes juridiques, entre meubles et immeubles, A soumettre au mASme sort les biens hétérogènes qui sont concentrés dans un ensemble dont on sauvegarde l'intégrité économique. Le concept d'immeubles par destination garantit ainsi la cohérence du système juridique qui, sans lui, serait désarticulé, sauf A faire éclater inopportunément des unités économiques organisées autour d'un immeuble principal. Il permet donc d'atteindre un résultat satisfaisant que la simple confrontation du droit et des réalités ne pourrait assurer sans lui, sans désorganiser pour autant les pièces maitresses du système juridique.
D'autres fictions ne sont pas créatrices de droit mais seulement explicatives et n'ont qu'un caractère doctrinal. Elles ne servent qu'A expliquer une solution donnée, ire A en circonscrire la portée1, par une idée logique capable de la relier A des situations ou des solutions ables.
Ainsi, le mandat tacite de la femme mariée, lorsque celle-ci était considérée comme incapable par le droit franA§ais, fut pour la jurisprudence le moyen d'expliquer l'activité juridique propre de la femme pour le compte du ménage et l'application en ce cas de la solidarité passive des époux pour les dettes contractées pour l'entretien du ménage et l'éducation des enfants. Cette fiction d'un mandat tacite donné par le mari A sa femme pour les opérations nécessaires A la conduite du ménage ne correspondait A rien de réel, ni de concret.
Certaines fictions jouent - un rôle de simplification technique - permettant de justifier - un résultat de droit précis par un artifice de pensée qui traduit directement et presque naïvement la solution jugée utile -2. Ainsi, la fiction d'une obligation accessoire implicite de conseil que le droit positif met A la charge des cocontractants professionnels facilite la mise en ouvre de leur responsabilité envers les profanes qu'ils n'ont pas utilement guidés dans leurs choix. Elle est un moyen de concentrer les solutions applicables dans des domaines très divers et donc un instrument de simplification et d'unité. Il en va de mASme pour l'obligation de sécurité que bien des contrats sont réputés inclure.
Il faut observer que les - fictions explicatives - impliquent, quant A leur régime et leur portée, une grande liberté puisqu'elles ne s'attaquent pas au fond du droit et se bornent A justifier et préciser des solutions préexistantes. L'interprète dispose A leur égard d'un large pouir d'expression et d'interprétation. Elles peuvent émaner de toutes les autorités du droit, notamment de la pratique, de la jurisprudence ou de la doctrine. Il est plus rare qu'elles soient directement le fait du législateur qui ne fait le plus souvent que les susciter.
Mais l'imagination créatrice doit AStre limitée. Elle ne saurait indéfiniment user des fictions pour élir des solutions nouvelles et constituer un moyen d'extension ou de réduction du droit.
La fonction mécanique des fictions
Certaines fictions ne sont que des mécanismes permettant d'assurer un fonctionnement satisfaisant du système juridique. Ce sont alors de vériles règles composites qui impriment au droit un mode de fonctionnement artificiel pour obtenir un résultat déterminé. Certains de ces mécanismes sont nécessaires A l'effectivité du droit dans son ensemble, tandis que d'autres ne sont destinés qu'au fonctionnement d'institutions particulières.
La maxime - nul n'est censé ignorer la loi - constitue une fiction au sens large, mASme si la doctrine l'analyse parfois comme une présomption. Mais elle ne peut AStre qu'irréfragable et consiste en une abstraction juridique de la réalité matérielle. Il est faux que tout le monde connaisse la loi et il est clair que la prolifération et le désordre des textes A l'époque contemporaine rendent impossible leur complète connaissance, mASme par les juristes les plus avertis. Or, la règle - nul n'est censé ignorer la loi - est une règle essentielle de l'organisation sociale qui vient du droit romain : c'est une fiction nécessaire - dont l'ordre juridique ne peut se passer -'. Ce - mensonge technique consacré par la nécessité -, selon l'expression de Ihering, est indispensable pour rendre les lois effectives. Sans lui, chacun pourrait s'y soustraire en prétextant qu'il ignorait les règles de droit et les
normes juridiques resteraient le plus souvent inappliquées. - Si l'erreur de droit pouvait AStre inquée sans limites, les ordres juridiques se liquéfieraient. Le principe est tellement essentiel dans le fonctionnement du droit qu'il ne peut tout simplement pas AStre abandonné. Peut-AStre y aurait-il heu de l'aménager. - Encore faut-il ir les difficultés qu'il y aurait A admettre plus largement l'erreur de droit1.
De mASme, l'autorité de la chose jugée, qui s'appuie sur une présomption irréfragable de vérité légale attachée A la chose jugée, a pour objet d'éliminer la possibilité de remises en cause infinies des décisions juridictionnelles dont on ne saurait s'accommoder sans anéantir l'autorité et le prestige du juge et sans renoncer A la nécessaire silité des situations juridiques.
En définitive, les fictions sont des constructions artificielles, ne correspondant pas A la réalité et l'altérant mASme délibérément, mais qui répondent A des exigences de l'ordre juridique.
Elles se justifient tant qu'elles sont les - servantes de l'ordre juridique -2. Mais elles doivent AStre - contenues aux bornes que leur fixe très précisément leur but -, - strictement déterminé par la justice ou l'utilité - sociale ou pratique. Au-delA de l'objet pour lequel les fictions paraissent indispensables, il faut revenir A la vérité des choses3. Ainsi, les mécanismes juridiques fondés sur des fictions doivent AStre appliqués en se référant strictement aux fonctions qui leur sont délues.
Mais l'appréciation de l'utilité d'une fiction n'est pas innocente, surtout lorsqu'elle ne joue pas seulement un rôle technique et s'attache A promouir une certaine politique juridique.