Qu'est-ce que la démocratie ?
La première partie nous a conduits à la conclusion suivante : si l'on postule que la cause ultime de la
crise multidimensionnelle en cours est le cadre institutionnel qui reproduit la concentration de pouvoir à tous les niveaux, le moyen de sortir de cette crise devrait être de passer à un nouveau cadre institutionnel assurant une répartition du pouvoir à égalité. C'est-à-dire la démocratie. Mais qu'est-ce que la démocratie ? Tout le monde en parle aujourd'hui, mais peu de termes, sauf peut-être «
socialisme », ont fait l'objet au xx* siècle de tels abus de langage. D'où l'importance, avant d'entamer l'analyse d'un nouveau projet de libération fondé sur la démocratie générale, de s'interroger sur le sens du mot « démocratie » lui-même.
La distorsion la plus courante, que l'on trouve essentiellement chez les universitaires et hommes politiques libéraux mais aussi chez certains théoriciens libertaires, consiste à confondre le système oligarchique aujourd'hui dominant, dit « démocratie » représentative, avec la démocratie. On lit par exemple dans un manuel récent : « Le mot "démocratie" ent du grec et signifie "gouvernement du peuple" '. » Ayant ainsi posé que la démocratie est un type de « gouvernement » (erreur que même certains libertaires reprennent aujourd'hui), l'auteur fait aussitôt valoir que, si l'on entend « gouverner» au sens de «prendre des décisions d'autorité traduites par des lois et règlements qui s'imposent à la société », il est édent que (sauf référendum occasionnel) seuls quelques indidus peuvent être des « gouvernants » dans les sociétés modernes, où la population est très nombreuse. Pour que la définition de « démocratie » soit utilisable, il conent donc, selon lui, de donner à « gouverner » un sens beaucoup plus faible : « choisir les gouvernants et influencer leurs décisions2 ».
Cette idée moderne de la démocratie n'a pratiquement aucun rapport avec le concept grec antique. L'habitude d'accoler au terme toutes sortes d'adjectifs qualificatifs a encore accru la confusion, en donnant l'impression qu'il existe plusieurs formes de démocratie : les libéraux parlent de démocratie « moderne », « libérale », « représentative », « parlementaire » ; les sociaux-démocrates, de démocratie « sociale », «
économique », « industrielle » ; les léninistes parlaient de démocratie « soétique » et appelaient les pays du « socialisme réel » les « démocraties populaires ».
On verra dans ce chapitre qu'il n'existe, en réalité, qu'un seul type de démocratie politique : l'exercice direct de la souveraineté par les citoyens eux-mêmes. C'est un mode d'institution de la société qui exclut toute forme de « gouvernement » et institutionnalise le partage à égalité du pouvoir politique entre tous les citoyens. Cette thèse a deux importantes conséquences.
La première, c'est que tous les autres systèmes qui s'intitulent « démocratie » (« représentative », « parlementaire », etc.) ne sont que diverses incarnations de l'« oligarchie », c'est-à-dire du gouvernement par une minorité. Les seuls adjectifs qui peuvent accomner utilement le mot « démocratie » sont ceux qui étendent le sens antique du terme à l'
économie et à l'ensemble des rapports sociaux. C'est pour cela qu'il est question dans ce livre de démocratie « générale » : cet adjectif indique simplement l'extension du concept antique de démocratie aux champs du social, de l'économique et de l'écologique.
La seconde conséquence, c'est que l'appel de la gauche tendance « société cile » à « approfondir » la démocratie n'a aucun sens, puisqu'il postule implicitement que la « démocratie » représentative d'aujourd'hui est vraiment une démocratie, que sa différence avec la démocratie antique est seulement quantitative, alors qu'en réalité la « démocratie » libérale n'est absolument pas une démocratie mais une « oligarchie libérale », comme l'appelle fort justement Castoriadis3. Bref, les penseurs de la « société cile » confondent l'actuelle « démocratie » étatiste (où l'instance politique est séparée de la société) et le concept antique de démocratie (où l'instance politique, ce sont les citoyens).
Mais examinons de plus près les conceptions historiques de la démocratie, en commençant par celle d'Athènes à l'époque classique.
La conception athénienne de la démocratie
Chacun sait que la démocratie athénienne était partielle : les rapports d'autorité et les structures de pouvoir n'avaient pas disparu dans la polis, non seulement au niveau économique, où les inégalités étaient édentes, mais même au niveau politique, où la structure hiérarchique de la société était claire puisque les femmes, les immigrés et les esclaves se trouvaient exclus de l'ekklèsia. Néanmoins, comme le souligne Hannah Arendt, la démocratie athénienne a constitué le premier exemple historique d'identification entre le souverain et ceux qui exercent la souveraineté :
Le concept de domination et de sujétion, de gouvernement et d'autorité tels que nous les comprenons, d'ordre aussi et de règlement, était senti comme prépolitique, relevant du domaine privé beaucoup plus que du domaine public. [] Par conséquent, l'égalité, loin d'être liée à la justice, comme aux temps modernes, était l'essence même de la liberté : on était libre si l'on échappait à l'inégalité inhérente au pouvoir, si l'on se mouvait dans une sphère où n'existait ni commandement, ni soumission4.
Lorsque les libertaires définissent la politique comme « le gouvernement d'un seul, de beaucoup, de quelques-uns, ou de tous sur tous », et la démocratie comme « le gouvernement de tous sur tous»5, leurs formulations sont donc édemment incompatibles avec les concepts antiques, tant de la politique que de la démocratie. Mais cette distorsion est trahie par un trait caractéristique : quand ils attaquent la démocratie comme une forme de « gouvernement », ils ont coutume de confondre la démocratie directe avec sa caricature étatiste. Ce qui n'a rien d'étonnant : il est manifestement impossible de baptiser « gouvernement » une forme d'organisation sociale où nul n'est contraint à respecter des lois et des institutions qu'il ou elle ne contribue pas directement à élaborer6. « La seule autorité qui peut exister dans une démocratie directe, souligne April sectiuner, c'est 1'"autorité" collective investie dans le corps politique. [] On voit mal comment un groupe d'égaux qui prennent des décisions en s'entre-persuadant pourrait créer de l'autorité. » Et cet auteur conclut, très logiquement, que « le choix de la démocratie directe ou de l'anarchie dans le champ sociopoli-tique est incompatible avec l'autorité politique »7.
Ayant compris qu'« il y a et il y aura toujours pouvoir explicite dans une société, à moins qu'elle ne réussisse à transformer ses sujets en automates ayant complètement intériorisé l'ordre institué8 », les Grecs ont revendiqué « de n'être, au mieux, gouvemé[s] par personne, ou sinon de l'être à tour de rôle9 ». Si la démocratie des Athéniens était partielle, ce n'était donc pas dû à leurs institutions politiques elles-mêmes, mais à la définition très restrictive de la pleine
citoyenneté qu'ils avaient retenue : elle excluait de vastes catégories (les femmes, les esclaves, les immigrés) qui constituaient, en fait, une large majorité des habitants d'Athènes. À la différence des «démocraties» d'aujourd'hui, qui (au terme de longues luttes) ont institutionnalisé le suffrage universel, mais en concentrant le pouvoir politique entre les mains d'une petite élite, la démocratie athénienne était fondée sur le principe de l'exercice direct de la souveraineté par les citoyens eux-mêmes. C'est pourquoi l'Athènes classique ne peut pas être définie comme un État au sens habituel du mot, puisqu'un État suppose un souverain et une autorité centralisée. Comme l'écrit Castoriadis, « la polis [] n'est pas un "État", si l'on considère que le pouvoir explicite - la position du nomos [la législation], la dikè [te règlement des litiges] et le telos [la prise de décision] - appartient à tout le corps des citoyens10».
La démocratie athénienne n'était pas seulement partielle à cause des restrictions à la citoyenneté au niveau politique, mais aussi parce qu'elle n'existait qu'à ce seul niveau. C'est justement l'étroi-tesse de la démocratie économique d'Athènes" qui, associée aux limites de sa démocratie politique, a fini par conduire à son effondrement - processus que j'analyse dans Towards an Inclusive Democracy. S'il y a eu échec final de la démocratie athénienne, ce n'est pas, comme l'affirment en général ses détracteurs, en raison des contradictions internes de la démocratie elle-même, mais parce qu'elle n'a jamais mûri en démocratie générale. Et se contenter d'évoquer l'immaturité des « conditions objectives », le faible
développement des forces productives, etc., ne peut suffire à expliquer cet échec, malgré toute l'importance de ces réalités. Les mêmes conditions objectives existaient à cette époque en bien d'autres lieux du bassin méditerranéen, à commencer par le reste de la Grèce, mais la démocratie ne s'est épanouie qu'à Athènes. Et un degré bien inférieur de développement des forces productives n'a pas empêché l'éclosion de formes de démocratie économique plus avancées que celle d'Athènes dans les communautés indigènes d'Amérique : tous leurs membres pouvaient faire usage des ressources économiques, qui « étaient à la disposition des indidus et des familles parce qu'ils en avaient besoin, et non parce qu'ils en étaient les propriétaires ou les avaient créées par leur travail ».
La conception libérale de la démocratie
La conception libérale de la démocratie est fondée sur l'idée de liberté négative13 et la sion des droits de l'homme qui lui correspond : elle pense la liberté négativement, comme absence de contraintes (être « libéré de » quelque chose - pensons à l'expression anglaise freedom from), et non positivement, comme capacité d'oeuvrer à son épanouissement personnel ou de participer à la gestion de sa société (être « libre de » faire quelque chose - voir l'anglais freedom to). Cette conception libérale n'est pas l'apanage des libéraux : elle est aussi partagée par les anarchistes indidualistes et les libertaires, alors que les communistes et les anarcho-communistes ont toujours opté pour la liberté positive.
De la conception négative de la liberté, et d'une sion du monde où la nature humaine est perçue comme atomisée et les êtres humains comme des agents rationnels dont l'existence et les intérêts sont ontologiquement antérieurs à la société, découle un certain nombre de principes sur l'organisation sociale : égalita-risme politique ; liberté des citoyens - comme concurrents - de concrétiser leurs potentialités au niveau économique ; et séparation entre la sphère privée de la liberté et sa sphère publique. Principes qui supposent un régime où l'Etat est séparé de l'économie et du marché. En fait, non seulement les philosophes libéraux considéraient la scission entre appareil d'État et société comme naturelle, mais ils voyaient dans la démocratie un moyen de jeter un pont au-dessus du gouffre qui les séparait. C'est ce rôle de pont que devait jouer la « démocratie » représentative : la pluralité des partis politiques était censée permettre aux intérêts et systèmes de valeurs en
concurrence de s'exprimer. Voilà pourquoi aucun des fondateurs du libéralisme classique n'a préconisé la démocratie au sens de démocratie directe, sans parler de démocratie générale.
L'immémoriale distinction gouvernants/gouvernés se réaffirme dans la « démocratie » représentative, comme l'a bien vu Hannah Arendt : « Une fois de plus on proscrivait l'accès du Peuple à la chose publique, une fois encore la tache du gouvernement redevenait le prilège du petit nombre14. » Si l'on voit les choses ainsi, on interprétera peut-être autrement les motifs qui ont poussé les libéraux à opter pour la « démocratie » représentative. Au lieu d'un pont entre l'État et la société, n'est-ce pas une forme de « démocratie » étatiste dont l'objectif central est d'exclure du pouvoir politique l'immense majorité de la population? Telle est l'analyse de John Dunn :
11 importe de bien comprendre que l'État modeme a été construit, à grand-peine et à dessein, par Jean Bodin et Thomas Hobbes essentiellement, à seule fin de dénier à toute population, à tout peuple, la capacité ou le droit d'agir collectivement pour ses intérêts, indépendamment de son souverain ou contre lui. Tel était le point clé de ce concept : nier la possibilité même pour un démos quelconque (et a fortiori pour un démos déployé à l'échelle démographique d'une monarchie européenne) d'être un agent politique authentique, d'agir, tout simplement, sans parler d'agir avec une identité assez sle et une pratique assez cohérente pour être capable de s'autogouverner. [] L'idée de l'État moderne a été justement inventée pour récuser comme absurde toute prétention démocratique au pouvoir, ou même à une action authen-tiquement politique. [] La démocratie représentative, c'est la démocratie sans danger pour l'État moderne.
Une remarque sur l'évolution historique de la « démocratie » représentative (libérale) : si la société a été séparée de l'économie il y a enron deux siècles (c'est alors que, dans le cadre du processus de marchéisation, la plupart des contrôles sociaux sur le
marché ont été abolis et qu'un processus de concentration du pouvoir économique a été lancé), leur disjonction avait commencé bien plus tôt -dans l'Europe du xvf siècle. L'émergence de l'État-nation, à peu près au même endroit et au même moment, a impulsé une dynamique parallèle de concentration du pouvoir politique, sous la forme de monarchies extrêmement centralisées d'abord, puis de « démocraties » libérales. À partir de là, écrit Bookchin, « le mot "État" a pris le sens d'autorité cile professionnelle investie des pouvoirs nécessaires pour gouverner un "corps politique" ».
C'est aussi au cours de ce même xvf siècle que l'idée de représentation est entrée dans le vocabulaire politique, même si la souveraineté du Parlement n'est apparue qu'au xvne. Le roi avait autrefois « représenté » toute la société. C'était au tour du Parlement, désormais, de jouer ce rôle, bien que la souveraineté fût encore censée appartenir au peuple dans son ensemble. En fait, la doctrine qui l'a emporté en Europe depuis la Révolution française ne disait pas seulement que le peuple français était souverain et que ses idées étaient représentées à l'Assemblée nationale, mais aussi que la nation française était souveraine et que l'Assemblée nationale incarnait la volonté de la nation. Ce fut, écrit Anthony Birch, « un tournant dans les idées de l'Europe continentale, où le représentant politique avait été perçu jusque-là comme un délégué. Dans la nouvelle théorie répandue par les révolutionnaires français [], le représentant élu apparait comme un créateur de lois et de politiques nationales, en toute indépendance, et non comme un agent de ses mandants ou d'intérêts particuliers17 ».
En fait, on pourrait même dire que la forme de « démocratie » libérale qui a dominé l'Occident durant les deux derniers siècles n'est pas une « démocratie » représentative mais un gouvernement représentatif, c'est-à-dire un gouvernement du peuple par ses représentants, comme l'ajustement souligné Bhikhu Parekh :
Les représentants devaient être élus par le peuple, mais, une fois élus, ils devaient rester libres de gérer les affaires publiques comme ils le jugeaient bon. Cette façon très efficace d'isoler l'État du plein impact de la liberté politique universelle est au cour de la démocratie libérale. À proprement parler, la « démocratie » libérale n'est pas une démocratie représentative mais un gouvernement représentatif18.
La conception marxiste-léniniste de la démocratie
En dépit des apparences, c'est aussi une conception étatiste de la démocratie : dans cette théorie, la démocratie ne se distingue pas de l'État tout au long de la période historique qui sépare le
capitalisme du communisme, ce qu'on appelle le « règne de la nécessité », où l'insuffisance des ressources provoque des antagonismes de classes qui rendent les dictatures de classe inéles. Pour Marx, le socialisme va simplement remplacer la dictature d'une classe, la bourgeoisie, par celle d'une autre, le prolétariat19. Lénine est encore plus explicite :
La démocratie, c'est aussi un État, et, par conséquent, lorsque l'État aura disparu, la démocratie disparaitra également. Seule la révolution peut « supprimer » l'État bourgeois. L'État en général, c'est-à-dire la démocratie la plus complète, ne peut que « s'éteindre »20. [] La répartition des produits n'exigera plus alors le rationnement par la société des produits délivrés à chacun ; chacun puisera librement « selon ses besoins »21.
Il est donc édent que, dans cette sion du monde, une conception non étatiste de la démocratie est inconcevable, tant à l'étape de la transition vers le communisme qu'à celle de la société communiste. Dans la première phase, le règne de la nécessité impose une forme étatiste de démocratie, où le pouvoir politique et économique n'est pas partagé par tous les citoyens mais par les seuls prolétaires. Dans la seconde, une fois atteint le règne de la liberté, on n'aura besoin d'aucune forme de démocratie puisqu'il n'y aura plus aucune décision importante à prendre ! En effet, au niveau économique, la pénurie et la dision du travail auront alors disparu : il ne sera donc plus nécessaire de prendre de grandes décisions économiques sur l'allocation des ressources. Et au niveau politique, l'administration des choses aura remplacé celle des hommes : on n'aura donc plus besoin de prendre de grandes décisions politiques.
Mais l'abolition marxiste de la pénurie dépend de la définition objective des « besoins », qui n'est ni réalisable ni - du point de vue démocratique - souhaile. Elle n'est pas réalisable, car, à supposer même que les besoins essentiels soient finis et indépendants de l'époque et du lieu, nous ne pouvons en dire autant de leurs « satisfacteurs » (c'est-à-dire de leurs formes ou
moyens de satisfaction), et encore moins des besoins non essentiels. Elle n'est pas souhaile car, dans une société démocratique, une composante cruciale de la liberté consiste à choisir comment les besoins s'élissent et sont satisfaits.
Donc la phase communiste de post-pénurie est en fait une situation mythique : de toute édence, il est au moins douteux, étant donné le niveau de développement des forces productives requis pour assurer l'abondance matérielle à l'ensemble de la population de la ète, qu'une telle phase puisse jamais être atteinte sans répercussions graves sur l'enronnement. Sauf, bien sûr, si les « besoins » et l'« abondance matérielle » sont définis démocratiquement (et non objectivement) de façon compatible avec l'équilibre écologique - ce qui suppose une démocratie économique.
Dans la problématique du projet démocratique, il faut donc rompre le lien entre post-pénurie et liberté. L'abolition de la pénurie, et par conséquent de la dision du travail, n'est une condition ni nécessaire ni suffisante de la démocratie. Le passage de l'être humain du règne de la nécessité au règne de la liberté doit être découplé du processus économique. Certes, d'Aristote à Arendt et à Bookchin en passant par Locke et Marx, la distinction entre le règne de la « nécessité » (auquel appartient la nature) et celui de la « liberté » a toujours été jugée fondamentale. Mais même si elle peut être utile comme outil conceptuel pour classer les actités humaines, rien n'impose de considérer que les deux règnes s'excluent mutuellement dans la réalité sociale. Historiquement, divers degrés de liberté ont existé dans des conditions que l'on pourrait définir comme relevant du « règne de la nécessité ». De plus, si nous cessons de poser que les deux règnes s'excluent mutuellement, rien ne justifie plus l'entreprise de domination de la nature - dimension importante de l'idéologie marxiste de la croissance - pour entrer dans le règne de la liberté.
Bref, il n'existe aucune condition matérielle préalable à la liberté. L'entrée dans le règne de la liberté ne dépend pas de facteurs « objectifs », telle l'instauration d'un mythique état d'abondance. Ni le capitalisme ni le communisme ne sont des conditions historiques indispensables à l'avènement du règne de la liberté.
Les conceptions « radicales » de la démocratie
Depuis une quinzaine d'années, en particulier après l'effondrement du « socialisme réel », plusieurs versions de la démocratie dite « radicale » ont fleuri chez les étatistes socialistes (postmarxistes, néo-marxistes, ex-marxistes, etc.). La caractéristique commune à ces théories22 de démocratie « radicale », c'est qu'elles acceptent toutes le cadre institutionnel actuel, défini par l'économie de marché et la démocratie libérale, et suggèrent diverses combinaisons du marché avec des formes de propriété sociale des moyens de production, d'une part, et, de l'autre, la « démocratisation» de l'État.
L'école habermasienne, par exemple, propose un modèle « procédural » de démocratie qui, d'une part, en fait un ensemble de procédures et non un régime, comme l'observe justement Casto-riadis23, et, d'autre part, n'a aucune pertinence dans le contexte actuel,
marqué par les tendances récentes de l'économie de marché et la bureaucratisation de la « politique ». Habermas ne voit pas avec quelle facilité l'économie de marché internationalisée d'aujourd'hui peut marginaliser tout espace public « autonome » par rapport au marché (coopératives, etc.) - sauf si ces espaces font partie intégrante d'un programme politique exhaustif sant à instaurer une société nouvelle. Il ne voit pas non plus qu'au niveau politique la possibilité même d'espaces publics autonomes par rapport à l'État est minée de facto par le processus de marchéisation (la déréglementation des marchés, etc.), car celui-ci renforce non la « société cile », mais les élites qui ont le contrôle effectif des moyens de production. On pourrait opposer des objections semblables aux diverses versions de démocratie « rouge-vert » préconisées par la gauche écologique marxiste24.
D'autres font de la démocratie un processus, et non un ensemble de procédures. La variété de démocratie « radicale » que défend Chantai Mouffe diffère de celle des habermasiens parce qu'elle pose qu'une réalisation totale de la démocratie est impossible, en raison de « l'irréductible tension entre les principes d'égalité et de liberté25 ». Cet auteur voit dans la démocratie « radicale » la seule solution de rechange aujourd'hui et précise expressément : « Cette perspective, à la différence de l'idée traditionnelle de révolution, n'implique pas le rejet de la démocratie libérale et son remplacement par un système sociopolitique entièrement nouveau, mais une radicalisation de la tradition démocratique moderne26. » Manifestement, la démocratie « radicale » de Chantai Mouffe est fondée sur le postulat d'une disjonction entre libéralisme politique et libéralisme économique (entre « démocratie » représentative et économie de marché). Mais si les libéralismes politique et économique ont toujours été inséparables, ce n'est pas par un hasard de l'histoire. La marchéisation de l'économie, c'est-à-dire la réduction au minimum des contrôles sociaux sur le marché depuis deux siècles, a été fondée sur l'idéal d'un indidu « libre » (libéré des contrôles et restrictions de l'État). La démocratie « radicale » proposée par Chantai Mouffe repose donc sur une conception négative de la liberté et sur une sion indidualiste de l'autonomie, découplée d'emblée de l'autonomie collective. Cet auteur aboutit ainsi à une conclusion typiquement postmoderne (et conformiste) : les identités de citoyen et d'indidu étant inconciliables puisqu'elles incarnent la tension entre liberté et égalité, le projet de démocratie ne sera jamais poussé jusqu'au bout. Pour l'esprit « radical » de Chantai Mouffe, la tension entre liberté et égalité n'a rien à voir avec la répartition inégale du pouvoir politique, économique et social, et il est donc sans intérêt de réfléchir à un projet de libération qui pourrait créer les conditions institutionnelles nécessaires pour éliminer cette tension !
On pourrait démontrer de la même façon la nature fondamentalement anhistorique de la démocratie « délibérative » proposée par Dad Miller2', qui suppose un degré d'étatisme désormais impossible dans l'actuelle économie de marché internationalisée ; ou du modèle de démocratie « associationnelle » ou « associative » de Paul Hirst28, qui ne se propose nullement de transformer radicalement la société ; ou enfin du « modèle cosmopolite » de démocratie de Dad Held29, qui tente d'internationaliser la théorie utopique (car désespérément « fermée ») de la « société cile », et la rend ainsi encore plus utopique !