NAVIGATION RAPIDE : » Index » MANAGEMENT » ENTERPRISE MANAGEMENT » Les rÉsurgences : artisanat et rÉseaux Échange Économique et Échange social
Dans les recherches contemporaines sur le fonctionnement de la société industrielle et la vie des entreprises, les avancées les plus intéressantes sont peut-être celles qui résultent du rapprochement de deux sciences distinctes : l'économie et la sociologie. Pour comprendre comment s'opère la rencontre des deux disciplines, le plus simple est de repartir de ce qui semble a priori tracer le mieux la frontière entre les spécialistes des deux camps : il existe deux formes fondamentales d'échange dans la société, l'échange économique et l'échange social. Les économistes s'intéressent au premier, les sociologues au second. En première analyse, la division du travail entre économistes et sociologues s'élit sur ces bases. Le travail des économistes consiste à étudier les conditions d'équilibre qui permettent à l'échange économique tel qu'on vient de le définir de se réaliser effectiment. C'est ainsi que, par hypothèse, le boulanger qui subit une situation de forte concurrence sera tenté de faire baisser ses prix. De même dans l'entreprise, les salaires servis aux ouvriers auront tendance à varier selon que la main-d'ouvre est rare ou abondante. En simplifiant à nouau, le travail des sociologues se fixe sur d'autres problèmes : plus périphérique, il est d'obserr les échanges sociaux dont la vie économique fait l'objet. Il n'est pas indifférent de découvrir qu'il se crée sount entre le boulanger et sa clientèle une relation de fidélité qui dépasse les obligations contractuelles des deux parties. De la même manière, dans l'entreprise, le travail du sociologue consiste à obserr les conditions relationnelles dans lesquelles le système fonctionne effectiment, par delà les termes d'un contrat salarial qui n'en dit rien. Dans la pratique, on a cependant vite fait de réaliser que les territoires scientifiques ainsi définis sont séparés par une frontière beaucoup moins nette qu'on aurait pu l'espérer. Même dans le cas du boulanger, le premier examen révèle que les deux formes de l'échange sont rigoureusement indissociables : l'échange économique n'aurait pas lieu si un certain nombre de conditions sociales ne se trouvaient réunies. Par exemple, en situation de concurrence, l'artisan qui ut réussir doit faire preu d'un minimum de loyauté à l'égard de ses confrères : s'il baisse trop les prix pour se faire une clientèle, il se fera rappeler à l'ordre. Or la loyauté est typiquement un ingrédient constitutif de l'échange social. Par ailleurs, le simple fait qu'on soit amené à parler de la «clientèle» du boulanger est le signe que la relation marchande intègre une certaine dose d'échange social. Il y a clientèle s'il existe une conntion tacite entre les parties - sans aucun engagement formel - pour maintenir la relation marchande dans la durée : le client satisfait qui vient deux jours de suite dans la même boulangerie manifeste implicitement son intention de renir, ne serait-ce que parce que sa récidi laisse à penser qu'il évitera de perdre son temps à chercher d'autres solutions. Le boulanger sérieux ne se contente pas de ndre un produit acceple à prix normal : pour que son commerce dure, il arrange sa vitrine, respecte des règles de courtoisie et fait ce qu'il faut pour inspirer confiance, de sorte que ses clients deviennent une «clientèle». Les sociologues de la grande tradition classique qui étudiaient l'évolution de la société industrielle étaient conscients de cette liaison intrinsèque entre l'échange économique et l'échange social. On l'a déjà observé à propos de l'idée qu'Emile Durkheim se faisait des progrès de la division du travail : pour lui, une société qui multipliait les occasions de marchander ne pouvait pas faire autrement que de renforcer ses principes de cohésion. Mieux encore, les sociétés les mieux préparées au marchandage étaient selon Durkheim celles dont les assises sociales étaient les plus solides : «Il y a des sociétés dont la cohésion est essentiellement due à la communauté des croyances et des sentiments (). C'est de ces sociétés que sont sorties celles dont la division du travail assure l'unité» (Durkheim, 1893, éd. 1986, p. 261). Assez curieusement, ce sont plutôt les économistes qui, par la suite, ont le plus prêté d'attention à ce phénomène. Une Ecole d'économie «hétérodoxe», née aux Etats-Unis autour des années trente, en a même fait la base d'une noulle «théorie de la firme». C'est ainsi que l'économiste R. H. Coase est resté célèbre pour avoir alors expliqué que le comportement normal d'un entrepreneur ne pouvait pas être compris à partir du cadre intellectuel fourni par le modèle idéal du «marché pur et parfait» : selon lui, les dirigeants industriels se devaient de résoudre des problèmes de «relations» et d' «organisation» encore bien plus sûrement que des problèmes de marché (Coase, 1937). Ce qui signifiait que le rôle de l'entrepreneur était d'abord de susciter dans l'entreprise et autour de l'entreprise des règles d'échange social sles et durables, seules de nature à garantir une bonne exécution des échanges économiques. D'un point de vue historique, ces orientations «sociologisantes» de la théorie économique de la firme n'ont pas été sans rapport ac le phénomène déjà traité du déloppement des très grandes entreprises américaines entre 1850 et 1930 L'analyse dés stratégies à l'ouvre chez Singer ou chez Ford a en effet montré que la question-clé était pour ces «trusts» non pas de réaliser les échanges économiques instantanés les plus avantageux possibles, mais d'élir des relations durables et sûres ac tous leurs partenaires (fournisseurs, main-d'ouvre, rendeurs et concessionnaires, clients, autorités locales et fédérales). Partant de là, l'économie hétérodoxe a néanmoins généralisé le propos pour faire valoir qu'à l'image de la situation du boulanger, les entreprises étaient toujours tributaires de quelque manière de leur capacité d'inscrire leurs actions dans des normes sles d'échange social. C'est notamment cette thèse qui a été reprise en France par un groupe d'économistes faisant valoir que les relations économiques et les problèmes des entreprises étaient inéluclement des affaires de conntions (Salais & Thénot, 1986; Dupuy & alii, 1989). Ici, les conntions sont les formes de coordination sociale grace auxquelles les agents économiques se rencontrent et interviennent sur le marché. Une fois pose que l'échange économique est toujours tributaire d'un certain type de conntion, l'hypothèse de base est qu'il existe différentes formes de coordination, et que celles-ci varient dans l'espace et dans le temps. C'est la variété de ces formes de coordination que «la théorie des conntions» se propose d'étudier. Existe-t-il des formes conntionnelles qui tendent à prendre plus d'importance à un moment donné du déloppement des entreprises et des sociétés? Lorsqu'on a évoqué le cas américain de Singer et de Ford, on a laissé entendre que ces entreprises avaient vu le jour au terme d'un cycle qui avait successiment mis en avant trois formes idéal-typiques de coordination : la première, caractéristique de la société préindustrielle, avait été la forme de coordination domestique, indissociable des réseaux de confiance constitués sur la base de la parenté, des villages, des corporations et autres communautés restreintes de même nature. La seconde était arrivée ac le déloppement des entreprises capitalistes : c'était la coordination marchande, qui voulait que les agents économiques passent des contrats de type impersonnel sur des bases strictement concurrentielles. Par hypothèse, il renait alors aux autorités supérieures (à l'Etat) de se porter garantes d'un fonctionnement «loyal» du système. La troisième forme de coordination, la forme industrielle, était arrivée la dernière, portée par la tendance des grandes firmes à siliser d'elles-mêmes le jeu. Placée au centre, la grande entreprise faisait son affaire de la production de règles de nature à faire tourner l'économie et la société, au prix, bien entendu, de la soumission plus ou moins explicite de tous les agents du système à sa loi. Toutefois, la force de la grande entreprise fordienne avait été en quelque sorte de «jouer sur tous les leaux », en combinant autant que de besoin les trois formes de coordination. Le génie de quelques grands industriels américains du début du siècle fut en particulier de découvrir qu'ils pouvaient rationaliser et standardiser à tout va sans se prir pour autant de ressusciter à leur profit la logique domestique. Pour s'attacher une main-d'ouvre fidèle et loyale, pour ndre ses voitures, Ford l'industriel fit ce qu'il était en son pouvoir de faire pour reconstituer entre lui, sa main-d'ouvre et sa clientèle des rapports de type préindustriel (Eymard-Durnay & alii, 1987; cf. chapitre 3). |
|||||
Privacy - Conditions d'utilisation |