Nous avons inscrit la pensée socialiste française « en marge » de l'influence classique. Et certes, pas plus que beaucoup d'étiquettes en histoire des doctrines, celle-ci n'est véridique, sinon relativement. Les libéraux du Continent que nous abordons main-teant sont à proprement parler disciples de l'école anglaise. Ce sont surtout des Français. Ils gravitent tous plus ou moins autour de l'Académie des Sciences morales et politiques, du Journal des économistes, de la Société d'
économie politique, de la Librairie Guillaumin. On aimerait suie ici le libéralisme français dans son développement, et retracer le cycle de ses humeurs. Il est jeune. plein d'ardeur révolutionnaire avant 1830 ; il a le triomphe un peu fade pendant les premières années de la monarchie de Juillet : une colère digne, méprisante, teintée d'effroi, le soulève entre 1840 et 1848, devant la montée de l'interventionnisme et du
socialisme dans l'opinion ; il prend des mines philosophiques, naées et sereines après le coup d'Etat de 1851. Bien des ures voudraient ici être évoquées, dont nous ne pourrons esquisser même le portrait : Germain Garnier, Joseph Garnier. Deslutt de Tracy, Rossi, Hippolyte Passy, Adolphe Blanqui, Benjamin Constant, Bau-drillart ; et les individualistes du Second Empire : Rémusat, Tocqueville, Girardin. Ce sont des esprits distingués. Ils ont forgé chez nous les idées économiques de la bourgeoisie cultivée, de l'Académie, de l'Université. Ils sont très divers, sans que l'on puisse reconnaitre en aucun d'eux une originalité bien vigoureuse. Aucun génie, aucun chef-d'oue, n'émerge aiment. Nous nous attacherons particulièrement à trois libéraux français : Jean-Baptiste Say d'abord, le premier disciple des Anglais sur le Continent, le maitre de notre école orthodoxe. Ensuite Charles Dunoyer, en qui se rencontrent curieusement l'influence de Saint-Simon et celle du classicisme. Enfin Frédéric Bastiat, l'apôtre du libre-échange, le chantre des « harmonies économiques », le polémiste infatigable qui sut donner une forme vive et légère aux démonstrations de l'anti-interventionnisme. Ces trois personnages ne sont peut-être pas les plus représentatifs de l'école libérale française. Leur pensée plus personnelle, leur plume plus vigoureuse, les en fait émerger, et souvent trancher sur l'ensemble. C'est pourquoi peut-être précisément presque seuls on les lit encore un peu : avec agrément, avec profit.
Parmi les grands classiques anglais, seul Adam Smith a fait sur le Continent de vériles disciples. A presque tous les économistes français, allemands, américains du xixc siècle, la lecture de La Richesse des Nations a révélé leur vocation. Le principe smi-thien de l'harmonie des intérêts a fait le tour du monde. Et le libéralisme « pessimiste » n'a point sur le Continent, comme en Angleterre, recouvert la tradition smithienne. C'est aussi bien qu'il ne représente pas, pour les esprits continentaux, une position d'équilibre. Aux yeux d'un Français, de deux choses l'une : ou la liberté est la clé de l'harmonie et du progrès, comme l'enseignent les phy-siocrates et Adam Smith : alors, vive la liberté ! Ou bien elle engendre des injustices permanentes et entraine l'économie vers la stagnation, à quoi conclut l'analyse ricardienne de la répartition. Alors il faut intervenir, et s'efforcer de corriger artificiellement des mécanismes spontanés aux tant funestes conséquences. Seule la froideur britannique peut s'accommoder sans révolte d'inhumaines fatalités. Pourtant - dira-t-on - tout le libéralisme français est malthusien ? Il est ai qu'il invoque souvent Malthus contre le socialisme ; mais c'est un Malthus optimiste et humaniste, « déguisé en Turgot et en Condorcet » selon le mot de Dupont-White. Et Ricardo représente pour les libéraux autres que britanniques une gênante autorité, que l'on respecte, mais que l'on n'aime point invoquer ; un enfant terrible du classicisme, qui dangereusement fournit des armes aux adversaires. Génétiquement, le libéralisme continental procède donc essentiellement d'Adam Smith. Il en procède surtout à travers l'oue de l'économiste français qui le premier chez nous révéla les idées smithiennes : Jean-Baptiste Say.
Jean-Baptiste Say, ou l'industrialisme
« De même que la meilleure façon d'être clair c'est d'être profond, de même le meilleur moyen d'être profond c'est d'être clair. »
(Ernest Teilhac : L Oue économique de Jean-Baptiste Say, p. 203.)
Il nous faut maintenant revenir en arrière : avant Ricardo, avant le saint-simonisme.
Jean-Baptiste Say est né à Lyon en 1767, au sein d'une famille commerçante calviniste originaire de Nimes, mais qui longtemps avait dû se réfugier à Genève pour éviter les persécutions religieuses. Ainsi, comme au temps de Colbert les huguenots prenaient la tête de l'expansion industrielle française, de même au début du xix" siècle un reformé devait à la physiocratie déclinante opposer un libéralisme industrialiste. A dix-neuf ans, Jean-Baptiste Say fait son premier voyage en Angleterre, et s'enthousiasme au spectacle du prodigieux essor industriel qui soulève les bords de la Tamise, à l'aube du machinisme. Rentré à Paris en 1787, il lit l'année suivante La Richesse des Nations. Désormais l'ouage de Smith ne quitte plus le chevet de Jean-Baptiste Say. Pendant quinze années, il le méditera avant que soit mené à terme son propre Traité. Celui-ci parait en 1803, sous ce titre célèbre - Traité d'économie politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses - qui contient en germe une division de la science économique appelée à devenir traditionnelle. L'ouage connait un vif succès. L'auteur se voit chargé de composer la bibliothèque portative du Premier Consul, en partance pour l'Egypte. Mais Bonaparte s'efforce de persuader Jean-Baptiste Say qu'il ait à remanier son Traité, pour en faire une apologie de certains projets financiers qu'il médite. Say refuse, est éliminé du Tribunat, se voit interdire la réédition du Traité. Il se lance alors dans l'industrie privée, fonde une filature dans le Pas-de-Calais, incarne lui-même pendant six ans ce type de « l'entrepreneur » qu'exalte sa doctrine économique. La victoire des Alliés lui permet en 1814 de publier une seconde édition de son Traité. Désormais commence une troisième partie de sa vie, pendant laquelle il sera professeur et écrivain. Il enseigne à l'Athénée, puis au Conservatoire des Arts et Métiers, puis au Collège de France. Il donne en 1815 un Catéchisme d'économie politique, annote une traduction française des Principles de Ricardo, publie six Lettres à Malthus, puis édite en six gros volumes son Cours du Conservatoire. Il meurt en 1832.
De Jean-Baptiste Say, nous aurions pu nous sentir tentés de traiter au chapitre de l'école classique anglaise. C'est en Angleterre que tout jeune il a conçu son premier enthousiasme industrialiste. Il a traversé de nouveau la Manche dès 1814. Bentham lui-même, Ricardo, tous les benthamites l'ont accueilli avec toutes sortes de prévenances admiratives. Aussi bien, pendant toute la période qui s'écoule entre 1803 et la publication des Principles de Ricardo en 1817, est-ce le Traité de Say qui représente à la face du monde la doctrine classique dans son expression la plus récente et la plus complète. James Mill en admire la belle ordonnance. Tandis qu'il s'acharne à persuader Ricardo d'entreprendre un exposé systématique et rigoureux de la science économique dans son ensemble, c'est l'exemple de Say qui le hante et qu'il propose en modèle à son ami. Plus tard, lorsque lui-même composera ces Eléments of Political Economy que Stuart Mill rédigera d'après ses leçons, c'est à Jean-Baptiste Say qu'il empruntera - pour la parfaire et lui donner sa forme traditionnelle définitive (1) - la classification fondamentale des phénomènes économiques. Jcan-Baptiste; Say, c'est donc l'un des chainons essentiels qui relient, sur le double historique et dogmatique, à La Richesse des Nations les Principles de Ricardo et ceux de Stuart Mill. Disciple officiel de Smith, correspondant de Malthus, inspirateur de James Mill, ami et commentateur de Ricardo, annotateur de Mac Culloch - et maitre du jeune Stuart Mill dont nous avons déjà conté comment il fut reçu chez lui en 1820 lors de son premier voyage à Paris
- Jean-Baptiste Say semble aiment inséparable de l'école anglaise.
Lui-même s'y fût modestement rangé. Il fait hommage à Smith de toute sa pensée. Pour lui, la science économique commence à La Richesse des Nations ; il ne parait pas très loin de croire qu'elle soit avec elle presque achevée. D'aucuns l'ont ici pris au mot, et pensé faire palir sa ure en le qualifiant de simple « vulgarisateur » d'Adam Smith. Le vulgaire professe beaucoup de mépris pour les vulgarisateurs. Pourtant, interpréter la pensée d'autrui
- lorsqu'elle est de qualité - ce n'est pas une vocation moins utile, ni qui veuille moins de valeur personnelle, que celle des créateurs. Moïse n'est pas moins grand pour ceux qui croient que Yah-weh était au Sinaï.
A toute oue anglaise, un disciple français se doit de rendre au moins ce service d'en rendre claire la présentation. L'admiration que Jean-Baptiste Say professe pour La Richesse des Nations ne va pas jusqu'à la lui faire absoudre de son désordre. A la doctrine classique anglaise, Say donnera une forme classique française.
Un maitre anglais que j'eus, diplomate à Genève en même temps que professeur à Oxford, m'a conté naguère que chaque fois qu'il avait une
négociation difficile à mener contre un partenaire français récalcitrant, il avait trouvé un bon moyen pour l'emporter à coup sûr. Il exposait d'abord sa propre thèse à batons rompus, puis demandait à son adversaire de la bien vouloir résumer aussi nettement que possible, afin que tous deux disposassent d'une base ferme de discussion. Et notre compatriote s'appliquait avec tant d'amour et de bonheur à composer une présentation parfaite de la thèse britannique, que, dupe de son propre artifice, sans s'en rendre compte il la faisait sienne, conquis à son contenu même par la forme logique et claire que lui-même lui avait su donner. J'imagine que mon maitre se flattait. Pour lui prêter une expression si éloquente, le Français modifiait sans doute la thèse britannique à l'insu de son auteur, trop ébloui de voir sa pensée brillamment habillée pour en bien contrôler l'identité. C'est le moule qui fait la statue, plus que le platre.
Partout où la riche pensée de Smith apparait aussi bien tant soit peu obscure, Jean-Baptiste Say l'interprétera jusqu'à ce que toute confusion lui en apparaisse éliminée. Par exemple Smith mélangeait la science et l'art économiques. Say pose nettement cette distinction. Ce n'est pas seulement par hostilité à Bonaparte qu'il refuse d'orienter son Traité vers une conclusion politique. Il écrit à Malthus que le savant doit rester spectateur impassible de la réa- lité qu'il observe et analyse. Avec lui l'économie politique, dépouillée de tout finalisme, revendique son autonomie.
C'est en s'écartant nettement de la doctrine de son maitre que Say esquive l'incertitude d'interprétation qui pesait sur la théorie smithienne de la valeur. Pour Jean-Baptiste Say, le principe de la valeur n'est point le travail, mais l'utilité. Une perle trouvée par hasard sur la plage ne représente aucun travail. Elle a de la valeur parce qu'elle est utile : c'est-à-dire parce qu'elle répond à un désir des hommes. Aucun classique anglais n'a dit cela, mais Jean-Baptiste Say. Cela ne suffit point à faire de lui l'inventeur de nos théories modernes, car celles-ci ne mettent l'utilité à la base de la valeur qu'en la combinant avec la rareté dans le concept de satisfaction marginale. Mieux pourtant que la thèse anglaise de la valeur-travail, la doctrine de la valeur-utilité de Jean-Baptiste Say désigne à la pensée économique les chemins de son avenir.
A sa lumière déjà, il élargit et précise la notion de richesse. Tout ce qui est utile mérite d'être appelé richesse. Les services du mede-cin, de l'avocat, du fonctionnaire sont des « produits immatériels » que l'on peut assimiler, du point de vue économique, aux fruits de la terre ou aux fabricats industriels. Il n'y a pas de « classe stérile », pas d'occupations stériles ; seule l'oisiveté mérite cette épi-thète. Adam Smith, encore imparfaitement dégagé de l'influence physiocratique, professait que l'industrie est moins productive que l'agriculture. Mais entre Smith et Jean-Baptiste Say la révolutionIndustrielle a pris place. Say est, décidément, ardemment industrialiste. II dégage et exalte le type de l'entrepreneur ; il montre en ce personnage le pivot de l'activité économique. Il distingue le revenu de l'entrepreneur, qu'il appelle le profit, du revenu du capitaliste qu'il appelle l'intérêt. Ricardo et même Stuart Mill ont ici facheusement négligé les leçons de Jean-Baptiste Say.
Avec l'industrie, la loi des rendements plus que proportionnels domine l'univers de Jean-Baptiste Say. Il envisage avec confiance et enthousiasme une expansion indéfinie et sans cesse accélérée des fabrications industrielles. Produisons - dit Jcan-Baptistc Say - et sans craindre l'engorgement ni la mévente, dont tant d'esprits brandissent la vaine menace. Say s'oppose à toutes les formes de ce que nous appelons aujourd'hui le « malthusianisme économique ». Il entreprend de prouver l'impossibilité des crises générales, cl que plus variées et abondantes sont les productions, moins les déséquilibres sont probables. Tel est l'objet de sa fameuse « théorie des débouchés ». Efforçons-nous à la bien comprendre. Pourquoi, en face d'une production accrue, les
clients feraient-ils défaut ? Faute de monnaie ? Mais la monnaie n'est qu'un intermédiaire des échanges, une sorte d'écran qui recoue et voile un troc réel. Au fond des choses, le boulanger n'achète pas sa viande avec de l'argent, mais avec du pain. Ainsi l'échange est entièrement subordonné à la production. « Les produits s'échangent contre les produits » ; à l'échelle de la nation ou du monde, l'ensemble des produits contre l'ensemble des produits. Comment, entre ces deux termes identiques, un déséquilibre serait-il concevable ? Un engorgement général des marchés, c'est un concept logiquement absurde. Et sans doute des crises partielles sont possibles. Mais si « certains produits surabondent » c'est « parce que d'autres sont venus à manquer ». Pour prévenir, pour réduire de tels déséquilibres ce n'est pas diminuer la production qu'il convient de faire, mais bien l'intensifier et la diversifier au maximum. Et pour cela s'abstenir d'abord de toute intervention autoritaire. « L'équilibre - dit Jean-Baptiste Say - ne cesserait d'exister si les
moyens de production étaient toujours laissés à leur entière liberté. » C'est ainsi que déjà Jean-Baptiste Say oriente l'école française selon la tendance optimiste qui la caractérisera de plus en plus. Il ne nous appartient pas ici de démêler ce que la « théorie des débouchés » de Jcan-Baptistc Say peut combiner de sophisme purement verbal, d'erreur irréductible, et d'intuition géniale de la vérité. Mais pour qu'aujourd'hui encore, cent quarante ans après le Traité, on ne voie point d'ouage théorique sur les crises qui ne commence par s'y exercer, il faut bien que l'ancêtre de l'école libérale française ait mis le doigt sur un aspect profond du problème.
Jean-Baptiste Say n'a pas plus emprunté à Smith sa théorie des débouchés, qu'il n'a fait sa théorie de la valeur. Quoi qu'il en ait voulu dire, il doit beaucoup aux économistes français, ses prédécesseurs et ses contemporains. Lorsque le vieux Dupont de Nemours l'accuse, attaquant Quesnay, de « battre sa nourrice », Say répond que depuis ce lait, il a mangé « beaucoup de pain, et même des tranches d'aloyau » - et c'est La Richesse des Nations qu'il veut dire. Mais le goût du lait lui est resté dans la bouche. D'abord, tandis que Smith avait pris appui sur les idées physio-cratiques pour s'opposer au mercantilisme encore ambiant en Angleterre, on a l'impression que Jean-Baptiste Say ne s'appuie sur Smith que pour prendre le contrepied de la physiocratie (2). L'affirmation du caractère purement spéculatif et objectif de la science économique, les produits immatériels ne signifient pas autre chose qu'un renversement des thèses physiocratiques. Toutefois les physiocrates n'ont pas servi à Jean-Baptiste Say que de repoussoir. Qui donc la théorie des débouchés ne ferait-elle songer au Tableau économique ? Et plus directement qu'à l'authentique noyau des physiocrates orthodoxes, Say parait redevable à des auteurs qui se situent aux frontières doctrinales de la physiocratie : Gournay, Turgot, surtout l'abbé de Condillac. « Il y a quelque chose à recueillir parmi le babil ingénieux » de Condillac. condescend à reconnaitre Say. Certes, et lui-même n'y a pas manqué. Valeur-utilité,
productivité de l'industrie et du commerce, distinction de l'entrepreneur et du capitaliste, du profit et de l'intérêt, tout cela déjà se trouvait chez Condillac.
El Condillac, comme Say. aimait le clair langage. Say n'a point l'éloquence ni l'abondance du verbe de son maitre Smith. Sa langue est simple et claire, sobre et ferme à la fois, ordonnée, précise, sans recherche mais aussi bien sans négligence (3). Un ami, qui est historien, me disait un jour que chaque fois qu'il avait fait l'expérience de feuilleter un manuel d'économie politique, il l'avait bientôt abandonné sous le coup de cette impression gênante que tout y était simple, évident, neutre : une collection de truismes. C'est depuis Jean-Baptiste Say que la manière des économistes français peut encourir ce reproche ou ce compliment. « Si transparente est sa pensée - écrit M. Teilhac - qu'il faut un oil singulièrement exercé pour voir autre chose que le jour à travers. » C'est une des raisons sans doute pour quoi la lecture de Jean-Baptiste Say tente si peu nos contemporains. Cette oue volontairement dépouillée, consciencieuse, limpide, nous ennuie un peu comme un roman trop pur. Tout ce qu'elle a apporté à la science économique est depuis longtemps intégré à l'enseignement traditionnel. N'en ressortent plus à nos yeux que les erreurs et les longueurs.
D'aucuns, qui rabaissent indûment la ure du plus grand philosophe français de notre temps, ont qualifié Bergson d'« homme-passerelle ». Le mol conviendrait assez bien à Say. Entre la phy-siocratie et Smith d'une part, et d'autre part l'école libérale et toute la science économique moderne, la transition est confuse et marécageuse, dont Jean-Baptiste Say émerge, qu'il domine. Pourtant il n'a pas seulement réuni deux rivages. Innombrables sont les routes doctrinales qui passent par son oue. Et nous l'appellerions plutôt - s'il vous plaisait - l'« homme-carrefour ».
Charles Dunoyer, ou le libéralisme s'embourgeoisk
De Jean-Baptiste Say, que l'on rattache volontiers à l'école anglaise, il est presque traditionnel de distinguer assez nettement Charles Dunoyer et Frédéric Bastiat, pour les réunir avec l'Américain Henry Charles Carey (4) en une prétendue « école optimiste franco-américaine ». Pourtant les tendances doctrinales de Dunoyer et de Bastiat sont bien, par rapport à Adam Smith et aux physiocrates, les mêmes en gros que celles de Jean-Baptiste Say. Quelques décennies après lui, ils ont poursuivi l'effort de clarification de la doctrine classique qu'il avait amorcé ; comme lui et plus que lui. ils ont teinté chez nous le libéralisme d'un optimisme systématique.
Charles Dunoyer, né en 1786, a fondé et dirigé avec Charles Comte, pendant les premières années de la Restauration, ce périodique d'opposition tant de fois traqué par l'autorité, qui fut tantôt journal, tantôt revue, et plusieurs fois changea de nom, pour s'intituler tantôt Le Censeur et tantôt Le Censeur européen. Cette publication incarnait la résistance libérale, au lendemain du retour des Bourbons. On se souvient que Saint-Simon y a collaboré. La doctrine de Jean-Baptiste Say inspirait le mouvement. La Révolution française, Say, Saint-Simon, toutes les grandes sources de la pensée de Dunoyer se trouvent là momentanément réunies.
Dunoyer a passé toute sa vie à récrire sans cesse le même lie. En 1845, il en a donné la version définitive, sous le titre De la Liberté du travail, ou simple exposé des conditions dans lesquelles les forces humaines s'exercent avec le plus de puissance.
« L'économie politique est la science de la liberté. » C'est Saint-Simon qui a écrit cette phrase, précisément au cours de la période de sa vie où il collaborait au Censeur. Mieux qu'aucune autre sans doute, elle résume la doctrine de Dunoyer. Le libéralisme de Dunoyer ne se confond pas avec l'individualisme anglo-saxon. Il est le prolongement direct d'un humanisme, non plus l'appendice ou le corollaire d'une conception atomistique de l'homme et du monde. Aussi bien la liberté selon Dunoyer ne se ramène-t-elle pas à l'absence de contrainte. La liberté, c'est la « puissance d'action » de l'homme, son empire sur lui-même et sur la nature. Conception positive, et non plus négative de la liberté, qui chez Dunoyer se confond presque avec la productivité. Elle n'est pas un droit, mais un fait. Et non comme pour les physiocrates un principe a priori, une vérité métaphysique immuable, mais le fruit en voie de maturation de cette évolution progressive qui forme la trame de l'histoire. Avec Dunoyer, la liberté ne se démontre pas dans l'abstrait : on observe ses progrès. La clé de cette conception historique, dynamique, relativiste de la liberté, c'est l'influence de Saint-Simon. La collaboration de Saint-Simon et de Dunoyer au Censeur en 1814, sous le signe des idées de la Révolution française et de Jean-Baptiste Say, quel lumineux symbole ! Et quelle capitale charnière dans l'arbre généalogique des doctrines économiques françaises !
Dunoyer insiste beaucoup sur la morale. Il voit en elle (cela encore est bien saint-simonien) une pièce de l'appareil économique. L'immoralité limite la liberté, la productivité. C'est pour cela, précisément, qu'elle est immorale. Dunoyer subordonne et ramène le juste à l'utile. La vertu est en quelque sorte un facteur de la production, un moteur du progrès économique. C'est Dunoyer qui a teinté le libéralisme français de ce moralisme qui le distingue parmi les nations, et souvent lui donne un aspect quelque peu boiteux, théoriquement moins rigoureux sans doute que son émule d'outre-Manchc auquel suffit l'hypothèse très simple d'un homo oeconomicus purement égoïste.
Non moins que la morale, Dunoyer prône l'industrie. Poursuivant contre les physiocrates la réaction de Jean-Baptiste Say, il efface toute distinction et toute hiérarchie entre les activités humaines. On ne produit jamais que de l'utilité, et donc tous les produits sont immatériels en tant que produits. Dunoyer identifie complètement les biens et les services. Il appelle producteurs les comédiens et les ecclésiastiques. A certains moments pourtant, on a l'impression que Dunoyer efface moins la hiérarchie traditionnelle et physiocratique des professions qu'il ne la renverse. Dans l'agriculture la nature limite la liberté de l'homme. De tous les arts, n'est-elle pas « le moins favorable au progrès des hommes » ? Au contraire Dunoyer vante les vertus civilisatrices de la vie urbaine, de la concentration économique, du machinisme, de la densité de population qu'implique la civilisation industrielle. L'industrialisme de Jean-Baptiste Say et celui de Saint-Simon convergent dans sa pensée.
Toute activité utile est productive. Même celle de l'Etat, qui pour Dunoyer n'est qu'un producteur parmi les autres : producteur de sécurité. Voilà le dernier aboutissement de la théorie des produits immatériels. Dunoyer ne pense pas ainsi rabaisser le personnage de l'Etat, au contraire. La sécurité est à ses yeux un produit indispensable, éminemment utile. Le progrès de la civilisation implique le perfectionnement de l'Etat, et qu'il joue de plus en plus efficacement son rôle. Mais le progrès veut aussi bien que de plus en plus scrupuleusement il s'y cantonne. Dans tous les domaines de l'activité économique, la division du
travail est la voie même du progrès ; la spécialisation doit se manifester dans l'art gouvernemental comme dans les autres « industries ». L'Etat n'a qu'un rôle : producteur de sécurité. Qu'il cesse donc d'empiéter sur les fonctions des autres producteurs ! « L'Etat - écrit Dunoyer - doit se garder de rien faire qui trouble le mouvement d'ascension ou de décadence (5) auquel sont naturellement liés les individus. » Sa fonction, c'est de punir le mal. Le prévenir - et plus encore faire le bien - excède sa compétence. « L'Etat, très capable de nuire, l'est très peu de faire le bien », voilà une des phrases les plus célèbres de Dunoyer. Mais l'école libérale française a dévié sa pensée lorsqu'elle en a tiré cette formule un peu trop raffinée : « Quand l'Etat fait le bien, il le fait mal ; quand il fait le mal, il le fait bien ». Dunoyer ne se lie pas à la démagogie antiétatique. Il est libéral, non du tout anarchiste. Liberté absolue sauf répression en cas d'abus, telle est sa doctrine. L'Etat c'est le gendarme, qu'il soit zélé gendarme, qu'il ne soit que gendarme : il n'a rien à faire avec les honnêtes gens.
Dans l'application, l'anti-interventionnisme de Dunoyer va très loin. A ses yeux le régime économique issu de la Révolution française et de l'Empire est une sorte de colbertisme plus ou moins camouflé. Le Concordat, le monopole des postes, celui des acs, celui des poudres, l'enseignement public, le monopole des agents de change, celui des officiers ministériels, les fermes-écoles subventionnées, les haras publics, les Ponts et Chaussées, tout cela constitue autant d'empiétements scandaleux de la puissance publique sur le domaine de l'activité privée. Dunoyer s'élève même contre toute réglementation officielle de la profession de médecin, et contre la subordination du droit d'exercer la médecine à l'obtention de grades universitaires. Il faudrait à son gré laisser la concurrence seule éliminer les charlatans.
Dunoyer, naturellement, est libre-échangiste, hostile aux prohibitions et aux droits de douane. Fidèle au relativisme historique que Saint-Simon sans doute lui a enseigné, il pense que le
nationalisme économique était autrefois justifié, tant que l'insécurité des contrats à longues distances rendait périlleux le
commerce international. Le libre-échange n'a pas toujours été possible ni souhaile, mais il est le régime qui convient à « l'état industriel ». A ceux qui contre le libre-échange et les traités de commerce brandissent l'épouvantai! de la concurrence étrangère, Dunoyer fait spirituellement remarquer que l'on a rarement vu aucun pays faire la moue devant aucune extension territoriale ; alors que pourtant, du point de vue économique, l'annexion réalise une union douanière totale. Les expansions de la France impériale, son hégémonie européenne, le blocus napoléonien ont transformé l'Europe continentale, sous l'Empire, en une vaste surface de libre-échange. Ne fut-ce point une expérience profile ? Dunoyer s'appuie sur elle pour opiner qu'« on pourrait arriver à la suppression de toute barrière douanière entre des pays très divers et très inégalement avancés non seulement sans détriment, mais avec profit pour l'industrie des uns et des autres ».
Dunoyer se déclare hostile à tout enseignement public, à l'obligation scolaire, à la gratuité des études. Pourtant en 1813, dans le Censeur européen, il avait proclamé que l'instruction populaire était une tache urgente. Maintenant il opine que sur ce point même, il faut laisser faire, attendre que d'elles-mêmes les classes populaires aient conçu le désir et conquis les moyens de s'instruire. Et Dunoyer se laisse glisser aux formules les plus hypocrites des réactionnaires les plus enracinés : « Est-ce vérilement servir les familles paues que d'éveiller ainsi prématurément leur sensibilité et leur intelligence ? Ne vaudrait-il pas autant patienter ? Ne serait-il pas aussi sage et aussi vérilement bienveillant de laisser le progrès de leur éducation se subordonner à celui de leur aisance ? » Dunoyer condamne aussi bien toutes les mesures d'assistance publique. Il se récrie sur un ton particulièrement acerbe contre cette loi anglaise qui organise une première protection - combien timide ! - des enfants travaillant dans les manufactures. Dunoyer publie sa Liberté du travail au moment où la cruauté du régime industriel atteint son apogée. L'académicien Villermé vient de faire des révélations épouvanles sur les misères des salariés de l'industrie. Des femmes travaillent jusqu'à dix-huit heures par jour en des ateliers insalubres, pour des
salaires de misère ; des enfants de cinq ans sont employés dans des manufactures, toute la journée et parfois la nuit, sous la menace constante du fouet : dans les familles de tisserands à Mulhouse la vie probable à la naissance n'excède pas un an et demi. Qu'importe à Dunoyer ? « Il est bon - écrit-il - qu'il y ait dans la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les familles qui se conduisent mal, et d'où elles ne puissent se relever qu'à force de se bien conduire. La misère est ce redoule enfer. » Par « se mal conduire » Dunoyer sans doute entend ici surtout « avoir trop d'enfants ». Et nous reconnaissons l'écho de Malthus, dont comme tous les libéraux français à cette époque Dunoyer se proclame le disciple. Mais Malthus avait bon cour. De l'excès de la procréation, il tenait Eve sans doute pour responsable, plus que les ouiers ses contemporains. Il condamnait les lois sociales, mais avec regret, et parce que sincèrement il croyait que leurs effets vériles déjouaient fatalement leurs généreuses intentions. Il réclamait en revanche que l'on entreprit un audacieux effort d'enseignement en faveur des masses. Chez Dunoyer, au contraire, la logique libérale vient à l'appui d'une indifférence méprisante et hostile - que l'on sent croitre en son oue de plus en plus - à l'endroit des classes populaires. C'est avec Dunoyer, après 1830, que nous voyons le libéralisme devenir ce qu'il n'avait encore jamais été en France : une doctrine de classe. Les physiocrates étaient à gauche, si l'on peut dire, et Jean-Baptiste Say aussi. La liberté signifiait pour eux les lumières, le progrès. A vingt-cinq ans, au Censeur, Dunoyer se situait du même côté. Mais voici que le journaliste traqué par les préfectures du début de la Restauration devient lui-même préfet de l'Allier, puis de la Somme sous la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe. Le gouvernement qui par la bouche de Guizot s'écrie : Enrichissez-vous ! représente et défend la classe riche, la « classe de la liberté », contre laquelle grondent déjà les murmures et les menaces de cette populace avide et revendicatrice, dont les doctrines socialistes et interventionnistes encouragent les entreprises. Dunoyer est l'homme de la monarchie de Juillet. En 1848, il dénonce comme une monstruosité le suffrage universel, qui « fait du gouvernement l'industrie de ceux qui n'en ont pas » (les chômeurs). Il se montre de plus en plus dur pour les masses. Et quand, au nom de sa doctrine de l'Etat, il demande que l'on réalise la diminution du nombre des fonctionnaires par la réduction de leurs traitements, on croit entendre le bourgeois français avare des deniers qu'il verse au percepteur, jaloux des serviteurs de l'Etat, persuadé que les pouvoirs publics n'ont d'autre raison d'être que la protection de son coffre-fort.
La doctrine de Dunoyer, c'est un industrialisme libéral et bourgeois, qui a commencé par être principalement industrialiste sous l'influence de Saint-Simon, puis est devenu surtout libéral, pour finir avant tout bourgeois. Ainsi cette pensée remarquablement sle et immobile a malgré tout, lorsqu'on en considère les nuances, sa ligne d'évolution : celle-là même qu'a suivie, pendant le second quart du xixe siècle, le libéralisme français dans son ensemble. En 1820, lorsque Jean-Baptiste Say commençait d'enseigner au Conservatoire des Arts et Métiers, les autorités refusaient d'intituler sa chaire « chaire d'Economie politique » : parce que ce terme, parce que cette science paraissaient alors subversifs. Au contraire dans les années 1840, on ne peut qualifier quelqu'un d'« économiste » sans évoquer un défenseur de l'ordre éli. Et sans doute la dynastie a changé. L'économie politique aussi. De son évolution Dunoyer est l'un des principaux artisans. C'est de lui que chez nous procédera l'orthodoxie économique du patronat, des Facultés de Droit, du milieu bien pensant : c'est à lui que remonte la conjonction du libéralisme économique avec le moralisme bourgeois et le conservatisme social.
Frédéric Bastiat, ou les harmonies économiques
«La Vérité la Vérité. »
(Dernières paroles de Bastiat, à Rome, le 24 décembre 1850.)
« On a beau dire qu'il n'y a pas de poésie dans les sciences expérimentales, cela n'est pas ai : car cela reviendrai! à dire qu'il n'y a pas de poésie dans l'oue de Dieu. »
(Frédéric Bastiat : Compte rendu de La Liberté du Travail de Dunoyer. 1845.)
Nous nous attarderons moins longtemps en comnie de Frédéric Bastiat. Non qu'il ne soit agréable, en quittant Dunoyer, d'aborder un libéral français à la verve plus brillante, à la pensée plus hardie, au cour plus tendre aux humbles, à l'ame plus claire.
Mais aussi bien son esprit est-il moins scientifique, et sa dialectique plus superficielle. A ce logicien polémiste manquent ce sens de l'histoire et ce goût de l'ampleur que Saint-Simon avait insu-flés à l'équipe du Censeur.
Frédéric Bastiat est un petit-bourgeois de province, né à Bayonne en 1801. Les neuf dixièmes de son existence d'un demi-siècle se sont écoulés sur les bords de l'Adour, dans un gros bourg des Landes. On ne connaissait pas encore, il y a cent ans, la centralisation intellectuelle dont l'esprit français a depuis lors été victime. Partout disséminées dans les provinces vivaient alors de multiples sociétés savantes locales. Un peu compassées déjà peut-être, mais actives, elles protégeaient, stimulaient, révélaient à leur heure les trésors d'esprit de la nation. Bastiat, juge de paix à Mugron, y fréquentait un petit cercle d'études économiques. Ardemment il y défendait l'Angleterre, qu'il admirait sans la bien connaitre encore, contre les préventions entêtées de ses collègues unanimes. Un beau jour de 1844, pour trancher une contestation sur le texte d'un discours de Robert Peel, il a l'idée de s'abonner à un journal anglais : c'est ainsi que lui est révélée l'activité des hommes de Manchester, de Richard Cobden, de Bright, et de la Ligue contre les Corn-Laws dont l'activité bat son plein, à l'approche du triomphe de 1846. Pour Bastiat, cette découverte est un appel. Il sera le Cobden français ! Tout de suite il se met à l'oue : il publie une série de petits pamphlets qu'il intitule Sophismes économiques ; il rédige son premier lie : Cobden et la Ligue. En mai 1845, c'est la chevauchée de Domrémy jusqu'à Chinon : Bastiat, avec son costume et ses manières démodées de provincial, arrive à Paris pour y faire imprimer son ouage. « L'épée est sortie du fourreau - écrit-il à Cobden - elle n'y rentrera plus ; le monopole ou moi iront avant au Père-Lachaise. » Bastiat approche alors de quarante-quatre ans. Il ne lui reste guère plus de cinq années à vie, pendant lesquelles il sera presque constamment malade et diminué dans ses facultés de travail ; on se demande comment pendant ce temps si bref il a pu faire tant de choses.
En 1846, une Association pour la Liberté des Echanges se constitue. La salle Montesquieu, où elle se réunit à Paris, devient bientôt le centre d'une ardente activité. Richard Cobden y est reçu et fêté. L'ame de toute cette agitation, c'est Frédéric Bastiat, qui remplit les fonctions de secrétaire général. Pour gagner l'opinion publique à la liberté commerciale, il met en oue tous les moyens de l'enseignement, toutes les ressources de la proande. Les concours affluent autour de lui, éclairés, notoires, généreux, fidèles. Pendant ces deux années de travail fébrile (1846 et 1847) nul ne pourrait dire que l'Association française pour la Liberté des Echanges n'est point appelée aux mêmes glorieuses destinées, aux mêmes éclatants succès que la Ligue de Cobden.
Cependant survient la révolution de féier. Basliat l'accueille favorablement : avec le cens électoral, le protectionnisme ne perd-il point son plus solide rempart ? Pourtant la seconde République entraine l'actualité sur d'autres voies ; la camne pour la liberté des échanges se trouve brusquement mise en sourdine. Consolons-nous, car ces circonstances vont offrir à Bastiat l'occasion d'un élargissement de sa pensée économique. Républicain convaincu, il siège à gauche à la Constituante, puis à la Législative. Mais la montée du socialisme et de l'interventionnisme n'aura pas d'adversaire plus vigoureux que lui. Bastiat ne se raidit pas comme Dunoyer dans une réaction de défense de l'ordre éli et de la classe riche. Il n'est pas plus tendre à l'antilibéralismc que Thiers incarnera après les journées de juin, qu'avant elles à celui de Louis Blanc. Ce qu'il combat en n'importe quel interventionnisme, c'est l'erreur. Il loue les généreuses intentions des réformateurs ; il n'est pas éloigné de les partager ; mais il dénonce et pourchasse leurs « sophismes » et se propose d'éclairer l'opinion qu'ils égarent. Il lui faut pour cela une théorie générale de l'équilibre économique. 11 conçoit alors le projet d'un grand ouage. Les Harmonies économiques. Le premier volume parait au début de 1850. C'est l'oue principale de Bastiat. Il ne lui sera pas donné de la poursuie.
« Le socialisme - a dit Basliat - consiste à rejeter du gouvernement du monde moral tout dessein providentiel. » Mais qui donc a montré cette voie, sinon les pessimistes anglais ? Si l'on veut déraciner le socialisme, il faut d'abord réfuter le système ricar-dien, dont les désolantes conclusions l'expliquent et le fondent. Il faut d'abord réfuter la théorie de la rente et lever la menace qu'elle fait peser sur le progrès. Les Harmonies ont été conçues surtout en prenant le contrepied de la doctrine de Ricardo, avec un parti pris d'optimisme intégral. Or, cette réaction entraine Basliat bien au-delà de Smith, de Say, et des opinions qui avaient cours dans l'école libérale française contemporaine. Les Harmonies déroutent et scandalisent la plupart des anciens amis de Bastiat. Devant cette incompréhension presque générale, il se sent découragé. Cependant sa maladie progresse et l'épuisé. Après avoir lié au public un dernier et brillant pamphlet : Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, il abandonne le chantier et part pour Rome, où l'attirent les joies de l'art dont il s'est longtemps seé pour se consacrer entièrement à son combat. C'est là qu'il meurt peu de temps après, le 24 décembre 1850.
Bastiat est un lutteur, plus qu'un savant. Nerveux, opiniatre, infatigable malgré ses misères physiques, il montre dans la controverse l'agilité et le courage du Basque - en même temps qu'il a le don de sympathie et la prodigalité de paroles d'un bon méridional. Inlassablement, sûr d'avance de convaincre parce qu'il est convaincu de ne rien avancer que de sûr, il démonte les « sophismes » et démontre les « harmonies ». Bastiat, de même que les physiocrates, est un grand témoin de l'évidence ; mais sans leur hermétisme. Il écrit pour le grand public, non pour un cénacle d'initiés. Son vocabulaire n'a point d'arcanes. Il raisonne avec son bon sens, et fait appel au bon sens de tous.
Pour Bastiat, la réfutation du protectionnisme est à la portée des enfants. Frapper d'un droit de douane l'importation d'un produit, n'est-ce point condamner le consommateur national à le payer plus cher qu'il ne vaut ? Et de ce surplus qui donc profite ? Le fisc sans doute, si le produit a été importé. Mais dans le cas contraire ? Le producteur national. Donc les droits de douane constituent un très mauvais impôt, puisqu'une partie seulement des sommes prélevées sur les consommateurs profite au Trésor ; pour le reste, ils perpétuent une vérile spoliation des consommateurs au bénéfice des producteurs ; enfin ils appauissent la nation puisqu'ils l'entrainent à produire cher ce quelle pourrait acheter au-dehors bon marché. Telle est l'argumentation toute simple - trop sans doute - que Bastiat ne se lasse de répéter. Il raille les « sophismes » de la thèse inverse : nulle part peut-être avec plus d'esprit et de bonheur que dans sa célèbre Pétition des marchands de chandelles contre la concurrence du soleil. Nous y voyons les fabricants de produits résineux - auxquels ironiquement Bastiat prête sa plume - demander instamment la protection du législateur contre un dangereux concurrent : le Soleil. Si la loi consentait à interdire les fenêtres, sans aucun doute l'industrie du suif s'en trouverait encouragée. Et non pas elle seule : par répercussion toutes les industries bénéficieraient de proche en proche du coup de fouet qu'aurait ainsi reçu l'une d'entre elles (6). La requête est ridicule ? Pourtant les droits de douane dont est frappée l'entrée en France des agrumes ne font rien autre qu'empêcher le soleil d'Ibérie de pénétrer chez nous sous forme d'oranges et de mandarines. Ainsi s'éclaire l'absurdité du protectionnisme ; et pour nous aussi bien la manière de Bastiat. On l'a appelé « le La Fontaine de l'économie politique ». Il a su mettre en paraboles amusantes la pédantesque doctrine libérale.
Le libre-échangisme de Bastiat contient déjà le principe de sa doctrine générale : l'idée de l'harmonie. La société la plus libérale est en même temps la plus progressive, la plus heureuse, la plus prospère et la plus juste. Bastiat ne sépare pas l'utile du juste comme Say. Il ne subordonne pas le juste à l'utile comme Dunoyer. Il les réunit, il les confond comme Quesnay. Bastiat croit à la convergence de toutes les fins et de tous les intérêts. « Le bien de chacun - écrit-il - favorise le bien de tous, comme le bien de tous favorise le bien de chacun. » Toute physiocratique est cette béatitude. Mais la phrase de Bastiat sonne aussi bien comme une devise mutuclliste. Proudhon, Bastiat, tous deux humanistes, tous deux fervents du progrès, tous deux ennemis de la « spoliation ». Ce que l'un attend de la raison humaine par le moyen de contrat, c'est cela même que l'autre voit réalisé déjà grace à la Providence, par la liberté. Ame d'artiste refoulée, Frédéric Bastiat qui n'a pas sans regret abandonné son violoncelle pour entrer en lice contre les sophismes de l'intervention, écoute maintenant avec ravissement les divines harmonies du monde économique.
Pourquoi faut-il donc que des échos d'Angleterre en viennent parfois hausser les accords ? Contre la doctrine de l'harmonie, se dresse plus d'une thèse de l'école classique. La rente ricardienne en particulier fonde logiquement, selon Bastiat, la condamnation du régime libéral. Mais c'est Ricardo que Bastiat condamne. A sa théorie de la valeur-travail, base de toutes les conclusions pessimistes des Principles - comme aussi bien à la théorie de la valeur-utilité proposée par Jean-Baptiste Say, et qui semble à Bastiat facheusement amorale - il oppose une théorie de la valeur-service qui fond l'une et l'autre en un seul concept (7). Ce qui mesure la valeur d'échange d'un produit, c'est le service qu'il rend à l'acheteur. La division du travail et les relations d'échange spontané réalisent entre les hommes une sorte d'association universelle, au champ beaucoup plus vaste, aux liens inablement plus complexes et plus riches que n'en ont pu rêver ensemble tous les inventeurs de phalanstères et de mutuellismes. Dans cette association spontanée, tous se rendent service les uns aux autres. Paraphrasant J.-B. Say, Bastiat profère que « les services s'échangent contre les services » ; et il ajoute : « La valeur, c'est le rapport des services échangés ». Et quelle est donc la mesure des services ? C'est ici que commencerait le problème. Mais Bastiat ne pousse pas si loin l'analyse : il se contente de ce mot de « service », qui éclaire à ses yeux la moralité de l'échange.
Bastiat nie purement et simplement la rente foncière. Pour lui, la terre produit de l'utilité, non de la valeur. Tout ce que la nature fournit est gratuit. Or Bastiat professe que dans l'ensemble de la production, la part impule à la nature tend à croitre sans cesse, cependant que décroit relativement la part impule au travail de l'homme. Dès lors le champ des utilités gratuites (et donc communes à tous) s'étend sans cesse aux dépens de celui de l'utilité onéreuse (appropriée). Ainsi la liberté tend spontanément et progressivement vers ce que les réformateurs cherchent à réaliser artificiellement et prématurément : la communauté dans l'abondance.
De même que pour Bastiat la richesse est de plus en plus gratuite, la valeur, à l'en croire, est de mieux en mieux partagée. Au fur et à mesure que se développe le progrès en régime libéral, le taux de l'intérêt s'abaisse (8) et la part du
capital diminue sans cesse relativement à celle du travail -cependant qu'absolument les revenus du capitaliste s'accroissent, mais à un rythme moindre que ceux des travailleurs. La liberté tend d'elle-même vers l'égalité, à quoi les socialistes la voudraient immoler.
Quand on est du Nord, on peut trouver Bastiat primaire et radoteur. On peut penser que ce grand pourfendeur de sophismes économiques n'en a tant aperçu chez les protectionnistes et les socialistes que parce que le sophisme était dans l'oil de son propre esprit logisticien et verbal. Pourtant les pamphlets et Les Harmonies de Bastiat ont su populariser, sous une forme à la fois agréable et dépouillée, sans en rien sacrifier d'essentiel, les grandes thèses du libéralisme économique. Et leur portée dépasse cette tache de vulgarisation. C'est à Bastiat tout d'abord que remonte l'idée - devenue maintenant chez nous presque inséparable de la pensée libérale - de la primauté du consommateur. Si Ricardo demandait l'abolition des Corn-Laws, c'était en faveur des producteurs manufacturiers. Bastiat dénonce dans le protectionnisme une spoliation du consommateur. Après tout on ne produit que pour consommer, pour satisfaire des besoins. Bastiat qui ne redoute pas les truismes, a restauré celui-là. Humaniste, il s'est élevé contre cette économie politique inhumaine qui faisait de la production une fin en soi.
L'économie politique, avec Bastiat, est partiale. Elle soutient une thèse : celle de l'abstention totale de l'Etat en matière économique. Elle la prouve, en démontrant l'existence d'un équilibre automatique et d'un progrès spontané. Et nul peut-être n'avait présenté cette vieille idée physiocratique et smithienne avec autant d'ampleur et d'absolutisme que Bastiat. Pour lui le régime libéral tend de soi-même vers l'abondance des biens et i'élimination de la rareté économique, vers la complète communauté des richesses, vers la disparition des revenus capitalistes, vers l'égalisation des revenus et des conditions. A la limite, il rejoint les fins mêmes du socialisme. Aussi bien la portée de l'oue de Bastiat excède-t-clle les frontières de l'hypothèse de la concurrence parfaite dans laquelle il s'est cantonne, et dont il proclamait la valeur scientifique exclusive. Le
capitalisme libéral est pour lui la vérité ; mais il a dépassé les vérités propres au capitalisme libéral. Il a découvert et approfondi des fonctions et des lois essentielles qui se retrouvent sous des formes diverses quel que soit le régime économique, et que pour cette raison les modernes appellent « fondamentales ». Ainsi s'explique sans doute la tendresse que souvent les théoriciens de l'économie ifiée portent à l'individualiste Bastiat. Et voilà aussi bien pourquoi, de nos jours encore, il n'est peut-être pour un profane d'initiation plus attrayante, plus fructueuse, et plus large (9) à l'économie politique que la lecture de cette oue d'occasion, bientôt centenaire : Les Pamphlets, Les Sophismes, Les Harmonies de Bastiat.