On raconte que Lyautey était officier responsable d'un certain nombre d'oasis dans le sud algérien. À ce titre, il dépendait du gouverneur militaire d'Alger. Cette dépendance lui était pénible.
Aussi, il ne cessait d'accabler le ministère de la Guerre des dossiers, représentant à quel point il était important pour le prestige de la France (évidemment) et pour l'efficacité des opérations (en cas de difficultés) que sa fonction soit plus indépendante d'Alger, et soit rattachée directement à Paris.
Cela lui fut accordé.
Quelques mois après, il fut nommé gouverneur militaire d'Alger. L'indépendance du territoire des oasis lui apparut comme une anomalie. Comment développer des s d'ensemble dans de telles conditions ?
Aussi il ne cessa d'accabler le ministère de la Guerre de dossiers représentant à quel point il était nécessaire pour le prestige de la France (et comment donc !) et pour l'efficacité des opérations que tous les pouvoirs soient coordonnés à partir d'Alger.
De guerre lasse, cela lui fut accordé.
Question de topographie
Cette anecdote est un excellent résumé de ce que l'on peut donner comme explication à cette apparente faiblesse du chef qui ne comprend rien. Les personnes ont des vues opposées sur tous les sujets non pas nécessairement en vertu de leurs dispositions intérieures, non pas en vertu de leur plus ou moins grande ouverture intellectuelle, mais en vertu du lieu qu'ils occupent et qui leur impose un point de vue.
Entendu un jour près d'une machine à café
« Je voudrais le voir à ma place le grand patron ! Je voudrais le voir. Il verrait s'il est facile de faire du trail propre avec les photocopies qu'il nous donne ! »
Phrase compréhensible, mais absurde. De son bureau le patron ne voit pas cela C'est sûr. Il le verrait s'il était à votre place ainsi que vous le suggérez. Et vous tout astucieux que vous vous estimiez, vous ne le verriez plus si vous étiez à la sienne.
Dans votre cas, vous occupez une place unique, solitaire, ainsi qu'il a été dit au chapitre 2. Il n'y a donc que vous qui puissiez connaitre à fond le problème, la situation dans laquelle vous vous trouvez. En conséquence, si vous voulez que votre responsable comprenne votre situation un peu comme vous (mais le souhaitez-vous vraiment ?), // est indispensable que vous la compreniez vous-même clairement et que vous preniez le temps de la lui exposer, en sachant le faire. « Mais il devrait comprendre sans qu'on ait besoin de tout lui dire puisqu'il est le chef ! » J'ai entendu plusieurs fois cette objection. C'est à n'en pas croire ses oreilles. Il s'agit ici non pas d'un discours industriel mais un discours religieux. Ce n'est pas d'un chef dont vous parlez, mais d'un dieu, d'une idole.
Entendu au cours d'une interview
« Mon chef, franchement, il a de nombreuses qualités. De vous à moi, il serait parfait s'il n'était pas le chef. Vous voyez ce que je veux dire ? Franchement non ! Je ne vois pas. »
J'ai souvent constaté ce phénomène de dérive et de distanciation ; imperceptiblement la manière dont on parle du chef
marque qu'on en attend trop, qu'on lui prête toutes les qualités ; que sans s'en apercevoir, on attend tout sauf qu'il soit un être humain. Dans ces conditions, vous ne pouvez qu'être déçu. Vous n'aurez jamais de chef parfait, entendez-vous ? Jamais !
C'est à partir de cette évidence que vous pouvez commencer à remplir votre rôle de façon efficace et agréable ; le fait qu'il ne vous comprenne pas d'emblée ne veut donc pas dire qu'il ne comprend rien, ni qu'il est borné : cela veut seulement dire que vous occupez deux territoires différents, voisins peut-être1 mais différents. Au sens réel du terme vous êtes étrangers et d'autant plus étrangers que les territoires sont plus éloignés par le nombre d'échelons. En conséquence, comme pour les étrangers, il faut un long trail d'échanges, de traductions, de mises au point. Ce n'est pas un signe de dysfonction de l'organisation comme certains seraient portés à le croire. C'est tout simplement le résultat de la nature des choses.