La dernière décennie du XXème siècle a coïncidé avec le sentiment croissant qu'une rupture était en cours dans le fonctionnement des principales économies occidentales.
Ce sentiment est en partie fondé. Il prend sa source, à l'édence, dans la profonde mutation que subissent actuellement le travail organisé et les modes de gestion et de
management qui en découlent. On ne doit cependant pas imaginer que cette évolution a touché - du moins ait encore touché - aux modes de régulation en tant que tels de l'
économie de marché, c'est-à-dire aux tendances de fond qui lui sont inhérentes. Au contraire même, ce sont elles qui en sont à l'origine. Tout se passe en effet comme si ces principales tendances convergeaient «brusquement», à la sortie du cycle de Kondratieff (cf. encadré ci-après), pour modifier la nature de l'actité des entreprises et, au-delà, leurs modes de relation au marché.
Qu'est-ce que : les cycles de Kondratieff?
L'
économie politique a souvent remarqué le caractère cyclique de l'actité économique, souvent lié au phénomène de l'investissement (les firmes investissant et désinvestissant en même temps sur la base des mêmes informations issues du marché). Kondratieff insiste lui sur l'existence de régularités plus longues : les cycles récessif et expansif durant de l'ordre d'une génération, 25 ans. Schumpeter donne une explication de ce phénomène en liant ces cycles à des innovations industrielles fondamentales (comme l'électrotechnique hier ou l'informatique aujourd'hui).
Les cycles récessifs seraient dus à la difficulté de la part des entreprises à digérer ces innovations qui impliquent souvent la mise en place de procédés concurrentiels avec les systèmes productifs les ayant précédés. Le cycle expansif prendrait racine au moment où ces innovations se seraient suffisamment diffusées pour devenir la norme. Le cycle récessif que nous avons connu de 1973 à 1996 et le cycle d'expansion qu'une partie des observateurs nous annoncent sont une illustration de cette théorie. Naturellement, ce sont les NTIC qui jouent dans ce cadre le rôle d'innovation fondamentale.
Mais répétons-le : ces tendances sont le produit de constantes dans une économie de marché, ce qui signifie que la situation de rupture que nous vons est dans un sens exceptionnelle. En cela, elle a besoin d'être expliquée.
La concurrence comme moteur du système libéral
Le système
économique libéral est un système dynamique car il inscrit la concurrence comme un principe de fonctionnement. C'est même un principe constitutionnel (cf. l'interdiction d'abus de position dominante), qui introduit une contrainte de type légal à l'évolution de l'actité économique. Cette contrainte se manifeste traditionnellement dans deux directions :
- à l'intérieur d'un champ d'actité économique donné, cette contrainte conduit à des efforts d'amélioration répétés portant aussi bien sur la productité du travail que sur la qualité des produits. Pendant longtemps, ces efforts se sont concentrés sur l'acte de production en tant que tel, mais la contrainte de concurrence peut aussi pousser l'entreprise à systématiser ses efforts sur l'ensemble du processus de mise sur le marché (de la conception à la commercialisation) ;
- à l'extérieur d'un même champ, elle pousse les entreprises à valoriser des actités qui se situaient auparavant en dehors de - ce qu'on considérait être - la sphère économique.
Les limites de la valorisation des biens marchands
Pendant longtemps, cette situation s'est développée au sein de l'univers des biens matériels. Pour des raisons édentes comme pour des raisons sociales sur lesquelles nous ne pouvons nous appesantir, l'économie libérale a d'abord été une économie de marchandises, c'est-à-dire de production et de vente d'objets marchands. Les économistes ont d'ailleurs beaucoup fait pour vulgariser cette idée et la mettre en pratique. Ainsi la première phrase du Capital de Marx s'énonce-t-elle ainsi : «La richesse des sociétés s'annonce comme une immense accumulation de marchandises». A. Smith, quant à lui, distinguait l'action économique productive (sous-entendu de marchandises) de l'action improductive (serces à la personne).
De ce point de vue, le XXème siècle a été marqué à la fois par la systématisation de cet univers marchand à toutes les sphères possibles de l'actité sociale et par un processus de dépassement de ces limites, dans lequel le présent ouvrage prend sa source. La première partie du siècle a connu en fait deux processus déterminants :
- d'une part, la polarisation de l'actité économique - et donc de la création de la valeur pour adopter les termes de Porter (cf. encadré La différence entre relation marchande et relation de serce).
Rappelons à titre d'illustration qu'un quart de la population active urbaine relevait des serces à la personne en France à la fin du XIXème siècle et quelques pour cent seulement, soixante-quinze années plus tard.
- d'autre part, l'extension de cette forme d'actités à tous les secteurs possibles de production de marchandises, phénomène que symbolise ce qu'on a appelé la «société de consommation».
On peut alors caractériser ce système comme une économie matérielle dans la mesure où toutes les transactions sont médiatisées par des objets marchands appropriables.
L'enjeu de l'économie actuelle peut alors être précisé. Dans un certain sens, nous assistons à l'épuisement de cette économie.