Par Vincent Dessain, Anders Sjoman, Christophe Hill et Daniela Beyersdorfer du Centre de Recherche Européen de la Harvard Business School.
1 Introduction
Reflet de l'élution de notre société, de plus en plus d'entreprises se réclament d'une -diversité- de leur personnel. Diversité des nationalités des collaborateurs, place faite aux jeunes, équilibre hommes/femmes sont mis en avant comme autant de gages de compétitivité sur un marché devenu mondial et en perpétuel mouvement.
Ce discours fait naitre différentes interrogations, d'abord quant A la réalité de la situation actuelle, puis quant A son élution.
Concernant la situation actuelle, cette diversité affichée correspond-elle A une réalité ? Ou bien, faut-il n'y ir qu'une - opération de
communication - ? Si elle existe, est-elle visible jusqu'au sein des plus hautes instances dirigeantes, ou se concentre-t-elle plutôt au niveau du
management intermédiaire ? La diversité hommes/femmes, par exemple, est devenue une réalité dans les écoles de commerce où le pourcentage atteint parfois cinquante pour cent. Est-ce le cas dans l'entreprise ?
Quelles élutions peut-on préir ? En supposant que les entreprises se soient engagées sur la ie de la - diversification -, les équipes dirigeantes suivront-elles, A long terme, cette tendance en devenant ainsi plus représentatives de la société d'aujourd'hui ? Quel sera l'impact de ces changements sur la culture de l'entreprise et sur les relations humaines ? La mobilité accrue des personnes et l'élution rapide vers des
marchés mondiaux va-t-elle accélérer l'émergence d'entreprises vérilement multinationales avec un personnel issu de différentes cultures ? Le mouvement des acquisitions et participations croisées au niveau international va-t-il se refléter dans la composition des dirigeants et des employés au sein des sièges de ces grands groupes ? Ou, au contraire, éluons-nous vers des marchés, où le produit doit AStre de plus en plus adapté A une individualité locale ou culturelle ? Si tel est le cas, le débat actuel sur la diversité interculturclle n'est-il pas exacerbé ?
Le problème est complexe, et chaque question en amène une autre. Le cadre qui nous est imparti ne permet pas de répondre A toutes. Nous nous attacherons A apporter quelques éléments objectifs qui offrent la possibilité d'avancer dans la réflexion.
Ce chapitre sera consacré A la diversité interculturelle, que nous ans choisi d'aborder exclusivement sous l'angle de la nationalité. Notre étude a réuni les plus grandes entreprises des indices connus de quatre pays européens en 2002 : 30 entreprises du CAC 40 en France, 30 entreprises du DAX en Allemagne, 26 entreprises du SMI (Swiss Market Index) en Suisse et 30 entreprises du FTSE en Grande-Bretagne. Pour chacune de ces entreprises, la diversité interculturelle des équipes dirigeantes a été analysée pour les trois plus hauts niveaux : Présidents Directeurs Généraux, Directoires et Conseils d'Administrations.
A€ cette présentation générale succède le cas particulier de la Suisse, dont nous présentons une analyse plus détaillée. Enfin, l'exemple de L'Oréal illustre la lonté d'un groupe de placer son recrutement sous le signe de la diversité.
2 Profils des Dirigeants en Europe
2.1 Les Présidents Directeurs Généraux
En Allemagne, en France et en Grande-Bretagne, le pourcentage des dirigeants d'entreprise de nationalité différente de celle du pays d'origine du groupe est de 7 % en 2002. En revanche, l'étude montre que les entreprises suisses sont les plus hétérogènes avec presque 40 % de présidents de nationalité étrangère (ir ure A ci-dessous).
Les marchés de recrutements de présidents d'entrepri,ses en Europe restent très nationaux. Dans bon nombre d'entreprises, où la
concurrence est devenue mondiale, comme par exemple la pharmacie, l'automobile ou les produits alimentaires, nous pensons que la diversité apparaitra plus rapidement. DéjA , dans ces secteurs, les diri-géants négocient leur rémunération davantage en fonction des marchés internationaux que de leurs homologues nationaux.
2.2 Les Directoires
En Allemagne, en France et en Grande-Bretagne, les étrangers représentent entre 19% et 26% des directoires. Les entreprises suisses sont ici aussi les plus diversifiées : 58 % des membres du directoire sont étrangers en Suisse, comme le montre la ure B ci-après.
Le nombre d'étrangers est donc plus élevé au sein des directoires que parmi les Présidents Directeurs Généraux des entreprises. D'après nous, ceci s'explique en partie par le fait que bon nombre des membres du directoire ayant des parcours plus internationaux sont issus d'une génération plus jeune A laquelle on demande maintenant d'occuper des postes A haute responsabilité dans plusieurs pays, ire plusieurs continents du groupe, avant d'accéder A un poste au sein d'un directoire.
2.3 Les Conseils d'Administration
Pour les entreprises franA§aises et britanniques le nombre d'administrateurs étrangers approche 30 % (ir ure C). En Allemagne, nous obserns un taux encore plus bas, autour de 12 %. L'Europe (la Grande-Bretagne mise a part) n'a pas connu le mASme
développement d'administrateurs indépendants qu'aux Etats Unis par exemple. Les prises de participations croisées (surtout en Allemagne) ont farisé des nominations d'administrateurs - réciproques - n'élargissant pas facilement le cercle A de nouveaux candidats.
Le plus grand nombre de nationaux dans les conseils en Allemagne peut aussi s'expliquer par la législation allemande qui prescrit une présence très importante en nombre des représentants du personnel des entreprises. La loi fixe le nombre de ces représentants en fonction de la taille du groupe A environ 1/3 des membres du conseil. élus par le personnel des différentes filiales, ils sont le plus souvent de nationalité allemande, travaillant depuis longtemps dans cette mASme entreprise.
Ici aussi, les entreprises suisses sont les plus diversifiées. Presque 48 % des membres des conseils d'administrations suisses sont étrangers.
Toutefois l'application récente de règles plus strictes de gouvernement d'entreprise farisera probablement une plus grande ouverture dans le choix des membres de conseils et pourrait donc entrainer plus de diversité interculturelle au sein de ces conseils d'administration.
3 La Diversité culturelle de la Suisse
Comme nous l'ans vu, les entreprises suisses sont beaucoup plus diversifiées en ternie de nationalités que leurs homologues européennes. Nous obserns aussi que les multinationales qui se sont développées au départ de la Suisse se situent sur des marchés mondiaux, comme par exemple la pharmacie (Novartis et Roche), les montres (Swatch), les services financiers (UBS et Crédit Suisse) et les produits alimentaires (Nestlé).
En Suisse, les entreprises bénéficient d'un talent humain très productif : d'après - The Economist - en février 2004, environ 90 % de la population en age de travailler est active et le taux de
chômage est de 4 % en 2004). Un cinquième de la population et un quart des employés en Suisse sont étrangers.
Un franc sur deux du PNB suisse provient de l'exportation. C'est dire combien le pays est axé sur l'international.
La Suisse a développé un pôle exceptionnel de talents multiculturels A chaque échelon du management. Cette réussite est due A plusieurs facteurs. Tout d'abord, la Suisse jouit d'un système d'éducation multilingue, souvent A partir de la maternelle, avec trois langues officielles : le franA§ais, l'allemand et l'italien. Ensuite une qualité de vie élevée attire les cadres étrangers, notamment par des rémunérations plus élevées que la moyenne en Europe. La législation salariale y est plus souple et les taux d'imposition sont plus bas.
L'Exemple de Nestlé
Selon Peter Brabcck, PDG de Nestlé, une des plus grandes entreprises suisses et un
leader mondial de produits alimentaires, la diversité internationale est absolument nécessaire pour une entreprise internationale. ' Néanmoins, celle-ci doit AStre combinée avec - et non dominée par - la culture de l'entreprise. La diversité doit air un objectif précis. Dans le cas de Nestlé, elle reflète une réalité de marché : la production et
le marketing de produits alimentaires doivent AStre adaptés aux besoins locaux et AStre sensibles aux préférences spécifiques des marchés. Nestlé pousse la diversité A tous les niveaux de management. Au siège A Vevey, I 600
managers de plus de 70 nationalités gèrent la
stratégie internationale de l'entreprise. Le Comité de direction de Nestlé, composé de onze membres, comprend dix nationalités sur trois continents. Plusieurs membres du comité de direction ont été en poste de longue durée sur plusieurs continents. Par exemple, le PDG, Peter Brabeck, de nationalité autrichienne, a passé 17 ans en Amérique du Sud, dont dix ans au Chili. Monsieur Frits Van Dijk, membre du comité de direction et de nationalité hollandaise (né A Djakarta. Indonésie) a commencé sa carrière chez Nestlé en Angleterre et a ensuite été en poste en Asie (Sri Lanka, Philippines, Malaisie et Japon) pendant 23 ans. Nestlé investit également dans une formation interne en management A dimension très internationale. Plus de 1 700 managers de plus de 80 pays participent A ces cours chaque année en Suisse et partout dans le monde. Nestlé offre également des possibilités de cours en management A l'extérieur, principalement A l'- International Institute for Management Développent - situé A Lausanne. En 2002 plus de 100 managers de 37 pays ont suivi ces programmes de formation.
4 Le développement des richesses humaines au sein du Groupe L'Oréal
Toutes les entreprises n'éluent pas dans un contexte aussi propice tel qu'en Suisse. Comment créer un environnement qui farise la diversité ? L'exemple de L'Oréal montre comment une entreprise parvient A construire sa diversité, grace A une politique de recrutement et de développement humain ifiée A long terme.
4.1 Recrutement International chez L'Oréal2
L'identification, la sélection et le développement de talent humain dans le monde entier : tels sont les grands défis qu'engage la gestion des richesses humaines d'une multinationale comme L'Oréal.
Pour L'Oréal, le plus grand groupe de produits de beauté au monde, le développement humain A un niveau international est un défi déterminant pour l'entreprise, et il s'agit d'un projet de taille. 76% des 50 500 collaborateurs de L'Oréal travaillent dans des filiales hors de France, avec une présence dans 140 pays. Si cette dispersion géographique rend une politique centrale de management et de
ressources humaines parfois plus difficiles A mener, la proximité des marchés constitue un avantage pour une entreprise qui dit air pour but, par ses produits, de valoriser dans le monde entier, la diversité des cultures de beauté et des traditions esthétiques. Selon Lindsay Owen-Jones, PDG de L'Oréal, et lui-mASme d'origine britannique, la culture de l'entreprise encourage et valorise la diversité des personnes : - Chaque jour, des personnes de cultures, d'ages et de niveaux d'expérience différents travaillent ensemble. Ce - melting pot - stimule l'innovation et encourage le développement personnel. -
Un des objectifs affichés du groupe est de recruter des talents multiculturels pour
accomner la
croissance partout dans le monde. Pour s'assurer de la fidélité de ses
employés, L'Oréal leur offre de larges possibilités de carrière souvent A l'internatio-
nal. Ainsi, en 2002, L'Oréal a recruté 1 594 cadres de 71 nationalités différentes
dans 55 pays (dont un quart en Asie, en Amérique Latine et Europe Orientale).
Parmi ces candidats recrutés, 8 % étaient de nationalité différente de celle du pays
de recrutement.
Autre source de diversification : l'age et le niveau d'expérience des employés. La gamme d'ages est très étalée. Jean-Claude Le Grand, Directeur de Recrutement International explique :
- Je dis souvent, si on it des L'Oréaliens qui ont 25 ans, ils viennent probablement de commencer chez L'Oréal. Si on it des personnes dans la trentaine, elles ont probablement travaillé chez nous pendant 10 ans. Des personnes de 40 ans, pendant 20 ans. - Les carrières sont rythmées par des promotions et une mobilité fonctionnelle et géographique, en général tous les deux ou trois ans. - On peut AStre patron chez L'Oréal dans une entité importante avant trente ans - confirme Le Grand. Cette flexibilité aide L'Oréal A créer la diversité des compétences de ses employés, grand facteur de souplesse pour la gestion des ressources humaines.
L'Oréal s'attache également A créer un meilleur équilibre hommes/femmes au sein de ses effectifs partout dans le monde. Ainsi, les femmes représentent aujourd'hui un tiers des effectifs de tous les comités de direction.
4.2 Les activités
Depuis longtemps, les activités de recrutement chez L'Oréal visent les jeunes diplômés du monde entier. Ils sont ensuite formés pendant de nombreuses années, afin de développer les compétences essentielles pour réussir dans leur métier. La sensibilité et la créativité, compétences importantes dans le métier, prennent du temps A mûrir et nécessitent l'exposition A plusieurs fonctions (ventes et marketing, recherche et développement, production) ainsi qu'A des cultures hétérogènes.
Pour instaurer une relation avec ces futurs diplômés, L'Oréal a su renforcer sa présence sur les campus universitaires partout dans le monde. La fidélisation des écoles et universités passe par une multitude d'actions comme la mise A disposition d'études de cas pratiques, des interventions en cours, des contacts avec les professeurs, des bourses d'études, des stages, des forums et discussions etc. L'Oréal utilise également des jeux et des ateliers pour attirer de jeunes talents prometteurs sur des campus universitaires A travers le monde.
L'Oréal innove tout d'abord, en 1993, avec le jeu concours - Marketing Award -. Le jeu met en compétition des équipes d'étudiants qui élissent pour une marque précise un réel de marketing. Guidés par leurs professeurs et en collaboration avec une agence de publicité, ils créent le packaging et la camne de communication. En 2003, le concours a réuni des équipes de 26 pays issues de trois continents. En 2000, L'Oréal lance - E-Strat -, un jeu de stratégie d'entreprise par Internet. En 2004 ce mASme jeu attire 30 000 étudiants de 113 pays. 1 000 équipes entrent en compétition en temps réel et en ligne. Les étudiants, de niveau école de commerce et MBA, gèrent leurs entreprises virtuelles avec des situations de marché réelles. Selon Jean-Claude Le Grand, ce jeu permet aux étudiants de mieux comprendre les enjeux d'une expérience professionnelle dans l'industrie des produits cosmétiques. Pour L'Oréal, c'est aussi un excellent moyen de détecter de nouveaux talents.
L'Oréal souhaite lancer prochainement une troisième opération : - les ateliers Créativité et Business -. Inauguré en France, le projet réunira une sélection d'étudiants venant des meilleures écoles de commerce en Europe et qui ont montrés un intérASt pour des disciplines artistiques. Les étudiants présenteront des projets finalisés par des grands designers, en collaboration avec des équipes de Marketing. Ceci permettra A L'Oréal d'attirer des profils encore plus créatifs et - sortants du moule -. Après le lancement de la première opération en France, les ateliers seront déclinés dans d'autres pays, avec la participation de designers locaux.
Par ses activités, L'Oréal cherche A se forger une réputation de recruteur innovant, A l'affût de profils divers, et réactif par des moyens marketings efficaces et fidélisants sur les grands campus du monde entier.
4.3 Quelques chiffres
La politique de recrutement A long terme porte ses fruits :
» Chaque année, environ 1 500 personnes dans 53 pays sont recrutées parmi 400 000 candidatures et 30 000 entretiens. Les jeux comme Marketing Award, E-Strat et les ateliers Business et Créativité gASnèrent de plus en plus de candidatures de bonne qualité. Les finalistes des jeux sont souvent recrutés pour des stages ou des postes permanents. Autre bénéfice pour L'Oréal, ces actions permettent de forger des liens avec les écoles et les universités renforA§ant ainsi la notoriété de l'entreprise au sein de ces institutions.
» Aujourd'hui, 500 expatriés du groupe sont actifs dans 50 pays, principalement comme managers et chefs de marketing. Moins de 30 % de ces expatriés sont franA§ais.
» La politique de recrutement de jeunes diplômés sur les campus européens a amélioré l'image de marque de L'Oréal comme recruteur. D'après une enquASte de l'institut Universum, réalisée en 2002 dans 85 écoles et universités européennes, L'Oréal se place au 6e rang des entreprises pour lesquelles les étudiants - aimeraient le plus travailler -. Pour ce qui concerne les étudiantes, L'Oréal occupe mASme la première place.
» Les initiatives de recrutement international pendant les dix dernières années ont introduit plus de 50 nationalités A tous les échelons de management supérieur. Selon L'Oréal, le comité de direction du groupe - qui, en 2004, reste largement - franA§ais - avec un étranger seulement - pourrait AStre d'ici 5 A 10 ans culturelle-ment diversifié avec 50 % de ressortissants étrangers.
5 Conclusion
La plupart des grandes entreprises, aujourd'hui, mettent en avant leur diversité et leur dimension internationale. Cette communication sur l'ouverture s'accomne souvent d'une politique de ressources humaines a priori farable A une intégration d'effectifs issus de différentes cultures, profils et nationalités susceptibles d'enrichir le sair-faire du groupe et d'apporter de nouvelles idées pour pénétrer les différents marchés cibles. En outre, les médias communiquent également beaucoup sur l'élution de la diversité en entreprise. Il est pourtant surprenant de constater A quel point (en dépit de certains efforts) le discours diffère encore de la réalité. Notre étude menée auprès d'un échantillon de grandes entreprises européennes indique que la diversité interculturelle au sein des équipes dirigeantes n'en est qu'A ces débuts. Les dirigeants des entreprises restent pour le moment majoritairement nationaux, mASme si le degré de diversification varie selon le niveau de responsabilité au sein de l'entreprise et selon les pays.
Les Présidents Directeurs Généraux de nationalité différente de l'entreprise qui les emploie restent très rares. Seule la Suisse, qui emploie de nombreux PDG étrangers, constitue une exception A ce constat. Néanmoins, la diversité augmente au sein des directoires et des conseils d'administration.
L'étude indique un écart intéressant entre les différents pays, avec une position singulière de la Suisse. Parmi les quatre pays analysés, les entreprises suisses sont de loin les plus diversifiées. Trois raisons principales peuvent expliquer ce constat. Premièrement, la Suisse est un pays relativement petit avec un marché restreint ce qui pousse les entreprises A se tourner très tôt vers l'international. Deuxièmement, le pays dispose d'un
capital humain multilingue. Enfin, la Suisse propose un
contexte économique, politique et fiscal attractif, incitant ainsi de nombreux étrangers A venir y travailler. Pour valider cette interprétation, une prochaine étude pourrait étudier la composition du
management des entreprises d'autres pays européens se distinguant par leur petite taille.
Il est certain que pour toute entreprise, l'ambition multiculturelle représente un investissement stratégique A long terme. La politique de recrutement de L'Oréal l'illustre fort bien. Mais plusieurs années encore seront nécessaires avant de ir le multiculturalisme gagner ses lettres de noblesse au sein des équipes dirigeantes.