NAVIGATION RAPIDE : » Index » DROIT » DROIT CIVIL » Des droits de l homme à l idée républicaine Le socialisme démocratique de jaurès : la rupture avec le marxisme
Dans l'important article de 1901 qu'il consacre à l'analyse critique du Manifeste communiste de Marx et Engels1, Jaurès déclare sans ambages que le « mérite décisif de Marx, le seul qui résiste pleinement à l'épreuve de la critique et des atteintes profondes du temps, [est] d'air rapproché et confondu l'idée socialiste et le mouvement ouvrier ». Pour le reste qui, reconnaissons-le, n'est pas négligeable, la méthode de Marx, encore prisonnière de l'activisme violent de Blanqui et Babeuf, est « tout entière et en quelque sens qu'on la prenne surannée ». Dans la suite du texte qui, par bien des aspects, éque la critique révisionniste de Bernstein, Jaurès montre notamment comment la conception marxiste de la rélution, de même que la vision qu'elle implique de la démocratie et des droits dits formels, correspond non seulement à un stade rélu de l'élution du prolétariat, mais est bel et bien erronée en son principe même. C'est en effet dans la critique jauressienne du blanquisme de Marx - thème que, là encore, il partage avec Bernstein1 - que s'exprime sans doute au mieux le souci, pour le socialisme démocratique, de rompre avec une pratique de la politique qui impliquerait en quelque façon la suspension, même provisoire, du légalisme ou, si l'on veut, des principes de la démocratie formelle. Deux thèses, énoncées dans Question de méthode, méritent ici notre attention : 1 / La dictature du prolétariat, telle que Marx et Engels l'ont conçue, ne peut conduire le prolétariat qu'à la barbarie et, finalement, à l'échec. Lorsqu'ils affirment que, par la force, le prolétariat « conquiert la démocratie », il faudrait plutôt dire, selon leur théorie, « qu'en fait il la suspend, puisqu'il substitue à la lonté de la majorité des citoyens librement consultés la lonté dictatoriale d'une classe ». Une telle pratique serait doublement erronée : d'une part, le recours à la violence suppose un prolétariat faible et minoritaire, qui doit profiter, selon la tactique babouviste et blanquiste, d'une rélution bourgeoise pour la détourner à son profit. Or ce temps est rélu, et « c'est à découvert, sur le large terrain de la légalité démocratique et du suffrage universel que le prolétariat socialiste prépare, étend, organise la rélution ». D'autre part, « la rélution prolétarienne elle-même ayant surgi d'un mouvement vaste vers la démocratie », elle ne saurait se retourner contre elle : « Une classe née de la démocratie qui, au lieu de se ranger à la loi de la majorité, prolongerait sa dictature au-delà des premiers jours de la rélution, ne serait bientôt plus qu'une bande campée sur le territoire et abusant des ressources du pays. » 2 / Il faut donc affirmer que le prolétariat, loin de deir user et abuser de la force, possède aujourd'hui « par le suffrage universel et la démocratie une force légale indéfiniment extensible. Il n'est pas réduit à être le parasite aventureux et violent des rélutions bourgeoises. Il prépare méthodiquement ou, mieux, il commence méthodiquement sa propre rélution par la conquête graduelle et légale de la puissance de la production et de la puissance de l'Etat ». L'erreur de Marx et d'Engels dans le Manifeste se situe donc à deux niveaux : - Tout d'abord, c'est la conception dialectique de l'histoire elle-même qui doit être révisée : elle suggère en effet une politique du pire, liée à l'idée que la rélution ne saurait éclater que lorsque l'état de souffrance et de misère du prolétariat aura atteint son comble. Elle met « en balance une force de dépression qui agit immédiatement » - la prolétarisation et la paupérisation qui accentuent la souffrance - « et une force de résistance et d'organisation qui semble surtout préparer l'avenir » - la réaction hostile du prolétariat devant sa misère croissante -, alors qu'en fait la classe ouvrière est sans cesse plus forte, plus cultivée et moins misérable. Donc « Marx se trompait » : « Ce n'est pas du dénuement absolu que pouvait venir la libération absolue. » - Ensuite, Marx et Engels ont méconnu la capacité du capitalisme à accepter des compromis avec le prolétariat. Ainsi Engels « s'est fait de l'inflexibilité du système capitaliste, de son impuissance à s'adapter à la moindre réforme, une idée si rigide et si stricte qu'il commet dans l'interprétation des mouvements sociaux les plus graves et les plus décisives erreurs Il a vu partout des incompatibilités, des impossibilités, des contradictions insolubles qui ne pouvaient se résoudre que par la rélution », ce qui le conduit à pronostiquer en Angleterre une catastrophe aussi imminente que sanglante au cours de laquelle « les pauvres égorgeront les riches et brûleront les chateaux », ce qui constitue effectivement une « étrange vue sur ce pays d'Angleterre, si habile toujours aux élutions et aux compromis » ! Le Parti socialiste - telle est donc la conclusion de Jaurès, qui ici encore, comme dans toute son argumentation, est au plus proche de Bernstein - doit donc se confondre « dans la nation par l'acceptation définitive de la démocratie et de la légalité ». L'on comprend donc sans difficulté qu'à la mort de Jaurès, Lénine, à qui l'on demandait de rédiger un article sur son ouvre, ait répondu : « En écrire du mal aujourd'hui serait gênant, mais je ne is rien à écrire de bien. Le plus simple est de se taire. » Formulée pour l'essentiel dans deux discours, le Discours à la jeunesse et le Discours de Toulouse1, ainsi, bien sûr, que dans L'Armée nouvelle, la théorie jauressienne de l'Etat prolonge cette rupture avec le marxisme et, plus généralement, avec toutes les ures histori-cistes de la mise entre parenthèses, au nom du « but final », des principes démocratiques. Quant à l'Etat, Jaurès s'oppose en effet sur trois points principaux à la vulgate marxiste : 1 / En premier lieu, il rejette ce que l'on pourrait nommer le manichéisme de la lutte des classes. Contre l'idée que, dans l'histoire, seule l'une des classes en conflit serait porteuse d'un message positif et universel, il fait valoir que « les deux classes antagonistes ont un intérêt réciproque à ce que chacune d'entre elles ait la force intellectuelle et morale la plus haute » : en effet « le conflit qui (les) divise et (les) exhalte » doit finalement se résoudre, non par une victoire de l'une sur l'autre, mais par une « solidarité supérieure ». C'est ainsi le pluralisme politique qui se trouve fondé et enraciné dans la structure sociale elle-même. 2 / II est clair, dès lors, que l'Etat ne saurait plus longtemps être conçu comme l'instrument de la classe dominante, mais qu'il doit, ce qui est tout diffèrent, apparaitre comme le lieu d'expression de l'antagonisme des classes : « L'Etat n'exprime pas une classe, il exprime le rapport des classes », écrit Jaurès et, dans L.'Armée nouvelle, il affirme contre Marx qu'il « n'y a jamais eu d'Etat qui ait été purement et simplement un Etat de classe » - de sorte que l'Etat, même bourgeois, exprime déjà les revendications de la classe ouvrière, et ce à proportion du degré de conscience et d'organisation qu'elle atteint2. 3 / Le rôle de l'Etat est donc essentiellement un rôle d'arbitrage, les valeurs de la démocratie formelle, parlementaire, s'imposant ainsi également aux deux classes : « Cet arbitrage souverain de la démocratie, le prolétariat ne peut s'y soustraire, car la démocratie est le milieu où se meuvent les classes. » La formulation même de Jaurès est ici significative : les expressions « milieu », « arbitrage » renient en effet à l'idée que l'Etat démocratique, contrairement à ce qu'affirme le marxisme, est un élément neutre et universel, supérieur à la lutte des classes, donc à l'histoire. C'est ainsi l'autonomie de la sphère juridico-politique par rapport à l'histoire qui est aperçue par Jaurès. Sur le purement philosophique, il serait aisé de montrer comment cette rupture avec le marxisme s'enracine « en dernière instance » dans un « parti pris idéaliste » tout à fait explicite, selon lequel « l'humanité, dès son point de départ, a pour ainsi dire une idée obscure, un pressentiment premier de sa destinée, de son développement »x. Ainsi l'infrastructure économique ne détermine pas, selon un schéma dialectique, la pensée humaine, qui serait alors réduite au statut de pur reflet, mais « avant l'expérience de l'histoire, avant la constitution de tel ou tel système économique, l'humanité porte en elle-même une idée préalable de la justice et du droit et quand elle se meut, ce n'est pas par la transformation mécanique et automatique des modes de la production, mais sous l'influence obscurément ou clairement sentie de cet idéal »*. Ecrivant ces lignes, Jaurès se situe lui-même expressément dans une tradition de pensée qui remonte à Kant et Fichte, comme en témoigne clairement son intéressante thèse sur les origines du socialisme allemand3. L'attitude de Jaurès à l'égard de la Déclaration de 1789 sera donc, on le conçoit aisément, toute différente de celle de Marx. Le commentaire qu'on en trouve dans son Histoire socialiste de la Rélution française* annonce même étrangement la critique de Marx que nous ans vue à l'ouvre che2 C. Lefort5 - Jaurès s'attachant, avec une étonnante perspicacité, à déceler, derrière la version « bourgeoise » des droits de l'homme, leur signification universelle, donc valable également pour le prolétariat : « La bourgeoisie rélutionnaire, pour combattre le haut, devait s'élever jusqu'à l'humanité, au risque de dépasser elle-même son propre droit et d'avertir au loin un droit nouveau. C'est cette intrépidité de classe, c'est cette audace à forger des armes souveraines, dût l'histoire un jour les retourner contre le vainqueur, qui fait la grandeur de la bourgeoisie rélutionnaire. Par là aussi l'ouvre de la Rélution, pour toute une période de l'histoire, fut universelle ». Aussi, « la Déclaration des Droits de l'Homme deviendra la formule de la rélution prolétarienne ». |
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