La complexité et la densité de la pensée de Dupuy vont nous amener à suivre les déloppements de l'auteur de très près, pour éviter autant que faire se peut de trop les déformer. Nous utiliserons donc de nombreuses citations, toutes tirées du premier ouvrage cité en note. Néanmoins, étant donné le niau d'abstraction et d'élévation conceptuelle de son apport, la présentation que nous faisons se situe ici aussi sous notre seule responsabilité. Les conclusions que nous tirons n'engagent que nous et l'exposé que nous faisons de ce que nous considérons comme tiré des dièses de Dupuy n'est que partiel et limité à notre objectif principal : son application à la théorie des organisations.
Bases de la conception de l'autotranscendance
Le point de départ de cette analyse se trou dans la Science Politique et les relations des individus à la société. Dupuy part de l'idée que les sociétés primitis, et aussi les sociétés traditionnelles, parce qu'elles sont dominées par le fait religieux, conçoint avoir reçu leur ordre et leur sens d'une volonté supérieure et extérieure à celle des hommes qui les composent, que ce soient les Dieux ou le sort. Les sociétés modernes se posent en contradiction. La pensée politique y est dominée par l'idée que les hommes se sont eux-mêmes donné les lois de leur société. Il souligne que « l'apparition dans l'histoire des sociétés à Etat
marque le début d'un long processus, dans lequel l'extériorité du social est intériorisée ».
Il oppose deux conceptions : le holisme qui affirme l'antériorité et la prédominance de la totalité sociale sur ses parties constitutis. « La relation hiérarchique, qui en est la « formule logique », est celle qui relie un tout, vu comme ensemble, et un élément de cet ensemble ». Au contraire, l'individualisme, affirmé par la modernité, « part d'individus supposés séparés, indépendants, autonomes, donc dépourvus de leur qualité d'êtres toujours déjà sociaux, et entend reconstituet la totalité sociale sur cette base ».
Dupuy ajoute, en citant expressément Marcel Gauchet que nombre de théoriciens ont pensé que cette intériorisation « allait logiquement et nécessairement entrainer une réappropriation totale de l'être collectif par lui-même ». Or, au contraire « l'histoire des sociétés démocratiques, la prise de conscience de leur fragilité constituti, les réflexions sur le phénomène totalitaire montrent que cet idéal est non seulement irréalisable, mais profondément dangereux. L'absolue souraineté d'un peuple sur lui-même tendrait paradoxalement à engendrer son contraire : l'aliénation la plus complète de cette souraineté par concentration d'un pouvoir denu illimité et arbitraire en un lieu radicalement coupé du reste de la société ». Il pose donc l'hypothèse qu'un « corps politique ne pourrait être sujet de lui-même qu'à la condition d'accepter que les instruments dont il se dote pour mettre en acte sa souraineté le dépossèdent de celle-ci », au moins dans une certaine mesure. Mais, cette « opacité irréductible de l'être collectif» ne l'amène pas à conclure obligatoirement à l'impossibilité de son autonomie. Simplement, il élit qu'il « faut penser l'autonomie sur un mode autre que celui de la maitrise ».
Dupuy ajoute que « la re
constitution du tout social sur la base d'individus séparés a pris dans la pensée politique moderne deux grandes formes. La première, celle du contrat social, s'est révélée insle. Elle combine la vision traditionnelle du social comme « fait de conscience », voulu expressément par les sociétaires, et l'individualisme et I'artificialisme (de la société) modernes ». L'auteur constate que « les dirs modèles de contrat social reproduisent la ure même de l'extériorité qu'ils voulaient abolir. Le Léviathan, chez Hobbes, est au-dessus des lois, il n'est même pas partie prenante au contrat. Quant à la volonté générale, et à la loi, qui en est l'expression, Rousseau ut lui donner l'inflexibilité propre aux lois de la nature et la mettre au-dessus des hommes, alors même que ce sont les hommes qui font la loi, et qu'ils le sant. Problème qu'il ait lui-même à la quadrature du cercle ».
La seconde forme outre le contrat est celle du marché. Cependant, note Dupuy, « l'extériorité est ici non moins évidente puisque c'est en dehots de la volonté et de la conscience des hommes que le lien social se tisse, comme effet d'un pur automatisme que tous actionnent mais que personne n'a conçu ni fabriqué. La brèche entre le niau individuel et le niau collectif est comblée par une « main invisible », si l'on cite Smith, à laquelle l'on pourrait ajouter le commissaire priscur de Walras.
Or, selon Dupuy, il existe une manière « radicalement différente de penser la question ». C'est, par exemple, de faire du pouvoir, et de la loi, non la cause de l'ordre social, mais son expression. L'ordre social, lui, ne renvoie qu'à lui-même, qu'à son organisation interne. La forme qu'il propose est donc autre. Elle est tirée de la théorie générale des systèmes. Elle n'est ni de type « descendant » (top-down), holiste, qui implique la subordination des éléments et de leurs réseaux de relations à la totalité et aux schémas qu'elle impose, ni de type « ascendant » (bottom-up), individualiste pur, qui part des éléments constitutifs, décrits et chacun précisément spécifié, et qui détermine les propriétés de la totalité uniquement sur la base de celles des éléments. Elle ouvre « une troisième voie, plus complexe en ce qu'elle exclut la facilité qui consiste à se donner un niau ultime d'explication. Tout système est hiérarchique, c'est-à-dire composé de niaux d'intégration emboités les uns dans les autres. Or, pour réussir à penser l'unité du système, c'est-à-dire son autonomie il faut formuler un principe de causalité circulaire entre ces niaux. Dans un système matériel (un organisme), les lois de la physique laissent aux éléments individuels de nombreux degrés de liberté. Cette indétermination à la base va être réduite par les contraintes exercées par le tout, lesquelles résultent elles-mêmes de la composition des activités élémentaires. Le tout et les éléments se déterminent mutuellement. C'est cette codétermination qui explique la complexité des êtres vivants ». Un tel système est complexe mais complet.
Dupuy ajoute que le terme système prend alors un sens très restrictif, réservé aux formes qui « engendrent elles-mêmes les organisations qui les définissent comme unité ». Un tel système est « clos », et non pas « fermé » au sens où il n'aurait pas d'interactions ac son environnement. Il est « clos » car il batit son environnement au sens constructivistc analysé plus haut. Un tel système est complet et autonome bien que pas totalement le second point, car ni complètement maitre de son sens ni de son sort. « Certes, contrairement à un programme, il ne reçoit pas celui-ci d'un « metani-au » extérieur et transcendant. À cette ure trop simple de l'extériorité, la théorie des systèmes autonomes substitue une notion moins aisément saisissable, celle de complexité ». C'est ici que Dupuy note que la systémique rejoint, au formel, les interrogations de la pensée politique sur la difficulté (mais non l'impossibilité) de penser l'autosuffisance du monde social et humain. La complexité donne, selon Dupuy, forme précise et rigoureuse aux pensées du manque ou de l'opacité de soi à soi. Cela se base sur le concept qu'il considère comme le plus fondamental de la théorie des systèmes autonomes et qui est celui d'émergence de « comportements propres » (eigen-behaviors) : « la clôture organisationnelle — le bouclage des éléments et de leurs relations les uns sur les autres - fait apparaitre au niau du tout des propriétés noulles, que le seul examen des éléments n'eût pu faire prévoir ». Il parle ainsi « d'effets de système » pour désigner « ces émergences collectis ». Parmi ces comportements propres, il distingue les « points fixes ». Le point fixe émergeant (il dit aussi : « endogène ») « n'est pas le principe unificateur autour duquel et par lequel la totalité s'organise, car il serait sans doute alors extérieur ou extériorisé, mais c'est une singularité de cette totalité qui résulte de son repli sur soi. Ce n'est donc pas une cause, mais un effet », et il peut y en avoir plusieurs.
Illustrations
Pour illustrer son propos, nous allons reproduire trois exemples parmi ceux que donne Dupuy, que nous considérons comme particulièrement pertinents pour nos fins. Le premier est une réinterprétation de la théorie de la foule et de la panique que Freud donne dans son ouvrage sur la Psychologie des foules et Analyse du moi. Pour lui la panique de la foule est un paradoxe. La foule comprend trois éléments : la libido, qui dépasse l'amour de soi narcissique et anti-social ; le point focal de la libido de chacun, le chef, admiré de tous et qui, paradoxalement, a seul gardé son amour de soi ; la contagion, qui pousse tout le monde à imiter tout le monde. Or, c'est dans la panique, quand elle a perdu deux de ses éléments les plus fondamentaux, libido et chef, que la foule est le plus la foule et que la contagion qui devrait disparaitre, car les liens affectifs par lesquels elle pourrait se transmettre ont disparu, est cependant la plus forte.
C'est que, dit Dupuy, pour la foule, son chef quand elle se soulè, ou sa panique quand elle se désagrège, sont des points fixes endogènes, produits par la foule elle-même alors qu'elle s'imagine être produite par eux. D'une part, c'est en se niant elle-même dans la personne du chef que la foule trou son unité et son identité.
D'autre part, la forme de la panique, « typiquement systémique, est celle d'une
communication entre cléments d'une totalité par l'intermédiaire de cette totalité considérée comme transcendante, alors que c'est une émergence ». C'est en se niant à nouau elle-même mais ici dans la panique et non plus à trars la personne du chef que la foule trou encore son unité et son identité. « Une foule n'est jamais plus foule que quand elle panique ». Le chef est une singularité de la fouie. Quand il disparait, c'est la foule toute entière qui devient singularité. Dupuy estime qu'il se « pourrait que l'on tienne ac cette ure la clé de toute division sociale, le principe morphogénétique de la forme sociale la plus complexe et la plus étrange : la mise en extériorité de soi par rapport à soi ».
Une seconde illustration, plus directement intéressante en sciences de gestion, est une réinterprétation d'une partie de l'œuvre de Hayek. Dupuy note que, « chez Hayek, l'ordre social s'organise autour de repères qui sortent de lui, mais n'en sont pas moins « extérieurs » aux individus qui le composent, en ce sens que non seulement les individus n'en ont pas la maitrise, mais que bien sount ils n'ont même pas conscience de leur existence ». Ici, c'est « le social » dans sa totalité qui se retrou en tant que point fixe endogène. Hayek n'est en aucun cas un holiste, souligne Dupuy, « et pourtant il est vrai que pour lui il y a plus dans le tout que dans la somme des parties ». Cette position s'élit comme différente, originale. Il en résulte que l'on ne peut l'identifier ni à une approche holiste ni à une approche purement individualiste.
Elle est précisément celle de la troisième voie proposée par Dupuy. Il expose que le problème théorique auquel les libéraux comme Hayek doint faire face est celui de l'articulation entre deux formes d'autonomie. D'une part, l'autonomie de l'individu, qui dans la société moderne se trou libéré de tous les liens de subordination préva-lents dans les sociétés anciennes : la tradition, le sacré, le passé. D'autre part, l'autonomie du social, qui ut que les hommes n'aient pas la maitrise de la société, mais qu'elle leur échappe. Elle a acquis une existence propre, « étrangère aux hommes qui pourtant la composent ».
Le mode de raccordement de ces deux autonomies est l'articulation de deux propositions : les hommes font leur société en fonction de la première autonomie qui les libère du social pré-ordonné et extérieur ; mais ils ne sant pas ce qu'ils font, ni comment ils le font, en fonction de la seconde autonomie, celle de la totalité sociale. C'est là le paradoxe, souligne Dupuy : « Ces deux "autonomies", au sens ordinaire du terme (indépendance), se réconcilient dans le sens technique que le mot prend dans la théorie des systèmes autonomes ».
Dupuy assimile ce paradoxe à celui de la construction d'un automate, qui, par définition est un être qui ne tient le principe de son moument que de lui-même ; « être cause d'un être qui soit cause de soi inconditionnée ». « Dans le cas habituel des machines simples, il est moins compliqué de décrire ce dont la machine est capable que de présenter son de cablage ». Or, ainsi que conjecturait von Neumann, rappelle Dupuy, « au-delà d'un certain seuil de complexité, l'inrse serait vrai des automates complexes : il serait plus simple, voire infiniment plus simple, de construire l'automate que de décrire complètement son comportement ». Alors, la production est (beaucoup) plus complexe que la machine elle-même, « puisque les
moyens dont dispose celle-ci sont insuffisants pour faire le tour de ce qu'elle est capable d'engendrer. La matrice est (infiniment) dépassée pat sa descendance ». Ce résultat donne selon lui un sens rigoureux aux expressions imagées de bootstrapping ou d'autotrans-cendance : « Tout se passe comme si l'output "s'autonomisait" par rapport à son principe générateur ».
La société est donc pour Hayek l'équivalent d'un automate complexe. Donc, « la raison, les catégories de la pensée humaine, le système des règles sociales, etc. sont irréductibles à l'expérience individuelle et non récapitulables par une quelconque conscience, tout en récusant sans contradiction la notion de « représentation collecti » et l'idée corrélati que la totalité sociale est antérieure à ses parties constitutis ».
Ac ce concept de complexité, Hayek pense l'autonomie du social sans avoir recours à sa maitrise ni à sa transparence, note Dupuy. Son libéralisme « voit dans la re
connaissance de la méconnaissance de soi du social un double progrès, et dans l'ordre de la connaissance, et dans celui de la liberté. Dans l'ordre de la connaissance, c'est la dissipation de « l'illusion synoptique » qui infère de ce que les individus possèdent à eux tous un savoir considérable que cette information pourrait être rassemblée en un point. Mais dans un système autonome (contrairement à un programme, subordonné à un point fixe exogène), il n'y a pas d'opérateur de totalisation ou d'intégration localisable : cet opérateur coïncide ac le système tout entier. Les hommes accroitront donc leur capacité d'action s'ils reconnaissent qu'il existe des ordres sociaux spontanés, « produits de leurs actions, mais non de leurs desseins » (c'est-à-dire, des ordres émergents, effets de système), et en s'appuyant sur les
connaissances que ces ordres mobilisent mais que les hommes ne peunt s'approprier. Ces connaissances prennent la forme de règles, d'institutions qui résultent de l'habitude, de la tradition, de la culture. Les règles abstraites de l'ordre spontané nous permettent de nous repérer dans un monde de faits particuliers trop complexe pour être maitrisé par la raison constructi ». La « connaissance » dont il s'agit ici est évidemment à l'opposé de celle qui est recourte par le sens ordinaire du terme. Il ne s'agit pas de « connaissances » patiemment élaborées et accumulées, pas plus de révélations, ni de celle typi-fiée par le cartésianisme. Elle est non explicite et non consciente, incorporée dans l'esprit et non produite par lui : « L'esprit ne fabrique point tant des règles qu'il ne se compose de règles pour l'action » et « Nous avons à notre service une si riche expérience, non parce que nous possédons cette expérience mais parce que, sans que nous le sachions, elle s'est incorporée dans les schémas de pensée qui nous conduisent » cite Dupuy chez Hayek et il note que « le système de règles qui constitue l'esprit est inconscient, non parce qu'il se situe à un niau trop bas, comme l'inconscient freudien, mais bien parce qu'il se situe à un niau trop élevé : « ces processus ne sont pas « sub-conscients » mais « super-conscients ». Ils règlent les processus conscients sans apparaitre à leur niau ».
Au niau de la liberté, la valorisation de l'absence de maitrise et de l'opacité du social constituent aussi un progrès car « c'est une émancipation considérable de savoir que l'on n'a pas à se soucier en permanence de la cohésion sociale, ni à manifester de tout son vouloir et de toute sa conscience sa subordination à l'ordre collectif».
L'ordre qui apparait, « spontané ne relè ni de l'ordre naturel, ni de l'ordre de l'artifice, mais d'un ordre de troisième type, qui est celui de l'évolution culturelle. I-a culture est une mémoire, c'est l'intégrale des règles abstraites que le groupe humain a sélectionnées parce qu'elles se sont révélées plus bénéfiques pour lui, selon un processus anonyme dont la logique est sut des points essentiels identiques à la sélection naturelle ». Cette approche correspond d'ailleurs à la définition de Schein de la culture examinée plus haut, au chapitre 15.
De là, souligne Dupuy, le caractère original de la théorie du droit de Hayek qui refuse simultanément positivisme juridique et
droit naturel. D'un côté, ce qui est juste ne peut simplement résulter d'une construction juridique élaborée à un moment donné de la vie de la société. De l'autre cela ne peut non plus tésulter de principes intemporels et sourains : « La justice n'est pas ce que l'homme ut qu'elle soit, mais elle ne relè pas non plus d'une nature transcendante ». « La norme est fournie par la tradition, « l'opinion », et c'est cette même tradition qu'elle permet d'évaluer et de critiquer. Cet apparent paradoxe est tout simplement celui du bootstrapping, de l'auto-transcendance ». Dupuy cite encore Hayek : « Il peut à première vue sembler déconcertant que quelque chose qui est le produit de la tradition puisse à la fois constituer l'objet de la critique et son critère. Mais nous ne prétendons nullement que toute ttadition soit, comme telle, sacrée et intangible pour la critique ; nous disons simplement que la base de la critique de n'importe quel produit de la tradition doit toujours être cherchée dans d'autres produits de la tradition que nous ne voulons pas, ou ne pouvons pas, mettre en question Ainsi nous ne pouvons jamais examiner une partie de l'ensemble qu'en considération de cet ensemble même, que nous ne pouvons reconstruire entièrement et dont nous sommes obligés d'accepter sans examen la majeure partie ». Ceci dit, Dupuy reconnait que les conclusions que tire Hayek de ces bases peunt être critiquées.
Un troisième exemple décrit par Dupuy est une lecture et une analyse très personnelle de la Théorie des Sentiments Moraux et en particulier de la sympathie suivant Adam Smith. Elle est très différente de celle que nous avons exposée au chapitre 9, beaucoup plus longue, ambiguë et complexe mais elle mérite d'être résumée ici pour deux raisons. D'une part elle complète utilement celle que nous avons présentée, et d'autre part, si tant est que nous ne déformions pas la pensée de l'auteur, elle nous permet d'illustrer son propos et de faciliter la présentation de notions importantes dans son analyse.
Il commence par distinguer dans l'œuvre de Smith la sympathie de la bienillance. La bienillance, disposition positi de l'homme à l'égard de ses semblables ne joue pour Dupuy qu'un rôle secondaire dans l'exposé de Smith. En effet pour lui, la plus puissante des passions qui agitent l'homme est le « self-lo », l'amour de soi-même, l'intérêt que l'on porte à soi-même. Le self-lo est affirmé comme dominant, essentiel et à la base du raisonnement tant dans la Théorie des sentiments moraux que dans la Richesse des Nations. Dupuy élit ce point à l'aide de citations de Smith dont il note que l'une implique que l'on ne peut vaincre l'amour-propre que par encore plus d'amour-propre. Elle expose en effet que Smith considère que l'on ne peut sacrifier son intérêt à celui des autres simplement sous l'effet, faible par définition, de la bienillance. Cependant il arri tous les jours que se produisent des instances de ce type. Il faut donc qu'un sentiment plus fort en soit la cause. Où le trour ailleurs que dans l'amour de la supériorité de son propre caractère qui va pousser à ce qui est grand, honorable et noble, c'est-à-dire dans le self-lo.
Dupuy recherche ensuite le rapport de la sympathie au self-lo. Il constate d'abord « la séparation des êtres, palliée par le
travail de l'imagination ». Il est impossible de savoir ce que les autres ressentent, sauf à se représenter ce que nous ressentirions dans la même situation et alors l'on ne découvre que ses propres sensations, et non celles de l'autre, qui ne sont qu'imaginées.
Cependant, la sympathie n'est pas l'égoïsme qui pourrait faire que l'on se met à la place de l'autre, qui par exemple vient d'éprour un grand malheur, et que, de sa propre place, l'on éprou la crainte égoïste d'un malheur similaire. 11 faut donc en pensée allet plus loin qu'imaginer des circonstances similaires et « denir l'autre ». Il y a donc là une contradiction. L'individu va plus loin que la constatation égoïste mais ne peut, du fait de la séparation irrémédiable des êtres se mettre complètement à la place de l'autre, il ne fait que l'imaginer et le sait. « Constamment déchiré entre le Moi et l'Autre, le sujet de Smith souffre d'une scission constituti de son être », affirme Dupuy
Il constate ensuite que la sympathie n'est pas seulement la coïncidence des sentiments entre le spectateur et l'acteur, qu'il identifie d'ailleurs aussi comme la théorie de Smith de la moralité. Elle est cela mais elle est plus aussi, actiment, car Smith introduit un noul élément déterminant selon Dupuy : le * plaisir de la sympathie réciproque » : qui serait l'un des principaux plaisirs de l'existence. L'acteur connait de première main la difficulté de se mettre à la place d'un autre. Il se met alors à la place de l'autre comme spectateur se mettant lui-même à sa place. La sympathie acti ainsi conçue fait que « quiconque recherche actiment la sympathie des autres sympathise ac le fait de sympathiser ac lui ». Dupuy conclut que cela est équivalent au désir de contagion ou d'imitation : le jugement que l'on porte sur sa propre situation est copié sur celui que l'autre porte. L'acteur imite le spectateur, mais les rôles s'échangent sans cesse.
C'est ainsi que Smith selon Dupuy rend compte du caractère d'obligation et d'objectivité du jugement moral, comme si celui-ci était dicté par une transcendance ou résidait dans une faculté naturelle que les hommes trouraient en eux en naissant, mais bien évidemment sans que cela ne soit le cas. Smith ne fait appel à aucune théorie de ce type. Le jugement moral est identique à la sympathie. Nous approuvons ce ac quoi nous sympathisons et désapprouvons l'inrse. La sympathie acti, redoublement, fait que l'acteur approu sa conduite si le spectateur l'approu. La forme logique que Dupuy trou à l'œuvre est celle d'une boucle autoréférentielle qu'il a décrite dans l'exemple précédent. Cependant, ici elle relie le sujet à lui-même par l'intermédiaire de la société. « L'extériorité de la loi morale que le sujet semble découvrit en lui renvoie à l'extériorité du social par rapport au sujet ». S'il peut « ici parler de transcendance, il estime que c'est au sens où Durkheim parlait de la transcendance du social, c'est-à-dire de la transcendance de la totalité par rapport aux parties ». Mais il voit aussi que cela est indissociable d'une conception « systémique » de la totalité « complexe » (au sens qu'il a donné à ces mots), qui, à nouau, échappe au holisme et à l'individualisme méthodologique. « La société est un système d'acteurs et de spectateurs, clos sur lui-même parce que tout acteur est aussi spectateur et réciproquement. Par cette clôture du système sur lui-même (qui ici encore ne signifie nullement qu'il ne soit pas en interaction ac son environnement, mais qu'il définit cet environnement dans cette opération) émergent des propriétés noulles qui n'étaient pas contenues au départ dans les éléments selon une boucle qui unit le tout et les parties : le jugement moral par exemple, et les lois qui le régissent ».
Dupuy en déduit la science du social ou l'économie. Mais, la science de la morale ne se réduit pas à la science du social parce qu'on ne peut faire abstraction du spectateur réel, ac ses faiblesses et ses illusions, « the man without » et non seulement « the man within » de Smith. Il revient à l'équivalence qu'il a démontrée entre la sympathie réflexi, redoublée, la recherche du plaisir de la sympathie réciproque, et à l'imitation du spectateur. « On ne sympathise ac soi-même que dans l'exacte mesure où les autres sympathisent ac vous. Ou encore : on ne s'aime soi-même que dans l'exacte mesure où les autres vous aiment. L'amour de soi (self-lo) coïncide ac la recherche de l'amour des autres, ce n'est qu'un cas particulier du principe de la sympathie acti, redoublée ».
Reste à savoir qui est ce prochain ? S'il s'agit du « man within », l'on est dans la sphère de la moralité. L'amour de soi prend alors la forme de la maitrise de soi, contrôle de ses passions afin de gagner la sympathie du spectateur impartial.
S'il s'agit de « men without », spectateurs réels, « et si l'acteur désire plus être loué et admiré que d'être réellement digne de l'être, alors il ne peut ignorer qu'il est des moyens plus expéditifs, et en un sens opposés aux précédents de conquérir ces louanges. L'amour de soi prend ici la forme de « l'intérêt égoïste », de la motivation économique, du désir d'amélioter sa condition matérielle, d'accroitre ses richesses. Non parce que ces dernières seraient en elles-mêmes une source de satisfactions
Il utilise une série de concepts présents dans ses analyses que nous avons rapportées dans ce qui précède et que nous allons tenter d'isoler, sous notre seule responsabilité.
Le premier est le bouclage permanenr du niau individuel et collectif qui permet de « concevoir un processus de totalisation, où la totalité, loin de dominer et de guider depuis toujours son effectuation du haut de sa présence ontologique, s'engendre dans le moument même où elle s'actualise ». Sur ce point, il se réfère par ailleurs explicitement aux positions philosophiques de René Girard.
Un autre est la notion de structure « feuilletée » qui fait que des strates « radicalement disjointes » sont néanmoins capables de se « »compénétrer, « le niau englobé érant à même d'engendrer le niau englobant parce que celui-ci esr déjà à l'intérieur de celui-là, et alors même que le niau englobant dépasse « infiniment » le niau englobé ».
Il s'en déduit la notion de hiérarchie enchevérrée, où il y a bouclage entre niaux, qui entrainent la confusion et la distinction simultanée entre cause et effet, individuel et collectif. Pour se construire, le social a besoin des actions des individus et les actions des individus s'inscrint dans les
données posées par le social. Il n'y a pas de priorité d'un niau sur l'autre. Plutôt ils alternent et se contiennent l'un l'autre. Ils sont tels les ordres de PascaP dont l'autorité s'étend à leur seul niau de valeur. Un ordre peut être d'une supériorité absolue sur un autre, tel celui de l'esprit sur celui des corps, dans le domaine de chacun, l'on est soumis à ses valeurs. Dans l'ordre des corps, le respect dû au grand seigneur doit lui être témoigné, y compris et même par un grand dans l'ordre spiriruel, mais moins bien « né ». Un ordre ne règne pas sur les ordres inférieurs. Et, dans l'interprétation qu'en donne Lundwall, dans la première nature de l'homme, avant la chute, les trois ordres n'en font qu'un.
L'idée d'émergence de « comportements propres » (eigenbehaviors) est fondamentale. Une structure produit de façon purement endogène cela même qui la dépasse infiniment. Dans le bouclage permanent des éléments et de leurs relations les uns sur les autres, se produit « la clôture organisationnelle » qui fait apparaitre au niau du tout des émergences collectis ». Parmi eux, les points fixes émergents.
L'idée d'auto-référence, ou d'auto-extériorisation renvoie à une structure qui produit elle-même ce qui la dépasse, sans que le modèle lui soit antérieur ni imposé en aucune manière. Il s'agit d'auto-extériorité car l'exrériorité est implicite dans la constitution même de la structure concernée.
La notion de système complexe permet de faire tenir ensemble l'idée d'un système auto-référentiel, la clôture du système sur lui-même qui donne naissance aux comportements propres (eigen behaviors) et d'une relation système ourt et environnement, au sens où l'environnement est « construit » par le système, dans le cadre de la terminologie constructiviste analysée au chapitre 12. La portion pertinente de l'environnement étant alors isolée dans le même processus de clôture du système auto-référentiel. Le concepr de la spécularité explique que « des individus indépendants se portent au devant les uns des autres. Ils se mettent en pensée à la place de l'autre, ils voient le monde de leur point de vue, pour anticiper leur comportement. La « spécularité » tend toujours à se redoubler et à produire des effets de miroirs.
Dupuy met alors la spécularité au service du concept de « mimésis », qu'il emprunte explicitement à René Girard. G'est l'imitation qui explique l'attraction que les hommes exercent les uns sur les autres. Ils s'imitent réciproquement et constituent les uns pour les autres des modèles. L'un « s'inquiète du désir de l'autre, qui seul peut désigner une cible à son propre désir, à un signe fugitif et aléatoire, il croit déceler que les visées de (l'autre) croient se porter sur un objet donné. Il se précipite pour le devancer. Il désigne par là même à son alter ego l'enjeu de la rivalité. Quand ce dernier manifeste à son tour son désir imité, l'illusion est denue réalité. Le premier à rêr ne rêvait pas, il en a maintenant la preu ». En ce sens, l'objet n'attire pas seulement le sujet du désir, simultanément, l'objet est création du désir.
Les objets n'ont de valeur que s'ils sont désirés par d'autres. Suivant un exemple que Dupuy tire de certaines des pièces du théatre de Gorneille, du point de vue de l'individu, un objet ne peut être désiré que si il a de la valeur. Il n'a de la valeur que si d'autres le désirent. Si je le détiens, pour savoir s'il a de la valeur, je dois m'en défaire en le cédant aux autres. Alors je ux à nouau me l'approprier.
Mais Dupuy expose le danger : il faut peu de chose pour que la spécularité tourne à l'obsession et que l'individu soit en quelque sorte aspiré par autrui, ne voyant plus le monde et lui-même qu'à trars les yeux de ce dernier. La littérature fournit de multiples exemples d'envie maladi, de jalousie, de haine impuissante. L'individu se retrou alors victime de la « sympathie », d'Adam Smith, en proie au « désir mimétique », de René Girard. Ac les catégories de Rousseau, Dupuy relè que l'amour de soi (l'individu, isolé, maitre de lui et se décidant en pesant ses intérêts) est une création imaginaire de l'amour-propre, c'est-à-dire, finalement, du regard des autres. La « ure abstraite » qu'il décrit et qu'il nomme « pseudo-narcissisme » expose le cas où la « mimésis », qui est fuite rs l'Autre, trou alors la capacité non seulement d'engendrer son contraire, l'autosuffisance, mais d'en denir indistinguable. « Gelui qui se désire lui-même, ou plutôt, qui en donne l'illusion, n'échappe pas pour autant à l'imitation : il imite les désirs des Autres qui se focalisent sur lui, précisément parce que ces désirs sont attirés par son apparent désir de lui-même. L'illusion de l'autosuffisance est donc produite par cela même qu'elle produit : le regard fasciné des Autres ».
La logique de l'auto-exclusion a des bases similaires : « le boudeur souffre de l'indifférence de la société, sa solitude au milieu de l'anonymat général lui est insupporle. Or il se fait croire à lui-même qu'il désire être seul et que c'est la société, jalouse de sa différence qui vient le persécuter jusque dans son retranchement. Pour que cette représentation inrsée de la réalité ait quelque chance d'être sle, il faut que la société la partage. Le boudeur ut bien être seul et marginal mais il faut que les autres le sachent. Il lui faut donc communiquer sa rupture de communication ». Ce paradoxe ne peut se résoudre que dans un acte incompréhensible, tel celui de l'Étranger de Camus, note Dupuy.
Sur la base de ces questions Dupuy propose une conception de l'individualisme méthodologique complexe, ac l'idée d'une « autotranscendance » du social complexe. Il fait tenir celle-ci dans la coexistence apparemment paradoxale de deux propositions : d'une part, ce sont les individus qui font, ou plutôt « agissent », les phénomènes collectifs (individualisme) ; d'autre part, les phénomènes collectifs sont (infiniment) plus complexes que les individus qui les ont engendrés, ils n'obéissent qu'à leurs lois propres (auto-organisation).
Avancer ensemble ces deux propositions permet de défendre la thèse de l'autonomie du social, l'autonomie de la société et l'autonomie d'une science de la société, c'est-à-dire pour Dupuy sa non-réductibilité à la psychologie, tout en restant fidèle à ce qu'il considère la règle d'or de l'individualisme méthodologique : ne pas faire des êtres collectifs des substances ou des sujets.
L'autonomie du social implique les propriétés auto-organisatrices du social, c'est-à-dire du fait que le social n'est le produit ni d'un « programme externe » (volonté d'un Autre quelconque extérieur et pré-existant, impliquant l'antériorité de cet « autre») ni d'un « programme interne » (volonté générale, contrat social, activité fabricatrice d'un Etat, impliquant sa construction par les individus avant l'apparition du social). Or, pour Dupuy, cette décourte ne pouvait se faire là où l'ordre social est « voulu », « su », là où l'idée d'un « insu » est inconcevable, car l'autonomie du social, au sens de Dupuy, ut dire son objectivité, le fait qu'il résiste aux efforts des hommes pour le connaitre, le façonner, le maitriser. Il est mû par ses seules lois propres, émergées.
Cependant, il est né de l'action des hommes. 11 convient ici pour Dupuy d'éviter un malentendu, comme les exemples qu'il donne et dont nous en avons rapporté certains plus haut le mettent d'ailleurs implicitement en évidence. Lorsqu'il est dit que « l'ordre social, dans cette conception libérale, ne renvoie qu'à lui-même, cela ne signifie pas qu'on en fait une totalité close, constituée indépendamment des actions des hommes, antérieurement à elles, extérieure. Si cela était, on en reviendrait à la conception traditionnelle de la société, conception « holiste », qui donne à la totalité sociale une priorité ontologique et logique sur ses constituants individuels. Pour rester dans le cadre de l'individualisme moderne, l'ordre social se nourrit de l'action des hommes ». Il est, selon la formule qu'il cite d'Adam Ferguson, contemporain d'Adam Smith, « le résultat de l'action des hommes mais non de leurs desseins » (The resuit of human action, but not of human design). C'est sans le savoir ni le vouloir que les hommes contribuent à l'ordre social. Il est produit par des actions individuelles accomplies séparément, indépendamment les unes des autres, et sans qu'aucune n'ait cet ordre pour visée, réalisé indépendamment de la volonté des individus et sans pour autant correspondre à la volonté ou à l'intention d'une entité supra-individuelle.
La source de l'ordre social est au sein de la société et c'est en ce sens qu'il s'agit ici d'une conception moderne. Mais elle reste extérieure à chaque individu, hors de la prise de quiconque et c'est en ce sens que cette conception retient quelque chose de la critique conservatrice de la modernité que Dupuy expose en citant Benjamin Constant. Tout se passe comme si la société se détachait, prenait une autonomie par rapport aux individus qui pourtant l'alimentent de leurs actions. C'est ce moument que Dupuy nomme dans ce cas « auto-extériorisation » ou « auto-transcendance ». Tout se passe comme si les hommes prenaient pour repères « extérieurs » capables de guider leurs actions des formes, des régularités, un ordre qui, de fait, proviennent d'eux-mêmes : c'est cette production endogène d'une extériorité dont Dupuy caractérise la logique par l'application du concept de « point fixe endogène ». Il existe une « hiérarchie enchevêtrée » entre l'individu et la société. Cette analyse brillante nous laisse ac une série de questions, très fertiles et stimulantes pour la théorie des organisations, mais encore à résoudre. En premier lieu, est-il possible d'extrapoler le raisonnement et de passer du macro social au niau des organisations ?
En second lieu, puisque le social est une production auto-émergente, auto-transcendante, elle n'est pas maitrisable. Si l'extrapolation aux organisations se fait, cela signifie t'il qu'elles sont ingournables?
En troisième lieu, cette production auto-émergente n'est pas totalement connais-sable : en effet, la connaissance des phénomènes collectifs et de leurs lois échappent aux individus. Ils ne sont pas modélisables. Leur complexité fait qu'ils ne sont représenles que par une totalité d'eux-mêmes. La connaissance à leur sujet n'est pas « rassemblable en un point ». Elle dépasse les individus et leurs efforts. Cela signifie-t-il que les organisations soient inconnaissables ?
Enfin, et Dupuy soulè le point au niau de la société, la connaissance de cette méconnaissance, du fait que le social est insaisissable, car il résulte des actions des individus mais les dépasse incommensurablement, détruit-elle la méconnaissance, au sens que René Girard donne à ce terme, et donc le fonctionnement du système. Par application de l'idée de « l'eigenbehavior », par définition, impossible et pour le moins toujours incomplète. Mais savoir que l'on ne peut pas connaitre n'est pas sans conséquences. Pour Girard, suivant Dupuy, « La méconnaissance n'étant pas un manque de connaissance mais une institution qui implique la connaissance qu'il s'agit de dissimuler, ce n'est pas la connaissance qui est incompatible ac la totalisation, le fonctionnement des processus du social, mais son explicitation et son institutionnalisation ». Les conséquences, au niau de la société, que déloppe Girard à partir de cette évolution sont tragiques. Mais, plus simplement, pour nous, au niau de l'organisation, savoir que l'on ne sait pas, en d'autres termes altère-t-il encore plus et définitiment le fonctionnement du système, plus que les tentatis, vouées à l'échec par définition, de sa gournance.