NAVIGATION RAPIDE : » Index » ECONOMIE » POLITIQUE éCONOMIQUE » La critique de kant et de rousseau Le refus du déterminismeQuelle fut la réaction de Fichte face à une telle pensée de l'histoire et de la guerre ? Jugeant déjà la pensée kantienne insuffisamment critique, on peut estimer que le jeune Fichte devait tout naturellement « douter » de la vérité de la philosophie kantienne de l'histoire et reposer en termes neufs la question de la guerre et de la paix1. 1 / Ce qui apparait dès les premières es des Beitràge, c'est l'idée que l'histoire ne saurait être à elle-même son propre tribunal. Tel est le sens profond de la reprise du thème rousseauiste de la séparation du droit et du fait qui inaugure la réflexion de Fichte dans le texte de 1793, cette distinction n'ayant pas seulement la valeur d'une fondation de l'autonomie de la sphère du droit, mais signifiant également le refus de l'application à l'histoire de tout projet de « théodicée », fût-ce sur le mode d'une supposition de la « réflexion » comme chez Kant : « La question du devoir et du pouvoir, ou, ce qui est la même chose comme on le rra bientôt, la question du droit ne ressortit nullement au tribunal de l'histoire Cette question ressortit à un autre tribunal que nous rechercherons »2. Ce tribunal est en vérité celui du Moi « dans sa forme pure et originaire »3, c'est-à-dire celui de « la loi morale »*. Sans doute la pensée de Fichte n'a-t-elle en ceci rien d'original par rapport à celle de Kant qui lui aussi, bien évidemment, distingue le fait du droit et ne saurait tomber dans le cercle qui consiste à juger l'événement historique par rapport à une loi et la loi par rapport à l'événement historique. Mais ce qui distingue ici Fichte de Kant, et l'oppose par avance à l'idée hégélienne d'une histoire unirselle / tribunal unirsel, c'est l'application rigoureuse à la philosophie de l'histoire de cette distinction du droit et du fait : « Dirons-nous : ce qui est arrivé le plus sount est juste et déterminerons-nous le bien moral d'après la majorité des actes, comme on détermine dans les conciles les dogmes ecclésiastiques d'après la majorité des voix ? Dirons-nous : ce qui réussit est sage ? Ou bien réunissant les deux questions, placerons-nous dans le succès la pierre de touche de la justice et de la sagesse; et attendrons-nous l'événement pour appeler un brigand héros ou meurtrier, et Socrate un malfaiteur ou un rtueux philosophe ? »'. Sans doute Kant échappe-t-il aisément à de telles questions sur le éthique. Mais comment, dans la perspecti2 qui semble être la sienne dans le Projet de paix perpétuelle, ne pas faire du succès le critère, sinon du bien moral, du moins des progrès de la culture et de la liberté dans l'histoire3 ? 2 / Ce qui est ici en question, c'est au fond la définition de l'homme comme être à la fois phénoménal et intelligible. La solution kantienne de la troisième antinomie ne peut conduire, semble-t-il, qu'à appliquer au cours des phénomènes, donc à l'histoire en tant que série d'événements dans le monde, un déterminisme rigoureux. Or, comme le rra bien Fichte, en une telle vision de l'histoire, il est difficile de distinguer, au niau des phénomènes, l'homme de l'animal, le critère de la finalité (l'action intentionnelle) restant insuffisant4. On peut dire que dans toute pensée déterministe l'homme se voit réduit, en tant qu'être sensible, à n'être que le jouet d'un mécanisme naturel. Aussi Fichte s'en prend-il à ceux qui « abdiquent leur spiritualité et leur nature raisonnable » et « se transforment en animaux que l'impression extérieure détermine irrésistiblement au moyen des sens, en machines que meut fatalement l'engrenage d'une roue sur l'autre, en arbres où la circulation et la distillation des sucs produisent le fruit de la pensée »5, se « réduisant ainsi immédiatement eux-mêmes à la condition de toutes ces choses, pour peu que leur machine à penser soit bien réglée »6. Bref, la conséquence de tout dogmatisme dans la pensée de l'histoire est immédiatement la réification de l'homme, et si le texte qu'on vient de citer ne vise pas explicitement et uniquement Kant, il comporte assurément une critique de ce qui chez Kant, au moins aux yeux de Fichte, est encore un dogmatisme résiduel1, ou, si l'on ut, une marque de son insuffisance « révolutionnaire ». C'est très précisément en ce sens que, déloppant la profonde pensée de la réification esquissée dans les Beitrage, la seconde Introduction à la doctrine de la science pourra soutenir que Kant « n'était pas convaincu » quand il écrivit la Critique de la raison pure2 : celui qui ne coïncide pas pleinement ac sa propre humanité ne saurait être convaincu. C'est à partir de cette conception de la réification que Fichte déloppe, dès les Beitrage, une critique des préjugés politiques qui annonce, sur bien des points, la critique de l'illusion transcendantale de la Grundlage de 1794, et qui est sans doute l'élément le plus original de sa pensée de l'histoire en 1793. 3 / On trou en effet dans les Beitrage, à côté d'une critique classique des « idéologies » dénoncées à la fois comme erronées et partialement intéressées4, une « déconstruction » du préjugé politique comme facteur de réification. Ce que Fichte reproche essentiellement au dogmatisme de Rehberg, par exemple, c'est de constituer un discours dans lequel : a) l'homme n'apparait pas en tant qu'être libre, et b) le sujet se trou, comme tel, inévilement éliminé. C'est la raison pour laquelle Fichte prend soin dans les Beitrage de préciser le statut des différents discours, en distinguant nettement le moment subjectif de la certitude, de celui, objectif, de la vérité : « La seule autorité de nos pères ou de nos maitres nous fait admettre sans preu, comme principe, certaines propositions qui n'en sont pas et qui ne sont vraies qu'autant qu'elles peunt être dérivées de principes encore plus élevés. En entrant dans le monde, nous retrouvons nos prétendus principes chez tous les hommes ac lesquels nous sommes en rapport parce qu'eux aussi les ont admis sur la foi de leurs parents et de leurs maitres. Personne ne les contredisant, nous ne nous apercevons pas de ce qui leur manque du côté de la certitude et nous ne sentons pas le besoin de les remettre à l'examen »*. Le préjugé n'est au fond qu'une opinion qui n'est pas contredite, voire qui est parfaitement cohérente en soi2, mais qui pour nous s'avère impensable, et cela pour une raison fort simple : c'est qu'elle élimine par son contenu même le sujet qui la pense. C'est pourquoi il faut l'interntion d'une personne pour qu'elle devienne, au niau du pour nous, problématique. Tel est le discours dogmatique sur l'histoire : sous toutes ses formes - qu'il soit discours du hasard, de la providence, ou de la nécessité, ainsi que nous le rrons - il nie la liberté; son vice fondamental, même lorsqu'il est, comme le discours de Spinoza, pleinement cohérent, c'est de ne pas même être représenle pour le sujet qui le prononce. Comment en effet un être qui, en tant qu'auteur de son propre discours doit nécessairement se penser comme libre, pourrait-il parler « machinalement » de lui comme d'une chose ? Il est remarquable que, dans ces conditions, l'argument constant de Fichte contre les dogmatiques s'énonce ainsi : « Ils ne se sont pas bien compris eux-mêmes »3. Contre une telle attitude, il n'y a aucun remède, car le discours est l'indice, non seulement d'une erreur, mais surtout d'une faute : le refus par l'homme lui-même de sa propre humanité, c'est-à-dire de sa liberté. On ne saurait donc contraindre le dogmatique à renir sur son erreur : « Il n'entre pas dans mon dessein de prendre ici contre eux-mêmes la défense de leur humanité, et de leur prour qu'ils ne sont pas des animaux, mais de purs esprits. Si l'horloge de leur esprit va bien, ils ne sauraient comprendre nos questions et prendre part à nos recherches s*. Loin d'être purement rhétorique, la mise en garde qui ure dans la préface est donc à prendre au sérieux, la différence qu'elle introduit entre certitude et vérité possédant ici une vérile valeur critique2 : elle suggère l'idée d'une « métaphysique de la politique », et, corrélatiment, d'une « critique de la politique ». 4 / Ce que Fichte, en effet, entend faire valoir contre le dogmatisme en matière de philosophie de l'histoire, c'est avant tout l'idée d'anir, soit : l'idée que le futur échappe totalement à l'emprise du passé. Le discours dogmatique sur l'histoire est au fond, aux yeux de Fichte, tout entier contenu dans l'opinion commune selon laquelle « il n'y a rien de nouau sous le soleil »8, l'imagination dogmatique trouvant alors sa forme la plus haute dans « l'imitation »4. Aussi Fichte reproche-t-il aux « empiriques », à ceux dont le seul guide est la « routine », d'être incapables de juger l'anir autrement qu'à l'aune du passé. Outre le cercle logique qu'implique une telle conception du temps5, elle manifeste en réalité la même volonté dogmatique de refuser, ac l'idée d'anir, celle de la liberté de l'homme : « Vous insistez cependant : nos principes philosophiques, selon vous, ne sauraient entrer dans la vie vous ne les jugez sans doute ainsi qu'à condition que tout reste comme il est actuellement vous voulez que tout reste sur l'ancien pied » et l'injonction « proposez-nous donc ce qui est faisable » signifie au fond « proposez-nous ce qu'on fait »*, c'est-à-dire en réalité ce qui s'est déjà fait : « L'histoire, s'écrient-ils, l'histoire est la surillante de tous les temps, l'institutrice des peuples, l'infaillible prophétesse de l'anir »2. Et dans cette sacralisation du passé, c'est bien en effet la négation de l'anir qui est en jeu. Le sens de cette critique du dogmatisme est clair : toute théorie qui applique à l'histoire le principe de causalité (et par conséquent, nie la liberté comme principe des actions humaines) ne peut envisager la temporalité qu'à partir du passé et doit nécessairement ignorer l'idée d'une histoire qui se temporaliserait à partir de l'anir, à partir du projet3. C'est déjà en ce sens que Fichte écrivait en 1790 à Achelis : « Il m'est denu tout à fait clair que les plus néfastes conséquences s'ensuivraient pour la société de la proposition de la nécessité de toutes les actions humaines »4, l'une de ces conséquences néfastes et non des moindres, étant l'incapacité qui en résulte pour le dogmatique de penser le nouau, soit, en l'occurrence : la Révolution française5. Ce qu'apportent à cet égard les Beitrage, c'est l'affirmation de l'identité fondamentale des théories du hasard, de la nécessité et de la providence : identité positi en ce que, pour les trois théories, le seul critère du progrès historique est le « succès », négati en ce que toutes trois nient également la liberté : « Mais je vous prie, d'après quelles idées conduisez-vous donc vos affaires dans la vie ? Les livrez-vous entièrement au souffle augle du hasard, ou bien, puisque votre langage est ordinairement si pieux, à la direction de la Providence ? () Que signifient alors ces artissements que vous prodiguez aux peuples pour les mettre en garde contre les fallacieuses promesses des philosophes ? Tenez-vous donc tranquilles et laissez faire votre hasard. Si les philosophes réussissent, ils auront eu raison, s'ils ne réussissent pas, c'est qu'ils auront eu tort »6. Comment ne pas remarquer qu'ici encore, c'est indirectement Kant qui est visé, pour autant du moins que sa philosophie de l'histoire reste inscrite dans la perspecti d'une théodicée en laquelle l'homme ne peut guère qu'accomplir les desseins de la providence1. 5 / Aussi le seul tribunal de l'histoire ne peut-il être que l'impératif catégorique, la loi de la liberté : « Nous voulons donc juger des faits suivant une loi qui ne saurait dérir d'aucun fait ni être contenue dans aucun. Où donc pensons-nous prendre cette loi ? Sans doute dans notre moi, puisqu'il ne faut pas la chercher hors de nous »2. C'est ici, et seulement ici, que la révolution copernicienne s'achè au niau de l'histoire : admettre que la loi morale est le principe de tout jugement historique, c'est nécessairement poser que les actions humaines sont libres au niau même des phénomènes, puisque nous avons ici affaire à l'homme empirique ; car l'impératif n'a bien évidemment de sens « que pour les actions qui dépendent uniquement de la raison, et non de la nécessité physique, c'est-à-dire pour les actions libres »3. C'est dire que la Révolution française doit être jugée exclusiment à titre d'action libre4, là où chez Kant elle apparait, par suite de la solution apportée à la troisième antinomie, à la fois comme libre et causale-ment (naturellement) déterminée5. 6 / En conséquence des points 4 et 5 - l'histoire n'est pas déterminée par le passé, c'est-à-dire par la causalité naturelle, mais par l'anir, c'est-à-dire par la liberté des projets - le réel, le donné empirique que la liberté pratique transforme et façonne selon ses fins, devant être regardé comme absolument inerte et dénué de signification positi. Autrement dit : l'expérience (entendons ici la nature, le réel, le « Non-Moi »), loin de déterminer le sens de l'histoire, ne reçoit sa signification que des libres projets que l'homme conçoit à son propos. Tel est le sens du texte que je citais au tout début de cette section1, texte en lequel toute idée de providence était refusée par Fichte2. C'est là ce qu'il souligne encore en ajoutant cette remarque : « L'expérience en elle-même est une boite remplie de caractères jetés pêle-mêle; c'est l'esprit humain qui seul donne un sens à ce chaos, qui en tire ici une Iliade, et là un drame historique à la Schlenkert »3. On mesure ici à quel point nous sommes éloignés de la conception kantienne d'un chaos, d'un hasard seulement apparent, mais dissimulant en son fond une sagesse providentielle. Mais l'achèment de la révolution coper-nicienne est à ce prix : il suppose bien en effet que l'homme se retrou, face à l'histoire, l'unique détenteur du sens4. 7 / A partir de telles prémisses, Fichte est donc inévilement conduit à remettre en question la justification kantienne de la guerre, et notamment, bien sûr, l'idée que celle-ci pourrait avoir une quelconque fonction positi dans le progrès de la culture. Contrairement aux thèses défendues dans la troisième Critique, Fichte affirme nettement la coupure radicale qui sépare nature et culture, la seconde ne pouvant nullement procéder de la première : « Et d'abord, personne n'est cultivé, mais il faut que chacun se culti lui-même. Toute conduire purement passi est justement le contraire de la culture; celle-ci a son principe dans l'activité personnelle, et cette activité est aussi son but. Aucun de culture ne peut être éli de telle sorte qu'il soit nécessaire de le remplir; il s'adresse à la liberté et dépend de l'usage de la liberté »*; On ne peut dire plus clairement que la culture ne saurait être imputée à un quelconque dessein de la nature. Et c'est en bonne logique que Fichte en vient à refuser toute valeur formatrice à la guerre, en des termes qu'il convient de rappeler ici2 : « La guerre ne porte à l'héroïsme que les ames qui en ont déjà le sentiment. Elle excite dans les cours sans noblesse l'amour du pillage et de l'oppression des faibles. » Bref, ce n'est pas la nature qui, sous l'apparence de ce chaos inutile qu'est la guerre, cacherait le dessein harmonieux de la culture, mais c'est, ici comme ailleurs, la liberté qui seule culti. En liant ainsi la question de la culture et celle de la guerre3, Fichte marque clairement sa volonté de rompre ac toute théologie de l'histoire. Aussi s'applique-t-il encore, dans les es qui suint immédiatement ces textes, à réfuter l'idée d'une quelconque valeur formatrice de l'oppression politique4. Sans doute la monarchie a-t-elle eu le « mérite » de favoriser la culture en disciplinant la sensibilité, en instaurant une certaine forme d'ordre et de légalité5. Mais là encore, il ne faut voir nulle ruse de la nature, nul dessein de la providence, pas plus d'ailleurs qu'il ne faut concevoir un quelconque sentiment de gratitude à l'égard des tyrans. Car ce progrès de la culture, c'est en réalité à la liberté de l'homme qu'il est dû, et s'il y a eu « ruse », c'est bien plutôt d'une « ruse de la liberté » qu'il faudrait parler : « Ainsi donc, quand même nous aurions avancé notre culture du côté de la liberté, non seulement sous vos constitutions politiques, mais encore par l'effet même de vos constitutions, nous ne vous en devrions aucun reconnaissance, car tel n'était pas votre but Vous aviez pour but d'anéantir dans l'humanité toute liberté de la volonté, à l'exception de la vôtre; nous avons combattu contre vous pour cette liberté, et si nous avons été les plus forts dans cette lutte, nous ne vous devons certainement rien pour cela »1. Et tous les déloppements que Fichte consacrera à l'état de nature (à la description de la société « au premier sens du terme »2) montreront que l'homme aurait fort bien pu se cultir librement dans la paix, sans l'interntion de cette providence dont le seul bienfait consisterait à parsemer d'embûches le chemin de son existence. 8 / Je ne prétendrais pas ici analyser dans toute sa complexité la pensée fichtéenne de l'état de nature et du contrat social. Je voudrais seulement, pour terminer cette simple description des éléments essentiels de la philosophie de l'histoire de Fichte en 1793, souligner dans quelle mesure elle implique également une certaine conception de l'Etat. A cet égard, elle me semble s'inscrire dans une triple perspecti : stratégique, historique et métaphysique- - Stratégique ment, nous l'avons vu3, elle est destinée à répondre aux objections de la pensée réactionnaire contre 1'' Aufklarung. Il s'agit donc de combattre la logique de ce raisonnement selon lequel il faut nécessairement poser l'équation : faiblesse humaine = solution de continuité entre volonté générale et volonté de tous = nécessité d'un Etat autoritaire. On rappellera que, dans le cadre qui est celui de la philosophie de l'histoire (donc, si nous écartons la solution juridique esquissée en 1796), deux solutions seulement semblent possibles pour les Aufklàrer : l'une, celle de Kant, consiste comme nous l'avons vu à admettre la prémisse (la faiblesse humaine) en essayant de nier la conclusion1 grace à une théorie de l'histoire en laquelle l'égoïsme n'est plus un obstacle à la réalisation du droit; l'autre, celle que Fichte a adoptée dans les Beitrage, nie tout simplement la prémisse et la conclusion; il s'agit donc de refuser la thèse de la méchanceté humaine, ce qui, au niau de la réflexion politique, le conduit à abandonner la représentation kantienne de l'état de nature au profit d'une conception neutre de cet état : « Cette vieille idée d'un état de nature, cette guerre de tous contre tous qui y serait le droit, ce droit du plus fort qui devrait régner sur le sol, tout cela est faux »2. Et si Fichte refuse cette thèse, c'est qu'il en perçoit très clairement les implications politiques, ceux qui en appellent à la « méchanceté originelle de l'homme » en nant toujours à justifier l'Etat et « ses lois de contrainte »3. Inrsement, dans la perspecti qui est ici celle de Fichte - et nous ne nous situons pour l'instant qu'au niau de la logique de l'argumentation, non à celui des arguments eux-mêmes - une conséquence est inévile : l'Etat est fondamentalement superflu, il ne saurait jamais être plus qu'une institution transitoire, qu'un moyen et non une fin : « Si les moyens connables avaient été réellement choisis, l'humanité se rapprocherait peu à peu de son grand but; chacun de ses membres deviendrait de plus en plus libre, et les moyens dont les buts seraient atteints n'auraient plus d'usage. Dans le mécanisme d'une telle constitution politique, chaque rouage s'arrêterait et serait supprimé à son tour, puisque celui qu'il mettait directement en moument commencerait à se mouvoir par sa propre force. Si le but final pouvait jamais être parfaitement atteint, il n'y aurait plus besoin de constitution politique »4. - Historiquement, c'est certainement en ce point que la différence qui sépare Kant et Fichte apparait le plus nettement : tout se passe en effet comme si l'histoire devait être nécessairement représentée d'une double façon, selon le point de vue adopté, ac dans chacune de ses représentations trois étapes obligées, systématiquement opposées : Chez Kant : L'état de nature est mauvais, l'histoire est « naturelle », et la fin de l'histoire, c'est l'Etat comme fin en soi. Chez Fichte : L'état de nature est neutre, l'histoire est celle de la liberté (elle peut être bonne ou mauvaise), et la fin de l'histoire est la suppression de l'Etat qui n'est qu'un moyen, « quoi qu'en dise un très grand homme »*. - Métaphysiquement, enfin, ce qui fonde essentiellement l'opposition des deux philosophes, c'est : i) la façon dont ils conçoint les rapports de l'éthique et de la politique, ainsi que 2) l'application dirgente qu'ils font de la solution de la troisième antinomie. Kant admet une distinction très nette entre la sphère de l'histoire et celle de l'éthique - cette distinction permettant seule d'échapper aux apories de la sixième proposition de l'écrit de 1784 -, de sorte que la politique semble reler parfois davantage du domaine de la causalité naturelle que de celui de la causalité libre. Sans doute éthique et politique s'accordent-elles en fin de parcours2 puisque la légalité est la condition de possibilité de la réalisation de la moralité. Mais tout au long de l'histoire, les deux ne coïncident pas, et c'est précisément là ce qui justifie dans une certaine mesure une croyance raisonnable dans le progrès. Fichte, au contraire, ne distingue pas en 1793 éthique et histoire; bien plus, il fait de l'histoire l'unique heu d'exercice de l'action morale. La distinction des phénomènes et des noumènes, de la causalité et de la liberté, ne passe pas chez Fichte entre l'éthique comme domaine de l'intention, et l'histoire comme celui de l'évolution réelle, mais en un certain sens, dès 1793, entre l'éthique et le droit positif, le droit naturel étant encore à cette époque confondu par Fichte ac la morale1. C'est là ce qu'indique clairement la distinction que Fichte opère entre le « domaine des contrats » - qui est celui du monde phénoménal, de ce qu'il nomme la société « au second sens du terme », c'est-à-dire la société de fait qui constitue le domaine des droits aliénables2 - et la sphère purement éthique des droits inaliénables (monde intelligible). Et c'est cette distinction qui permet en 1793 de rabaisser l'Etat au rang de moyen : considéré comme résultat d'un contrat tout à fait ordinaire, l'Etat fait partie du monde phénoménal des droits aliénables; or, seul ce qui se situe au niau du monde intelligible peut être dit fin en soi : « Cette culture en vue de la liberté est le seul but final possible de l'homme en tant qu'il est une partie du monde sensible; mais ce but final sensible n'est pas encore le but final de l'homme en soi : il n'est que le dernier moyen pour atteindre un but final plus élevé, son but final spirituel, à savoir la parfaite cohérence de sa volonté ac la loi de la raison. Tout ce que l'homme fait doit pouvoir être considéré comme un moyen d'arrir dans le monde sensible à ce dernier but final; autrement ses ouvres sont sans but, ce sont des ouvres déraisonnables »3. Sans doute Fichte ne fait-il ici que suivre l'enseignement de la Critique de la faculté de juger, qui, elle aussi, fait de la culture un simple moyen en vue de la moralité. Mais ce qui est radicalement nouau par rapport à Kant, c'est l'utilisation que Fichte fait de la théorie kantienne pour dévaloriser l'Etat et en déduire que, n'étant que de l'ordre culturel, il peut à volonté être modifié ou supprimé : « Nulle constitution politique n'est immuable; il est dans leur nature à toutes de se modifier. Une mauvaise, qui va contre le but final nécessaire de toute constitution politique, doit être changée; une bonne qui y tend se change d'elle-même. La première est un peu de paille pourrie qui fume sans donner de lumière ni de chaleur. La seconde est une lampe qui se consume elle-même et qui s'éteindrait si le jour paraissait »*. Ici encore, Fichte aboutit à une conséquence diamétralement opposée à la lettre de la philosophie kantienne et, refusant que l'Etat soit fin en soi, que le pacte social lui-même ne puisse être révoqué, il s'avère, une fois encore, davantage le disciple de Rousseau que celui de Kant1. Mais c'est également en ce point précis que la réussite des Beitràge - la justification de la Révolution face à la pensée réactionnaire - est en même temps leur échec et qu'éclate au grand jour l'aporie fondamentale de la pensée de Fichte en 1793 : comment cette philosophie purement négati des limites de l'Etat, comment l'anarchisme individualiste qui transparait à chaque e de ce « traité contre l'Etat »2 que sont les Beitràge, parviendraient-ils, une fois justifié le processus révolutionnaire lui-même, à prendre en charge le résultat de ce processus3 ? Il n'entre pas dans mon propos d'examiner ici les apories politiques et juridiques (notamment quant à la conception du contrat et à la définition du peuple) des Beitràge, mais simplement de souligner, au seul niau de la philosophie de l'histoire, la difficulté considérable que soulènt les positions purement éthiques et individualistes qui sont alors celles de Fichte. On peut d'ailleurs la résumer fort brièment : toute la pensée fich-téenne de l'histoire en 1793, en tant que pensée de la liberté et du projet, peut être regardée comme une philosophie de l'anir. Or, une telle philosophie peut-elle être pleinement compatible ac la thèse, centrale dans les Beitràge, selon laquelle la justification de la Révolution réside avant tout dans une critique de l'Etat qui s'opère à partir de positions />r/-politiques, et qui comme telle ne peut méthodologiquement s'appuyer que sur l'idée d'un retour à l'individualisme éthique du droit naturel ? Prisonnière d'une représentation pré-politique du droit, qui résulte elle-même de la confusion du droit naturel et de l'éthique1, la critique de l'Etat ne parvient pas en 1793 à dépasser l'idée que, face à l'oppression politique de l'Ancien Régime, la Révolution ne peut déboucher que sur un retour à l'individualisme éthique. La raison ultime de cette aporie se peut formuler en ces termes : en 1793, Fichte tente de justifier la Révolution française en construisant une philosophie de l'histoire qui ne parvient à s'affranchir des cadres du kantisme orthodoxe que pour retomber dans une vision encore « rousseauiste » et romantique du point de départ de l'histoire. Fichte ne tardera pas à percevoir cette difficulté. Cela suppose, on le voit, que la critique du présent ne s'effectue plus à partir du passé, mais à partir de l'anir, ce qui est encore impossible dans la perspecti2 des Beitràge. Aussi est-ce seulement à partir de 1794 et de la critique de Rousseau qui apparait dans les Conférences sur la destination du savant, que la pensée fichtéenne de l'histoire trou sa pleine cohérence. C'est également à partir de cette critique que s'éclaire le passage des Beitràge à la Grundlage des Naturrecbts où l'état de nature de l'homme ne sera plus à chercher dans un droit naturel pré-politique, mais dans la réalisation future du droit rationnel3. C'est donc en analysant cette critique de Rousseau que nous pourrons pleinement mesurer combien la persistance d'une référence au passé est contraire à l'esprit de la philosophie de l'histoire que Fichte esquisse en 1793, et parnir ainsi à une représentation enfin cohérente de cette philosophie de l'anir que Fichte fondera définitiment dans la Grundlage de 1794. |
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