Dans l'Essai sur le don, Mauss élucide le phénomène total de l'échange, A partir d'une documentation très variée qui emprunte aussi bien A l'ethnographie qu'A l'histoire ancienne. La phase la plus archaïque de l'échange est représentée par les prestations des clans des tribus australiennes : chaque clan devient complémentaire des autres par un cycle de prestations et de contre-prestations alimentaires, religieuses et aussi matrimoniales. Ce sont donc non seulement des choses qui sont échangées, mais aussi des services, des danses, des fAStes, des femmes, des enfants, des noms. Mauss élabore une théorie générale de l'échange dont il tire le principe : obligation de donner, de recevoir, de rendre. Dans le phénomène du potlatch, le principe de l'échange dépasse le cadre de la complémentarité pour atteindre celui de la compétition. Mauss découvre des usages semblables au potlatch dans dirses aires de civilisation.
Donner quelque chose, selon l'analyse de Mauss, c'est, dans le monde archaïque, donner une part de soi, de sorte qu'il est dangereux pour celui qui reA§oit de conserr l'objet donné en brisant ainsi la chaine des prestations : le contre-don devient une stricte obligation. Contrairement aux théories économiques classiques, les échanges ne sont fondés d'emblée ni sur l'intérASt ni sur le troc. La "dépense" est ici A la fois libre et obligatoire, elle n'obéit pas A un principe contractuel d'échange ou de transaction commerciale. Le fait social du don et du contre-don ne procède pas d'un devoir légal de propriété et n'est pas A proprement parler une pratique juridique. C'est plutôt A partir de ce fait social qu'il faudrait examiner comment se situe le phénomène social et juridique de la propriété.
Les trois obligations : donner, recevoir, rendre.
L'obligation de donner est l'essence, du potlatch. Un chef doit donner des potlatch, pour lui-mASme, pour son fils, son gendre ou sa fille, pour ses morts. Il ne conser son autorité sur sa tribu et sur son village, voire sur sa famille, il ne maintient son rang entre les chefs ' nationalement et internationalement 'que s'il prou qu'il est hanté et favorisé des esprits et de la fortune, qu'il est possédé par elle et qu'il la possède ; et il ne peut prour cette fortune qu'en la dépensant, en la distribuant, en humiliant les autres, en les mettant - A l'ombre de son nom -. Le noble kwakiutl et haïda a exactement la mASme notion de la - face - que le lettré ou l'officier chinois. On dit de l'un des grands chefs mythiques qui ne donnait pas de potlatch qu'il avait la - face pourrie -. MASme l'expression est ici plus exacte qu'en Chine. Car, au nord-ouest américain, perdre le prestige, c'est bien perdre l'ame : c'est vraiment la - face -, c'est le masque de danse, le droit d'incarner un esprit, de porter un blason, un totem, c'est vraiment la persona, qui sont ainsi mis en jeu, qu'on perd au potlatch, au jeu des dons comme on peut les perdre A la guerre ou par une faute rituelle. Dans toutes ces sociétés, on se
presse A donner. Il n'est pas un instant dépassant l'ordinaire, mASme hors les solennités et rassemblements d'hir où on ne soit obligé d'inviter ses amis, de leur partager les aubaines de chasse ou de cueillette qui viennent des dieux et des totems ; où on ne soit obligé de leur redistribuer tout ce qui vous vient d'un potlatch dont on a été bénéficiaire ; où on ne soit obligé de reconnaitre par des dons n'importe quel service, ceux des chefs, ceux des vassaux, ceux des parents ; le tout sous peine, au moins pour les nobles, de violer l'étiquette et de perdre leur rang.
L'obligation d'inviter est tout A fait évidente quand elle s'exerce de clans A clans ou de tribus A tribus. Elle n'a mASme de sens que si elle s'offre A d'autres qu'aux gens de la famille, du clan, ou de la phratrie. Il faut convier qui peut et ut bien ou vient assister A la fASte, au potlatch. L'oubli a des conséquences funestes. Un mythe tsimshian important montre dans quel état d'esprit a germé ce thème essentiel du folklore européen : celui de la mauvaise fée oubliée au baptASme et au mariage. Le tissu d'institutions sur lequel il est broché apparait ici nettement ; on voit dans quelles civilisations il a fonctionné. Une princesse d'un des villages tsimshian a conA§u au - pays des loutres - et elle accouche miraculeusement de - Petite Loutre -. Elle revient ac son enfant au village de son père, le Chef. - Petite Loutre - pASche de grands flétans dont son grand-père fait fASte A tous ses confrères, chefs de toutes les tribus. Il le présente A tous et leur recommande de ne pas le tuer s'ils le rencontrent A la pASche, sous sa forme animale : - Voici mon petit-fils qui a apporté cette nourriture pour vous, que je vous ai servie, mes hôtes -. Ainsi, le grand-père devint riche de toutes sortes de biens qu'on lui donnait lorsqu'on nait chez lui manger les baleines, les phoques et tous les poissons frais que - Petite Loutre - rapportait pendant les famines d'hir. Mais on avait oublié d'inviter un chef. Alors, un jour que l'équie d'un canot de la tribu négligée rencontra en mer - Petite Loutre - qui tenait dans sa gueule un grand phoque, l'archer du canot tua - Petite Loutre - et prit le phoque. Et le grand-père et les tribus cherchèrent - Petite Loutre - jusqu'A ce qu'on apprit ce qui était arrivé A la tribu oubliée. Celle-ci s'excusa ; elle ne connaissait pas - Petite Loutre - . La princesse sa mère mourut de chagrin ; le chef involontairement coupable apporta au chef grand-père toutes sortes de cadeaux en expiation. Et le mythe conclut : - Cest pourquoi les peuples faisaient de grandes fAStes lorsqu'un fils de chef naissait et recevait un nom, pour que personne n'en ignorat -. Le potlatch, la distribution des biens est l'acte fondamental de la - reconnaissance - militaire, juridique, économique, religieuse, dans tous les sens du mot. On - reconnait - le chef ou son fils et on lui devient - reconnaissant -.
Quelquefois le rituel des fAStes kwakiutl et des autres tribus de ce groupe exprime ce principe de l'invitation obligatoire. Il arri qu'une partie des cérémonies débute par celle des Chiens. Ceux-ci sont représentés par des hommes masqués qui partent d'une maison pour entrer de force dans une autre. Elle commémore cet événement où les gens des trois autres clans de la tribu des Kwakiutl proprement dits négligèrent d'inviter le plus haut placé des clans d'entre eux, les Guetela. Ceux-ci ne voulurent pas rester - profanes -, ils entrèrent dans la maison de danses et détruisirent tout.
L'obligation de recevoir ne contraint pas moins. On n'a pas le droit de refuser un don, de refuser le potlatch. Agir ainsi c'est manifester qu'on craint d'avoir A rendre, c'est craindre d'AStre - aplati - tant qu'on n'a pas rendu. En réalité, c'est AStre - aplati - déjA . C'est - perdre le poids - de son nom ; c'est ou s'avouer vaincu d'avance, ou, au contraire, dans certains cas, se proclamer vainqueur et invincible. Il semble, en effet, au moins chez les Kwakiutl, qu'une position reconnue dans la hiérarchie, des victoires dans les potlatch antérieurs permettent de refuser l'invitation ou mASme, quand on est présent, de refuser le don, sans que guerre s'ensui. Mais alors, le potlatch est obligatoire pour celui qui a refusé ; en particulier, il faut rendre plus riche la fASte de graisse où précisément ce rituel du refus peut s'obserr. Le chef qui se croit supérieur refuse la cuillère pleine de graisse qu'on lui présente ; il sort, va chercher son - cuivre - et revient ac ce cuivre - éteindre le feu - (de la graisse). Suit une série de formalités qui marquent le défi et qui engagent le chef qui a refusé A donner lui-mASme un autre potlatch, une autre fASte de graisse. Mais en principe, tout don est toujours accepté et mASme loué. On doit apprécier A haute voix la nourriture préparée pour vous. Mais, en l'acceptant, on sait qu'on s'engage. On reA§oit un don - sur le dos -. On fait plus que de bénéficier d'une chose et d'une fASte, on a accepté un défi ; et on a pu l'accepter parce qu'on a la certitude de rendre, de prour qu'on n'est pas inégal. En s'affrontant ainsi, les chefs arrint A se mettre dans des situations comiques, et sûrement senties comme telles. Comme dans l'ancienne Gaule ou en Germanie, comme en nos festins d'étudiants, de troupiers ou de paysans, on s'engage A avaler des quantités de vivre, A - faire honneur - de faA§on grotesque A celui qui vous invite. On s'exécute mASme quand on n'est que l'héritier de celui qui a porté le défi. S'abstenir de donner, comme s'abstenir de recevoir, c'est déroger, ' comme s'abstenir de rendre.
L'obligation de rendre est tout le potlatch, dans la mesure où il ne consiste pas en pure destruction. Ces destructions, elles, très sount sacrificielles et bénéficiaires pour les esprits, n'ont pas, semble-t-il, besoin d'AStre toutes rendues sans conditions, surtout quand elles sont l'ouvre d'un chef supérieur dans le clan ou d'un chef d'un clan déjA reconnu supérieur. Mais normalement le potlatch doit toujours AStre rendu de faA§on usuraire et mASme tout don doit AStre rendu de faA§on usuraire. Les taux sont en général de 30 A 100 pour 100 par an. MASme si pour un service rendu un sujet reA§oit une courture de son chef, il lui en rendra deux A l'occasion du mariage de la famille du chef, de l'intronisation du fils du chef, etc. Il est vrai que celui-ci A son tour lui redistribuera tous les biens qu'il obtiendra dans les prochains potlatch où les clans opposés lui rendront ses bienfaits.
L'obligation de rendre dignement est impérati. On perd la - face - A jamais si on ne rend pas, ou si on ne détruit pas les valeurs équivalentes.
La sanction de l'obligation de rendre est l'esclavage pour dette. Elle fonctionne au moins chez les Kwakiutl, Haïda et Tsimshian. Cest une institution able vraiment, en nature et en fonction, au nexum romain. L'individu qui n'a pu rendre le prASt ou le potlatch perd son rang et mASme celui d'homme libre. Quand, chez les Kwakiud, un individu de mauvais crédit emprunte, il est dit - ndre un escla -. Inutile de faire encore remarquer l'identité de cette expression et de l'expression romaine.
Les Haïda disent mASme ' comme s'ils avaient retrouvé indépendamment l'expression latine ' d'une mère qui donne un présent pour fianA§ailles en bas age A la mère d'un jeune chef : qu'elle - met un fil sur lui -.
Mais, de mASme que le - kula - trobriandais n'est qu'un cas suprASme de l'échange des dons, de mASme le potlatch n'est, dans la société de la côte nord-ouest américaine, qu'une sorte de produit monstrueux du système des présents. Au moins en pays de phratries, chez les Haïda et Tlingit, il reste d'importants stiges de l'ancienne prestation totale, d'ailleurs si caractéristique des Athapascans, l'important groupe de tribus apparentées. On échange des présents A propos de tout, de chaque - service - ; et tout se rend ultérieurement ou mASme sur le champ pour AStre redistribué immédiatement. Les Tsimshian ne sont pas très loin d'avoir conservé les mASmes règles. Et dans de nombreux cas, elles fonctionnent mASme en dehors du potlatch, chez les Kwakiutl. Nous n'insisterons pas sur ce point évident : les vieux auteurs ne décrint pas le podatch dans d'autres termes, tellement qu'on peut se demander s'il constitue une institution distincte. Rappelons que chez les Chinook, une des tribus les plus mal connues, mais qui aurait été parmi les plus importantes A étudier, le mot potlatch ut dire don.