Le régime de la concurrence est un des principes constitutifs du
marché commun puis du marché unique. En effet, l'exploitation des économies d'échelle amène à une Europe de grandes entreprises et à une structure de marché de type oligopolistique, c'est-à-dire où le nombre de producteurs est suffisamment limité pour que les décisions de l'un aient une influence sur les décisions des autres. La politique de la concurrence doit simultanément permettre l'émergence d'entreprises à la dimension du grand marché, tout en évitant que les mouvements de concentration n'aboutissent à la
constitution de monopole. Elle est à la fois conçue pour favoriser l'intégration des marchés, et prolonge en cela les libertés de circulation au fondement du marché unique, mais aussi pour veiller à leur régulation. Le cas des entreprises publiques, souvent détentrices de situation de monopole au nom du
service public, posait un problème particulier. Si un monopole leur a été reconnu sur les infrastructures qu'elles géraient, leurs activités de prestataires de services ont été ouvertes à la concurrence au nom d'un droit à la « contesilité » de leurs marchés.
Les règles de la concurrence
L'analyse qui est faite dans le cadre communautaire est que la concurrence peut être faussée aussi bien par les pratiques des entreprises que par les soutiens des États. Des instruments juridiques appropriés ont été mis en place dans les deux cas afin d'instaurer plus d'équité de façon à tendre vers une concurrence significative plus qu'une concurrence pure et parfaite.
Toutes les entreprises, qu'elles soient pries ou publiques, communautaires ou originaires de pays tiers, relèvent des articles 81 et 82 du traité [art. 85 et 86] :
- l'article 81 interdit les ententes et pratiques concertées qui visent à fixer
les prix, limiter ou contrôler la production, les débouchés, le
développement technique ou les investissements, répartir les marchés, discriminer entre partenaires commerciaux et pratiquer la vente liée. Toutefois, le paragraphe 3 prévoit que des ententes et pratiques concertées qui « contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou
économique », peuvent être autorisées. Toutes les ententes et pratiques concertées ne sont donc pas condamnables ;
- l'article 82 condamne « l'exploitation abusive d'une position dominante », qui consiste à avoir recours aux pratiques abusives dénoncées par l'article 81, et non pas la position dominante en tant que telle. Il a joué un rôle important au début des années 90 pour remettre en cause les monopoles publics.
Les
aides versées par les États et les dispenses de charges qu'ils accordent aux entreprises sont de nature à fausser les conditions de la concurrence dans le cadre communautaire. Cette approche était nouvelle pour les législations et les autorités nationales spécialisées sur les problèmes de concurrence qui avaient jusqu'alors uniquement axé leur action sur les pratiques anticoncurrentielles des entreprises. L'approche d'une législation fédérale ne peut être que différente dans la mesure où les soutiens versés par les différentes autorités publiques nationales affectent l'homogénéité de l'environnement des entreprises européennes. Les articles 87 et 88 [art. 92 et 93] précisent l'approche communautaire :
- l'article 87 délimite les aides publiques jugées compatibles avec le marché commun. Elles concernent les aides à caractère social, celles destinées à remédier à des énements exceptionnels (calamités naturelles, perturbations graves de l'économie), à soutenir le développement de régions en retard de développement et à promouvoir la culture ;
- l'article 88 impose aux États membres d'informer la Commission des mesures qu'ils projettent. L'existant fait l'objet d'un examen bilatéral. Le texte précise les conditions de la suppression ou de l'aménagement d'une aide si elle s'avère incompatible avec le marché commun ou « appliquée de façon abusive ».
Le traité de Rome restait néanmoins silencieux sur le problème des concentrations d'entreprises. Or, sur certains marchés, de nouvelles concentrations peuvent aboutir à la constitution d'un monopole qui supprime par définition toute concurrence. L'arbitrage était délicat entre la volonté de favoriser des fusions et acquisitions qui permettent la formation d'entreprises à la dimension du grand marché et le souci d'éviter les monopoles. La relance du marché intérieur a imposé l'adoption d'une procédure de surveillance des concentrations parce qu'il y a eu, à partir de 1989, une accélération des regroupements - les entreprises tentaient d'atteindre la taille critique propre à leur conférer un pouvoir de marché au niveau européen -. Le règlement « concentrations », adopté le 20 décembre 1989, impose une notification obligatoire auprès d'un « guichet unique », en l'occurrence la Commission, des projets de fusions et d'acquisitions dès lors que trois seuils destinés à apprécier la dimension communautaire du projet sont atteints :
- le total des chiffres d'affaires mondiaux cumulés est supérieur à 5 milliards d'écus ;
- le chiffre d'affaires européen d'au moins une des deux firmes est supérieur à 250 millions d'écus ;
- chaque
entreprise ne doit pas réaliser plus des deux-tiers de son chiffre d'affaires dans un seul et même État membre.
Ces seuils ont été ramenés, depuis le 1er mars 1998, respectivement à 2,5 milliards d'écus et à 100 millions d'écus, tandis que la clause imposant à toutes les entreprises de ne pas avoir une activité essentiellement nationale était maintenue en l'état. L'abaissement des seuils a entrainé mécaniquement une augmentation du nombre d'affaires portées devant la Commission. Depuis son entrée en vigueur, le 21 septembre 1990, jusqu'à la fin du mois de mai 1999, ce sont 1 051 opérations qui ont été notifiées à la Commission, au terme d'une procédure très précise quant à son déroulement et son échéancier. La Commission a assorti son approbation de conditions destinées à résoudre des problèmes de concurrence dans 31 cas (voir Encadré 1) et elle a pris 10 décisions d'interdiction, la plus spectaculaire étant peut-être la première avec son refus d'autoriser, en octobre 1991, le rachat de l'avionneur canadien De Havilland par le consortium franco-italien Aérospatiale-Alenia, au motif que le nouveau groupe aurait représenté la moitié du marché mondial et les deux-tiers du marché européen de la construction des avions de transport régional. La concentration renforçait ici une position dominante susceptible d'entraver de manière significative la concurrence.
La contestation du monopole des entreprises publiques
Le traité préfère à la notion française d'entreprises de service public, la notion d'entreprises chargées de la gestion « d'un service d'intérêt économique général ». Les règles de concurrence qui concernent les entreprises pries s'appliquent aux entreprises publiques. Il leur est néanmoins concédé une double dérogation à ce droit commun :
- l'application de ces règles ne doit pas, d'une part, faire « échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie » (art. 86 CE [art. 90]). La jurisprudence de
la Cour de justice des Communautés européennes a montré dans plusieurs arrêts 2 que cela pouvait légitimer un droit à une protection particulière de leur marché ;
- les aides publiques versées à ces entreprises sont, d'autre part, considérées comme compatibles avec le marché commun, seulement lorsqu'elles « répondent aux besoins de la coordination des transports » ou « correspondent au remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public » (art. 73 CE [art. 77]). Rien n'est dit sur les aides accordées par l'État actionnaire, d'où des conflits d'interprétation récurrents entre la Commission et l'État français.
Le nouvel article 16 du traité d'Amsterdam, qui modifie le traité CE, renforce la légitimité des entreprises de
services publics et conforte l'approche de la Cour de Justice. Il note « la place qu'occupent les services d'intérêt économique général parmi les valeurs communes de l'Union » et « le rôle qu'ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l'Union ». Cela justifie que la Communauté et ses États membres « veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d'accomplir leurs missions ».
La justification économique des monopoles de service public
Les économistes ont, jusqu'au début des années soixante-dix, légitimé la constitution de monopoles naturels dans les entreprises de réseau (transport, eau, gaz, électricité, poste, télécommunication) souvent dispensateurs de services publics. L'intervention de l'État, sous forme de réglementation ou sous forme de nationalisation, s'imposait en raison de trois défaillances des mécanismes de marché :
- la première est la présence d'externalités, c'est-à-dire de situations où les décisions d'un agent économique ont des conséquences en terme de coût et de bien-être sur les autres agents. Les entreprises de réseau sont concernées par une forme d'externalités qualifiée d'effets de club : les avantages qu'un utilisateur retire d'un réseau sont d'autant plus importants que le cercle des utilisateurs est large et les prestations proposées plus fournies. C'est le cas du téléphone, du Minitel, du cable ou encore de l'internet. Si le raccordement est peu attractif au départ, son intérêt augmente avec la progression de la taille du réseau. L'existence de ces externalités fausse les mécanismes d'allocation des ressources par le marché. Elle légitime l'intervention publique pour corriger le système de prix par la prise en charge, par exemple, des premiers raccordements sur un réseau afin d'amorcer le phénomène de « boule de neige » ;
- la deuxième défaillance du marché concerne les
biens publics. Les biens pris ont un prix négocié sur un marché par confrontation libre des offres et des demandes. Ces biens sont consommés et
financés individuellement par les agents économiques. Les biens publics n'ont pas de prix et ne font pas l'objet d'une
négociation sur un marché. Les décisions qui concernent leur production et leur affectation sont prises par les pouvoirs publics. Ils sont financés par l'impôt. Contrairement à la
consommation des biens pris, celle des biens publics est collective dans la mesure où elle n'est pas individualisable. L'éclairage public, la signalisation routière, un phare, certaines activités de radiodiffusion sont des biens publics : il est impossible de faire payer un prix à l'usager en proportion de son usage et d'exclure les utilisateurs qui ne seraient pas disposés à payer le service rendu. Dès que certains biens existent, ils sont à la disposition de tous. Le marché n'a aucune raison de prendre en charge la production de ces biens qui ne peut être assurée que par les pouvoirs publics ;
- la troisième situation où les mécanismes de marché sont impuissants concerne l'existence de rendements croissants, c'est-à-dire les cas où le coût unitaire de production décroit avec la progression des quantités produites. Les réseaux nécessitent des investissements en infrastructures considérables par rapport aux coûts de fonctionnement qui seront engagés par la suite. Le processus
concurrentiel lui-même pousse à la constitution naturelle de monopole dans la mesure où il serait absurde de dupliquer les réseaux
de distribution de l'eau, du téléphone, du gaz, les rails, les installations portuaires, etc. Une seule entreprise est plus efficace que plusieurs entreprises en concurrence. Le monopole est légitimé d'autant plus que ses tarifs sont souvent administrés ou réglementés de façon à obtenir une évolution des prix plus favorable pour les consommateurs.
Le service public peut être défini sur le économique comme : « un service dont la production se ferait selon des rendements croissants, ce qui justifierait son organisation en monopole, ainsi que la mise en place de tarifs administrés et de mécanismes fiscaux. L'existence de fortes externalités conférerait aussi un certain caractère public au service, car la correction de ces externalités peut exiger une intervention importante de l'État » '.Si la nationalisation de ces entreprises et la réglementation de ces
marchés ont été la règle dans tous les pays développés, des critiques se développent dans les années 70 aux États-Unis, puis au Royaume-Uni, sur l'efficacité des monopoles de services publics, autour notamment de la théorie des marchés contesles.
La mise en place de la « contesilité » des marchés
La théorie des marchés contesles proposée par Baumol, Panzar et Willig 2 sert depuis quelques années de référence à la Commission des Communautés européennes pour conduire sa politique vis-à-vis des monopoles publics3 dans le cadre de l'approfondissement des règles du marché unique. L'évolution technique a constitué un terreau propice au développement de cette théorie en rendant caduc le monopole dans certains secteurs. Les monopoles de radiotélévision, des télécommunications, des postes étaient liés à un stade donné de l'évolution technologique. Ils sont devenus obsolètes avec l'apparition des satellites, des fax, des échanges informatisés de données et des « e-mails ».
Un marché est dit contesle si l'entrée y est libre et si la sortie s'y effectue à faible coût. Une entrée libre se traduit par l'absence de barrière à l'entrée sur ce marché et par un droit d'accès à un prix raisonnable aux infrastructures disponibles qui constituent des «facilités essentielles » pour produire. La menace de l'arrie de nouveaux concurrents est ainsi crédible. Une sortie à faible coût signifie que le risque que prend l'entreprise qui pénètre le marché du monopole n'est pas insurmonle. Pour cela les coûts fixes irréversibles consentis lors de l'entrée dans un secteur d'activité ne doivent pas être trop importants car ils ne sont pas récupérables à la sortie si l'entreprise décide de cesser son activité.
Le transport aérien constitue le prototype du marché contesle, bien avant son ouverture à la concurrence dans l'Union le 1er avril 1997. Sur le seul marché européen, 83 tentatives d'entrée ont été dénombrées entre janvier 1993 et août 1996 (Tableau 1) dont 35 se sont rélées infructueuses. Les avions qui représentent l'essentiel du coût d'entrée sur ce marché s'achètent en leasing et sont revendables en cas de cessation d'activité. La prise de risque n'est par conséquent pas considérable pour les comnies qui tentent de s'élir.
La théorie des marchés contesles amène à séparer la gestion des équipements fixes irréversibles des activités de réseaux (les infrastructures) et l'exploitation de ces équipements (les services) '. Les infrastructures qui sont en situation de rendements croissants justifient le contrôle de ce segment du marché par un monopole pour éviter notamment de dupliquer les réseaux. Par contre, plusieurs entreprises peuvent être mises en concurrence au niveau des services fournis à partir de ces infrastructures afin de permettre un abaissement des coûts de revient et du prix de vente aux consommateurs.
Sur tous les secteurs concernés par l'ouverture à la concurrence européenne (Tableau 2), la Commission a opéré ce clivage entre infrastructures et services, au besoin en imposant la séparation des entreprises qui concentraient entre leurs mains les deux activités en deux entités distinctes (le cas de la SNCF en France). La déréglementation s'est opérée rapidement dans le transport aérien et les télécommunications contrairement aux chemins de fer, au gaz, à l'électricité et aux postes où elle sera plus progressive. La part du marché ouverte à [a concurrence est, par exemple, dans l'électricité d'au moins 25 % en 1999, de 30 % en l'an 2000 et de 33 % en 2003.
Dans les secteurs déjà ouverts à la concurrence, le contrôle exercé par la Commission a évolué vers la surveillance des modes d'accès des opérateurs aux marchés de façon à ce qu'ils soient réellement contesles. En intervenant par exemple sur les modes d'attribution des créneaux d'atterrissage et de décollage aux comnies aériennes, elle agit comme une agence de régulation du secteur.
La notion de service universel
L'introduction de la concurrence posait la question du devenir des obligations de service public assurées jusqu'à présent par les monopoles nationaux grace notamment à des subventions croisées entre activités renles et activités non renles. Il fallait concilier l'accès de tous les utilisateurs à un service minimal, qui est un outil important de cohésion sociale et d'aménagement du territoire, et l'ouverture de ces secteurs à la concurrence européenne.
La Commission a importé des États-Unis, pour les télécommunications et les services postaux, le concept de « service universel » ' qu'elle définit comme « un service minimum donné, dont la qualité est spécifiée, pour tout utilisateur, à un prix accessible ». Le service universel est indu dans le champ plus large du « service d'intérêt économique général ». L'offre de service universel obéit aux quatre principes d'universalité, d'égalité, de continuité et d'adapilité. L'universalité impose un accès à toute personne, en tout lieu, à un prix abordable. L'égalité signifie que tous les utilisateurs ont droit à un traitement identique. Assurer la continuité, c'est fournir un service ininterrompu.
Et enfin, l'adapilité est l'assurance que le service va évoluer en fonction du progrès technique et de la demande des consommateurs (Encadré 2). Ces obligations de service universel justifient que certains services renles soient résers aux prestataires du service universel afin d'assurer son équilibre d'exploitation. Ainsi, le service de distribution du courrier transfrontalier entrant et le publipostage continueront d'être résers aux postes afin qu'elles puissent opérer une péréquation tarifaire avec leurs segments de marché moins renles. Les droits exclusifs ou spéciaux, consentis aux prestataires du service universel, doivent permettre strictement d'assurer cette viabilité financière (principe de proportionnalité). L'entreprise de service public est ici seulement perçue comme une activité commerciale classique gree de charges particulières.