NAVIGATION RAPIDE : » Index » MANAGEMENT » ENTERPRISE MANAGEMENT » L entree en scene de la classe ouvriÈre Les anticorps de la prolétarisationLa grande question est de sair comment, dans ces conditions extrASmes, la société réussit A survivre, et A quel prix le développement des entreprises fut assuré. Karl Polanyi est de ceux qui pensent que le coût fut très grand. Il éque A ce sujet l'énorme mouvement en retour qu'auraient constitué les grands chocs historiques de la première moitié du XXe siècle (la rélution soviétique, la crise des années 1930, les coups d'Etat fascistes, la Deuxième guerre mondiale) : des événements qui, selon lui, manifestèrent dans le drame la résurgence des nations et la lonté d'une nouvelle régulation politique de l'économie. Mais, revenant aux siècles antérieurs, l'auteur de la Grande transformation reconnait néanmoins que les tragédies sucitées par les perversions du système marchand n'avaient pas été aussi intenses qu'on aurait pu le craindre. Les sociétés engagées dans l'aventure industrielle et marchande s'étaient en fait plutôt bien défendues. -Si l'Angleterre supporta sans grave dommage la calamité des enclosures, ce fut parce que les Tudors et les premiers Stuarts utilisèrent le pouir de la Couronne pour ralentir le processus de développement économique jusqu A ce qu'il devienne socialement supporle- (Polanyi, ibid., p. 65). L'épisode est révélateur : pour sauvegarder leur intégrité et s'accommoder de changements qui ne fussent pas dévastateurs, les sociétés en proie A l'esprit d'entreprise renouèrent avec les valeurs domestiques et communautaires sur lesquelles elles avaient vécu avant l'apparition du marché. On vit se chercher un nouvel équilibre politique, conciliant les vertus nouvelles du système industriel et les vertus traditionnelles de la sociabilité préindustrielle. Les forces réputées conservatrices n'eurent pas l'exclusivité de cette démarche. A analyser les origines du socialisme et le rôle qu'il joua A rencontre des sociétés capitalistes en formation, on découvrirait en effet des mécanismes semblables. Le -socialisme romantique-, tel qu'il se développa simultanément en Angleterre et en France aux tout débuts du XIXe siècle, en porte témoignage. L'Anglais Robert Owen (1771-l858), maitre de fabrique précocement converti A la nécessité de la réforme sociale, avait foi dans la transformation -rationnelle- de la société. Mais en mASme temps, les expériences -communistes- qu'il s'efforA§a de promouir dans l'agriculture et dans l'industrie (jusqu'A fonder une communauté coopérative aux Etats-Unis) étaient objectivement inspirées par la lonté de sauvegarder les valeurs du passé : Owen était un adepte de l'éducation morale, de la collaboration des classes et de la restauration communautaire. On peut en dire autant du FranA§ais Charles Fourier (1772-l837), resté célèbre pour son projet de -phalanstère- (une communauté d'environ 1 500 personnes gérée A la manière d'un monastère). Fourier, pour utopique qu'il ait été, faisait confiance A des formes de coopération sorties tout entières de la mémoire de la civilisation rurale, si ce n'est féodale. L'homme était au demeurant habité par une intuition prémonitoire : théoricien des passions, il était convaincu que l'ordre productif ne pourrait jamais reposer sur la seule contrainte, quand bien mASme celle-ci serait-elle largement compensée par le droit au salaire. De bon ou de mauvais gré, l'entrepreneur devait donc selon lui compter sur l'existence de motifs de consentement chez les ouvriers. D'où chez Fourier une quASte d'-harmonie- qui se devait par définition de puiser ses racines ailleurs que dans l'exploitation du travail. Parmi les anticorps que sécrétèrent le dangereux système marchand, le socialisme utopique fut toutefois bien peu de chose au regard de l'immense force sociale qui, dans l'Europe de ce temps-lA , se manifesta au travers de la naissance et de l'essor du mouvement ouvrier. Dans tous les pays européens, on assista en effet très tôt A la formation d'une conscience de classe chez les ouvriers. Au commencement, la -classe ouvrière- fut certes hétérogène, mais néanmoins puissante, capable de solidarité et d'action. Bien avant la naissance des syndicats, les ouvriers pratiquèrent la violence collective A rencontre des patrons. Il y eut des grèves, des émeutes, des coalitions faisant échec A l'autorité des employeurs et manifestant l'existence d'un pouir collectif de la main-d'ouvre. Pour des sociétés prétendument frappées par le syndrome mortel de la prolétarisation, il faut réaliser ce que pouvait alors signifier l'existence d'un mouvement ouvrier. D'un point de vue politique et moral, on peut certes juger naturel que les -damnés de l'usine- se soient unis pour faire entendre raison aux exploiteurs : celte perspective suggère que le mouvement ouvrier aurait été une réplique directe et quasiment mécanique A la situation d'oppression subie par les ouvriers; une réaction élémentaire de la populace aux violences élémentaires infligées par le capitalisme. L'argument achoppe néanmoins sur une objection de portée générale : comment associer l'idée d'une force d'action collective ouvrière A la représentation d'un corps social défait, virtuellement abandonné au chaos? Comme l'attestent les théories contemporaines de l'action, la mobilisation d'un groupe n'est jamais le pur produit du désespoir : dans un processus de désintégration sociale, les groupes qui se mobilisent ne sont pas les plus démunis mais ceux qui, pour quelque motif que ce soit, sont le mieux parvenus -A résister A la désintégration- (Oberschall, 1973). Ainsi, mASme si l'aliénation ouvrière est l'objet de l'action, il n'y a pas de mouvement ouvrier qui ne soit de quelque manière un démenti A l'aliénation. A propos du xixc siècle, tous les historiens confirment ce propos. Les travailleurs qui trouvèrent alors la force de s'unir et d'agir démontraient qu'ils disposaient encore de ressources propres, auxquelles le système industriel n'avait pas porté atteinte et dans lesquelles ils continuaient A puiser. MASme les ouvriers de fabrique les plus manifestement exploités (comme les mineurs ou les ouvriers des usines textiles) n'en étaient d'ailleurs pas au point d'air perdu toute identité sociale. Le fait qu'ils aient été très actifs indique qu'était présente en eux une conscience de groupe préexistant A l'action. Ce dont a témoigné, parmi d'autres, une spécialiste du mouvement ouvrier esnol : -Au xix1' siècle, la militance caractéristique des grèves des mines et du textile était une conséquence de la cohésion interne de la communauté ouvrière plutôt que de son isolement- (Ka, 1979, p. 48). A propos de l'Angleterre, E. P. Thompson a de la mASme faA§on souligné qu'il était vain d'imaginer que la naissance de la conscience de classe aurait été le fait d'une réaction A l'industrialisation. Selon lui, elle fut d'abord le fait d'une tradition, dans laquelle la forme moderne de l'entreprise n'était par définition pour rien, et où les formes de la coopération préindustrielle étaient au contraire centrales : -La classe ouvrière se créa elle-mASme tout autant qu'on la créa (). Les transformations des rapports de production et des conditions de travail propres A la rélution industrielle furent imposées non pas A un matériau brut, mais A l'Anglais né libre (), héritier des droits des villageois tels que la mémoire les transmettait, des notions d'égalité devant la loi et des traditions artisanales - (Thompson, ibid.. p. 174). Thompson insiste beaucoup sur cet enracinement de la conscience ouvrière dans la culture des artisans : elle lui donne l'occasion d'expliquer que l'entretien des particularismes des groupes, aussi conservateur qu'il apparaisse, n'était pas un obstacle A l'éclosion de la conscience et du mouvement ouvriers. Elle en était plutôt l'un des plus sûrs ferments : -Le radicalisme du Lancashire, au cours de la période 1816-l820, fut en grande partie un mouvement de tisserands, et c'est dans de telles communautés que se formèrent les futurs chefs; leur apport au mouvement ouvrier naissant est inestimable - (Thompson, ibid.. p. 268). Le radicalisme en question n'utilisait pas les mours artisanales pour les détourner ou les vider de leur substance; il contribuait au contraire A les restaurer, preuve que la formation d'une conscience collective se portait bien de son rapport aux traditions et de la cohabitation de modes de vie différents. Tout simplement: -Des travailleurs aux occupations les plus diverses et dont les niveaux d'instruction étaient très différents avaient conscience de l'identité de leurs intérASts (); les intérASts communs de ces classes productives venaient en opposition A ceux des autres classes - (Thompson, ibid., p. 726). On ne peut certes pas nier que l'opposition des classes était de nature A nuire A l'entrepreneur capitaliste. Mais le fait que la formation de la conscience ouvrière ait été A ce point redevable aux traditions villageoises et A la mémoire corporative alerte au moins sur le fait que la prolétarisation, pas plus d'ailleurs que la lutte du prolétariat contre le capitalisme, ne furent alors les réalités radicales qu'on pourrait croire. MASme en Angleterre, ce qui se trouve ici dépeint est l'histoire d'une société qui composa son nouveau cours avec son passé. Au cour de la lutte des classes étaient A l'ouvre des forces de sauvegarde qui, en opposant la tradition A l'ordre nouveau de l'entreprise, contribuèrent A la survie de la société. Dans une France où l'industrialisation n'avait pas été aussi intensive, mais qui connut en contrepartie de formidables A -coups politiques, en fut-il autrement? L'histoire des rapports entre la classe ouvrière, les entreprises et l'Etat après la Rélution franA§aise montre que non. |
||||
Privacy - Conditions d'utilisation |