NAVIGATION RAPIDE : » Index » ECONOMIE » POLITIQUE éCONOMIQUE » La fondation de la philosophie pratique de l histoire dans la « grundlage » de 1794 La méthode de la grundlage et l'élimination de la notion « d'age d'or »On peut caractériser très généralement la méthode des Principes comme une reprise inversée de la démarche de la Critique de la raison pure1. On expliquera brièvement ce point : Toutefois, il convient de remarquer qu'une démarche inverse semble suggérée par Kant lui-même : on sait qu'aux yeux de Kant la Dialectique transcendantale (et en particulier les antinomies) démontre en retour la vérité de XAnalytique. On rappellera en effet que la Critique de la raison pure fait appel à deux types de preuves : - une preuve directe, celle de l'analyse transcendantale, que l'on pourrait nommer preuve par la conscience d'impossibilité : elle consiste à montrer, en partant de la notion d'expérience possible, que pour conceir l'expérience, il faut admettre telles et telles conditions (intuitions, catégories, schèmes, principes); - une preuve indirecte : fournie par la Dialectique transcendantale : elle consiste au fond à faire valoir à celui qui n'admettrait pas les conditions déilées par l'Esthétique et l'Analytique, que leur négation est source d'erreur ou, plus exactement, qu'elle est la source même de l'illusion transcendantale. C'est cette deuxième ie que Fichte va emprunter à l'exclusion de la première. Il partira donc du faux (de la Dialectique^ pour aller au vrai par déconstruction et réduction progressive de l'erreur : Fichte commencera la Grundlage par une Dialectique transcendantale pour remonter progressivement vers le schématisme, puis vers une déduction de l'essence et du temps et enfin de la matière même de la sensation. C'est en ce point seulement que s'achèveront la Rélution copernicienne, et corrélativement la philosophie pratique de l'histoire. Il convient de remarquer que cette démarche, pour contraire qu'elle semble être à celle de Kant, peut cependant se conceir comme demeurant dans le cadre de la philosophie critique. Fichte, en effet, n'a jamais prétendu faire autre chose que donner à la philosophie kantienne une forme systématique. Ce qu'il entend renouveler dans le kantisme, c'est uniquement les défauts dus à l'imperfection de l'exposition1. Aussi peut-on rattacher cette méthode à celle de Kant d'une double façon : - On peut faire valoir tout d'abord (et cet argument possède une certaine importance lorsqu'il s'agit de poser la question de la forme systématique d'une philosophie, donc de la légitimité de son point de départ) que l'illusion transcendantale est un commencement qui, d'une certaine façon, n'est pas arbitraire aux yeux d'un kantien, puisque aussi bien cette illusion est, selon Kant lui-même, nécessaire. - On peut enfin penser (et ceci s'inscrit dans la perspective d'une déduction métaphysique des catégories) que s'il a été possible de passer des catégories aux Idées, on doit pouir, à l'inverse, faire resurgir les catégories des Idées par déconstruction de ces dernières. Fichte part donc de la pensée, au fond tout à fait kantienne, que la métaphysique contient tout, même si ce n'est que sur le mode de l'illusion ou, si l'on veut, de la négation (négation de la temporalité, de la différence entre l'essence et l'existence, etc.). La critique de la métaphysique doit donc être en mesure d'en faire jaillir la vérité. Si la métaphysique est oubli, abstraction de la différence du sujet et de l'objet, de l'être et de la pensée, en un mot, de la finitude, la critique de la métaphysique peut se présenter, pour utiliser un cabulaire d'importation, comme une « Dialectique négative », entendons : comme une réparation, une restitution de ce qui a été éliminé dans le processus totalisant de la métaphysique2. L'avantage de cette méthode est évident : la métaphysique étant elle-même systématique, sa critique le sera aussi. Dès lors, la philosophie, au moins dans sa partie théorique, se réduira essentiellement à une Dialectique, si l'on entend par là, comme Kant lui-même le faisait, non seulement une mise en scène de l'apparence, mais aussi une déconstruction de l'apparence1. Comme l'a montré A. Philonenko2, Fichte ne part pas du Moi absolu qui aurait été atteint par l'intuition intellectuelle, mais il part du Moi absolu comme illusion transcendantale, soit : de ce qui chez Kant se nommait paralogisme de la raison pure. Je ne reviendrai pas ici sur les arguments nombreux et irréfules déjà avancés par A. Philonenko en faveur de cette thèse, mais je me bornerai à en dégager les conséquences intéressant notre propos. - La première tient au fait que le Moi absolu étant posé comme Idée, comme illusion, et non comme un être en soi réellement atteint par une « intuition intellectuelle », le sujet fini n'est pas réellement éliminé par le Moi absolu, comme il le serait nécessairement si cette saisie du Moi absolu était véridique. Cette remarque est d'une importance décisive pour la compréhension de la démarche de la Grundlage. Elle signifie que la réflexion du philosophe (sujet fini) peut continuer de subsister après le premier principe, précisément parce que celui-ci, en tant qu'illusion, n'annule pas la finitude. Toute la dialectique va reposer sur cette scission initiale du sujet philosophant et du Moi absolu, lequel, en tant qu'absolu, nie bien le sujet fini, mais en tant qu'absolu seulement illusoire, le laisse malgré tout subsister. « La réflexion est libre »3 : le philosophe peut entamer et poursuivre comme bon lui semble le travail de déconstruction de l'illusion. - Par là même, la lecture hégélienne de Fichte s'effondre. Pensant que Fichte part effectivement de l'absolu, Hegel lui reproche l'inconséquence4 qu'il y a à poser un deuxième principe après le premier, alors que la réflexion aurait dû s'arrêter. Si Fichte peut continuer sa « déduction » c'est, selon Hegel, au prix d'une double erreur : a) Celle de toute « philosophie de la réflexion », qui consiste à parler de l'extérieur sur « la chose même », au lieu de la laisser à son libre développement ; b) Celle enfin qui consiste, partant de l'absolu, à introduire le multiple (le fini) non par une déduction, mais tout simplement de façon empirique, parce que le moi philosophant sait que le monde extérieur existe. Cette critique, qui serait juste si la philosophie de Fichte partait, comme le croit Hegel, de « l'intuition intellectuelle » au sens kantien1, c'est-à-dire d'une saisie véridique de l'absolu, est toutefois levée, dès qu'on comprend qu'il s'agit, non d'une genèse à partir de la vérité, mais d'une dialectique de l'illusion qui, par définition, laisse subsister le sujet critique - fini. La signification des deux premiers principes peut donc s'éclairer à partir de ces quelques remarques. Si le premier principe qui pose le Moi absolu est à comprendre comme un « paralogisme », comme une illusion, en réfléchissant sur les conditions de possibilité qui ont permis de le poser - réflexion qui reste pleinement légitime si l'on admet que le point de départ n'est pas la vérité, l'on doit parvenir, avec le deuxième principe, à l'affirmation d'un Non-Moi absolu. Comme l'écrit A. Philonenko « c'est donc au niveau des présuppositions qui commandent les constructions des deux premiers principes que s'effectue le passage du Moi au Non-Moi »2. Une fois posés, les deux termes que constituent le Moi et le Non-Moi s'opposent absolument de sorte qu'il faut chercher à les concilier en admettant un troisième principe synthétique : « J'oppose dans le Moi un Non-Moi divisible au Moi divisible. » 1 / On indiquera tout d'abord brièvement en quoi le Moi et le Non-Moi s'opposent dans une antinomie qui se peut formuler de deux points de vue : - D'un point de vue strictement logique, il va de soi que la position d'un Non-Moi est absolument incompatible avec celle d'un Moi absolu qui prétend être la totalité du réel - la difficulté consistant, encore une fois, dans le fait qu'il est impossible de poser l'un sans poser l'autre, les constructions logiques qui les élissent étant rigoureusement parallèles. - Mais si nous rapportons cette opposition à l'histoire de la philosophie, c'est un problème classique qui se trouve ici posé par Fichte : celui de la représentation, dont on trouve la formulation critique chez Kant (dans la lettre à M. Her% du 21 février 1772) et la formulation sceptique chez Berkeley : comment puis-je réussir à poser hors de moi quelque chose, alors que ce quelque chose reste toujours, par définition, un en-soi seulement pour moi2, jamais par conséquent un en-soi vérilement extérieur à moi. Le réalisme dogmatique (c'est-à-dire la position qui consiste à affirmer l'existence en soi du Non-Moi) suppose toujours un moment de négation du Moi, à sair la position d'un en-soi qui n'est plus pour moi, alors même que c'est encore le Moi qui a posé que cet en-soi n'était pas pour lui. C'est donc toujours pour le Moi que l'en-soi est affirmé comme n'étant pas pour le Moi, l'affirmation dogmatique devant nécessairement oublier le premier « pour moi » et tomber ainsi dans une contradiction pure : « Au cours de notre recherche, l'hypothèse réaliste d'après laquelle la matière pourrait venir du dehors s'est effectivement présentée mais nous vimes après un examen plus approfondi qu'une telle hypothèse contredisait le principe énoncé, étant donné que ce à quoi la matière serait donnée du dehors ne serait pas un Moi comme il doit l'être selon l'exigence fondamentale, mais un Non-Moi », puisque aussi bien l'en-soi ne saurait être à la fois en soi et pour moi2. Cela ne signifie bien évidemment pas que Fichte admette pour autant la solution « idéaliste », c'est-à-dire la pure et simple négation du Non-Moi : il convient en effet de souligner que les deux termes posés doivent nécessairement l'être en ce que, se supposant l'un l'autre, ils s'impliquent réciproquement8, de sorte que la simple juxtaposition des deux premiers principes constitue une opposition « analytique », c'est-à-dire une contradiction logique. Mais étant par ailleurs tous deux « certains » (du point de vue de la logique formelle « utilisée comme organon »), il faut cependant les accorder, de même qu'il faut (pour se déplacer du terrain proprement logique, vers celui des questions classiques de l'histoire de la philosophie) trouver une solution au problème de la représentation. La difficulté qui survient en ce point de la réflexion de Fichte est la suivante : les deux principes s'opposent, nous l'ans vu, de façon contradictoire ou analytique*. C'est dire que du point de vue de la logique formelle, ils ne doivent pas pouir s'accorder puisqu'une contradiction absolue relève nécessairement du principe du tiers exclu. Si Fichte considère que les deux principes doivent pouir s'accorder synthétiquement dans un troisième, c'est nécessairement parce qu'il pense implicitement que cette contradiction analytique n'est qu'apparente et cache en fait une opposition synthétique; ce qui confirme indisculement, s'il en était besoin, la justesse de la thèse de A. Philonenko, selon laquelle la Grundlage met en place, dans les trois premiers principes, une logique dialectique de l'apparence. Il suffit pour s'en convaincre de se souvenir de ce qui constitue aux yeux de Kant une « antinomie ». L'antinomie1 est, on l'a dit, une opposition de deux thèses qui se présente sous la forme d'une contradiction - donc sous la forme d'une opposition relevant du principe du tiers exclu si bien que, des deux propositions en présence, l'une semble deir être vraie et l'autre fausse - alors qu'elle n'est en réalité qu'une opposition entre contraires ou subcontraires. Ainsi, dans la Critique de la raison pure, les deux premières antinomies sont des oppositions de contraires (opposés dans un même genre) de sorte que la thèse et l'antithèse peuvent toutes deux être fausses, ne relevant qu'e« apparence du tiers exclu : par exemple, le monde n'est ni fini ni infini et l'alternative n'est pas exclusive, car il peut être pensé comme indéfini. Dans les troisième et quatrième antinomies, comme on sait, la solution est inverse car il s'agit de subcontraires (le sujet est pris en un sens différent dans la thèse et dans l'antithèse) : ainsi, dans la troisième antinomie par exemple, où la thèse considère l'homme comme noumène et l'antithèse comme phénomène, les deux propositions qui ne se contredisent qu'apparemment peuvent toutes deux être vraies pourvu que l'on précise le sens que possède le sujet dans chacune d'elles. L'opposition des deux premiers principes se présente donc très exactement comme une antinomie (celle de l'idéalisme et du réalisme). Il s'agit par conséquent de les « composer », c'est-à-dire, comme chez Kant, de transformer en opposition transcendantale ce qui, au niveau de l'illusion, se présente comme contradiction logique, de sorte que le passage du premier principe au second peut être interprété comme « le passage des paralogismes et de leur synthèse dans un Moi absolu à l'antinomie de la représentation » et c'est cette antithétique que le troisième principe - qui correspond ainsi à l'énoncé de la solution critique d'une antinomie2 - est chargé de composer synthétiquement. Cette composition sera donc la solution du problème de la représentation puisqu'elle consistera à accorder l'idéalisme et le réalisme qui sont les positions philosophiques sous-jacentes aux deux premiers principes. Mais il convient encore, avant d'aborder le sens de cette critique de la métaphysique, d'examiner brièvement comment elle se met en place au niveau du troisième principe. 2 / Partant de l'illusion du Moi absolu (premier principe), nous ans dû admettre également un second principe qui, combiné avec le premier, donne lieu à une antinomie (une opposition qui se présente apparemment comme une contradiction analytique) dont la signification réelle est le problème de la représentation (comment puis-je admettre l'existence de quelque chose hors de moi ?). La question dont le troisième principe doit indiquer la solution peut donc s'énoncer ainsi : il s'agit de transformer une contradiction analytique seulement apparente en opposition synthétique réelle. Comme l'indique A. Philonenko, un tel problème suppose que soient remplies trois exigences : « En premier lieu, les deux termes opposés ne doivent plus seulement être opposés qualitativement (Moi et Non-Moi, rouge et non rouge) ; ils doivent s'opposer quantitativement; l'idée de quantité fonde en effet des oppositions pensables. En second lieu, l'opposition quantitative doit posséder un sens qualitatif; s'il en était autrement, les termes opposés pourraient être considérés comme de même signe et être additionnés. Enfin, une troisième exigence apparait : si l'opposition conserve une signification qualitative, il faut que, réunis, les deux opposés composent un même tout »*. L'opposition doit donc devenir quantitative pour être pensable : en effet, les deux termes ne nt plus s'opposer absolument, mais seulement en partie. De là l'idée d'un Moi « divisible » et d'un Non-Moi « divisible », c'est-à-dire de deux termes en lesquels la réalité se partage. Ce qui permet de penser encore cette opposition comme ayant un sens qualitatif (de sorte que les deux termes continuent de s'opposer, n'étant pas additionnables), c'est l'introduction du concept de grandeur négative qui fonde l'idée d'action réciproque : le Moi et le Non-Moi se partagent la totalité du réel, leurs quantités opposées entretenant un rapport de réciprocité, comme dans un système de forces. Cette totalité n'est autre que celle du Moi absolu qui reste encore le substrat de la division entre Moi fini et Non-Moi fini; d'où la formulation du troisième principe : « J'oppose dans le Moi un Non-Moi divisible au Moi divisible »2. a / La méthode de Fichte est une méthode à trois termes ; ainsi que l'atteste ce texte en lequel Fichte résume l'essentiel de sa démarche : « Il doit y air des synthèses ; dès lors, notre méthode tout entière doit être synthétique, toute proposition doit envelopper une synthèse (). Toutefois, il n'est point de synthèse possible sans une antithèse qui la précède En toute proposition, il nous faut donc partir de l'exposition d'une opposition, dont les termes doivent être composés »*. Traduit en langage kantien, ce texte possède la signification suivante : il faut partir d'une antithétique, de la mise en place d'une antinomie, car une antithèse précède toujours la synthèse2. Puis il faut par composition des termes opposés (cette composition est possible puisque, nous l'ans vu, comme dans toute antinomie, nous n'ans affaire qu'à des contradictions analytiques seulement apparentes) en dégager la synthèse. Soit : il faut aller des Idées (antithétique) aux catégories (synthèses), de la Dialectique à l'Analytique et reconstruire la Critique de la raison pure en partant de sa phase terminale3. Nous ans donc affaire à deux termes qui se correspondent, ou, selon l'expression d'A. Phi-lonenko, « s'entre-expriment »4, comme ils le faisaient d'ailleurs déjà dans la Critique de Kant où les Idées étaient déduites des catégories, l'Antithétique de la raison pure des synthèses catégoriales de l'Analytique. Mais la méthode serait encore incompréhensible et incomplète si l'on ne tenait compte de la « réflexion » du philosophe qui analyse les actes synthétiques et antithétiques du sujet transcendantal (ce qui correspondrait chez Kant à l'analyse trans-cendantale décrite dans le chapitre consacré à 1' « Amphibologie des concepts de la Réflexion ») : « D'après le § 3 tous les concepts synthétiques résultent de la composition d'opposés. Il faut donc rechercher, en premier lieu, les qualités opposées appartenant aux concepts élis (c'est-à-dire, ici, les concepts du Moi et du Non-Moi dans la mesure où ils sont posés comme se déterminant réciproquement); cette recherche s'opère par la réflexion qui est une opération purement libre de l'esprit »5. Résumons les trois termes de cette méthode : les deux premiers principes, posés par la réflexion du philosophe, constituent une antinomie; cette antinomie est composée sjnthétiquement par un troisième principe qui indique ainsi le fondement de toute synthèse. La réflexion recommence son travail d'analyse sur le troisième principe et découvre une nouvelle antinomie : en effet, le troisième principe, on l'a dit, est encore gros de toute une série d'oppositions. Il surfit de l'analyser, même brièvement, pour s'en rendre compte, la proposition « le Moi se pose lui-même comme limité par le Non-Moi » s'explicitant en deux propositions apparemment contradictoires (le Moi se détermine lui-même, le Moi est déterminé) qui reconstituent ainsi une nouvelle antinomie qu'il faut recomposer, etc., « jusqu'à ce que nous parvenions à des termes opposés qui ne se laissent absolument plus composer »*. b / Antinomie, synthèse, réflexion analytique, tels sont donc les trois termes de la méthode constitutive de cette systématisation fichtéenne de la Dialectique transcendantale de Kant. Mais cette démarche resterait en elle-même dénuée de sens (de signification et d'orientation) si la recherche des synthèses n'était animée par un quelconque besoin. C'est ici que se situe l'originalité remarquable de la méthode de Fichte : si les antithèses doivent être composées, c'est parce que le premier principe, qui n'est pourtant qu'une illusion, possède déjà une valeur régulative : c'est parce que l'identité du moi est menacée constamment par les antinomies que suscite la position du Non-Moi qu'il faut les composer, de sorte que si la partie théorique de la Grundlage repose essentiellement sur le deuxième et le troisième principe (sur les antithèses et les synthèses), c'est cependant le premier principe qui, tout entière, l'anime : « La partie théorique de notre doctrine de la science () est développée uniquement à partir des deux derniers principes, étant donné que pour le moment le premier n'a qu'une valeur régulative »2. Or, encore une fois, il ne fait aucun doute que ce premier principe est une illusion transcendantale et non un principe vrai, puisque le moi y est pensé à la lumière du troisième principe, comme le substrat de la divisibilité du Moi fini et du Non-Moi, et, par là même, comme la totalité du réel, ce qui est la définition même des illusions transcendantales sur le Sujet qu'analyse la Critique de la raison pure. De sorte que c'est ici l'illusion qui possède la valeur régulative orientant toute la démarche de la Grundlage : c'est pour conserver cette Idée de l'identité du Moi (de la personnalité) qui est contenue dans l'illusion même du Moi absolu qu'il faut composer les antinomies : ainsi, « sans une bienfaisante illusion de l'imagination qui, à notre insu, attribuait un substrat à ces purs opposés, nous n'aurions pas pu entreprendre les recherches que nous ans faites jusqu'à maintenant; nous n'aurions pas pu penser ces termes car ils n'étaient absolument rien, et l'on ne peut réfléchir sur rien. Cette illusion ne pouvait être évitée et ne devait pas être évitée; son produit devait seulement être soustrait de la somme de nos conclusions, ce qui fut fait »*. Ce texte remarquable2 doit être compris de la façon suivante : grace à l'illusion initiale du Moi absolu, nous ans pu attribuer fictivement un substrat (le Moi absolu) à l'opposition, en vérité seule réelle, du Moi fini et du Non-Moi. Sans cette illusion, nous n'aurions pu penser leur opposition. Mais une fois qu'on a extrait la vérité de l'erreur, il faut en soustraire l'illusion initiale, soit : il faut cesser de penser le Moi absolu comme substrat présent au départ de la dialectique pour le saisir dans sa vérité, c'est-à-dire comme idéal moral situé exclusivement dans l'avenir. Une telle conception de la dialectique aura, on le perçoit aisément, des conséquences essentielles sur la pensée de l'histoire, puisque l'idée platonicienne de chute, les notions de déclin et de retour à l'authenticité qui lui sont attachées deviennent radicalement impensables dans la structure qui est celle de la Grundlage. On y reviendra. Notons pour l'instant que cette signification régulatrice du premier principe - signification qui est en plein accord avec sa position d'Idée - permet d'éclairer la méthode de la Grundlage sur deux points essentiels : 2 / La liberté de l'homme apparait par suite comme relevant d'un « jugement thétique » dont il est impossible de rendre raison, puisqu' « on ne peut donner aucune raison d'un jugement thétique déterminé quelconque »2. Pour bien saisir la portée de cette affirmation, il faut remonter à la signification méthodique que prend le principe de raison dans la forme que Fichte lui donne au § 3 de la Grundlage : « A est en partie = Non-A et inversement. » Cette formulation quelque peu inhabituelle est ainsi explicitée : « Tout opposé est identique dans une qualité = X à ce qui lui est opposé ; et tout identique est opposé dans une qualité = X à ce qui lui est identique. Une telle qualité = X est dans le premier cas la raison de relation (Be^iehungsgrund) et dans le second cas la raison de différence (Unterscheidungsgrund) »s. Le principe de raison apparait dès lors comme le principe logique de classification en genres et en espèces. Par exemple, « une te n'est pas un animal : la raison de différence sur laquelle on réfléchit en ce cas est la différence spécifique entre la te et l'animal et la raison de relation, dont il est fait abstraction, l'organisation en général »*. Soit : la te et l'animal, en tant qu'opposés, s'unissent bien dans une qualité supérieure = X (le Be^iehungsgrund) qui est la classe des êtres organisés. En tant que termes identiques, au contraire, ils se séparent dans un autre terme = X (y Unterscheidungsgrund) qui est la différence spécifique entre la te et l'animal. Le sens en lequel la liberté de l'homme, relevant d'un jugement thétique, échappe au principe de raison, s'éclaire : en effet, le jugement thétique est « un jugement dans lequel quelque chose n'est rapporté à rien d'autre, ni opposé à rien d'autre, mais simplement posé dans son identité à soi-même » de sorte qu'un tel jugement ne présuppose « ni de raison de relation, ni de raison de différence »2. Ce que présuppose en revanche le jugement thétique, c'est uniquement, « selon sa forme logique, le problème d'un fondement ou raison (eine Aufgabe fur einen Grund) »3. La vérité du jugement thétique : l'homme est libre, est donc une vérité essentiellement pratique puisqu'il ne se conçoit que comme tache (Aufgabe). Ici s'explicite enfin le sens de la fonction régulatrice du premier principe. Thèse, antithèse, synthèse et réflexion, tels sont donc les éléments constitutifs de la méthode dialectique que Fichte adopte dans la Grundlage. Si nous réfléchissons à la nature de l'illusion qui sert de point de départ à la Grundlage de 1794, nous yons qu'elle consiste essentiellement dans la négation de la finitude et de la temporalité, et que, comme telle, elle est bien identique à ce que Kant décrivait dans la Dialectique transcendantale sous le nom d' « illusion transcendantale » de la métaphysique. La déconstruction de l'illusion aura donc pour finalité de ramener l'homme à sa propre vérité, ce que Fichte formule de la façon suivante : « Dès que us serez au clair avec tre philosophie, cette illusion tombera de s yeux comme des écailles Dans la vie, us penserez ne rien sair d'autre, sinon que us êtes un être fini et fini d'une manière déterminée comme us devez us l'expliquer par l'expérience d'un monde ainsi fait en dehors de us. Et pas plus que us n'auriez l'idée de ne plus être us-mêmes, us n'aurez l'idée de dépasser ces limites »1. On a peine, en lisant ce texte, à comprendre comment Fichte a pu être si longtemps considéré comme le champion de V « idéalisme subjectif», lui qui n'avait d'autre but que de rappeler l'homme à sa finitude en liant sa conscience à celle d'un monde. La raison peut toutefois en être indiquée; elle est d'une importance méthodique considérable : pensant que Fichte partait de la vérité, d'une saisie authentique du Moi absolu, les interprètes ne pouvaient ir dans la déduction que la Doctrine de la science opère, non seulement des formes de la sensibilité, mais encore de leur matière, qu'un idéalisme radical. Si l'on admet, à l'inverse, que Fichte part de l'illusion, cette déduction prend immédiatement un sens rigoureusement opposé : certes, on peut dire que, d'une certaine façon, le Moi absolu initial contient bien toute réalité; mais il faut alors entendre que c'est sur un mode purement négatif. Si le Moi absolu comprend toute réalité, c'est au sens où il nie toute réalité, au sens où, en tant qu'absolu, il doit, comme l'indiquait déjà la Dialectique transcendantale de Kant, nier le monde extérieur et la temporalité dans sa prétention à l'autosuffisance éternelle. Dès lors, la démarche de Fiche apparait comme essentiellement « réparatrice » : il s'agit, dans une dialectique purement négative, de restituer par déconstruction de l'illusion ce que celle-ci a éliminé dans sa prétention même à l'absolulté, à sair le monde extérieur et le sujet fini situé dans le temps. |
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