Par rapport A la Thaïlande et la Corée, l'Indonésie montre un parcours très contrasté. Dans un premier temps, elle a semblé rester en marge de la
crise régionale. Jusqu'en septembre 1997 l'avis commun considérait que, plus éloignée des foyers de contagion, elle aurait pu faire mieux loir la solidité de sa
croissance : une balance des paiements en ordre, une spécialisation internationale relativement diversifiée, un système bancaire moins exposé au risque de change ou encore l'absence de bulle d'actifs manifeste '. On s'apercevra bien sûr que cette
économie présentait de graves défauts de construction, mais il n'en reste pas moins qu'entre l'effet respectif des vices cachés de la croissance, par opposition A la pure logique de contagion, l'amorce de la crise indonésienne se trouve nettement sur ce second côté.
Puis, A partir du début de novembre et jusqu'A la fin janvier, la crise a pris un tour extrASmement violent et elle est passée par une série de ruptures systémiques qui ont abouti A la destruction quasi totale du système bancaire, A un large défaut de paiement sur la dette privée et enfin A un effondrement de la leur interne et externe de la monnaie nationale, ainsi que de ses fonctions régulatrices. Le résultat sera un des plus grands désastres de l'histoire économique, avec une récession record (15 % en 1998) et un effondrement du revenu de la population, dont de larges couches passent sous le seuil de pauvreté. C'est précisément en raison de son caractère extrASme que cette expérience éclaire la
connaissance des crises financières, mais aussi des crises de la monnaie.
Le cours de la crise
De la crise de change A la crise bancaire
Contrairement au cas de la Malaisie ou des Philippines, la spéculation sur le baht en juin 1997 n'a pas créé en Indonésie des tensions noles et, apparemment, la Bourse de Jakarta a mASme bénéficié jusqu'au début de juillet des reports de capitaux qui se retiraient de Thaïlande. 11 faut attendre la deuxième semaine de juillet pour que la volatilité sur le
marché de change s'accroisse sensiblement et conduise la Banque d'Indonésie A élargir les bandes de fluctuation de la roupie de 8 % A 12 % (11 juillet). Dans les semaines suintes elle intervient lourdement sur le marché, mais sans résultats, si bien que le régime de flottement administré est abandonné le 14 août, avec l'approbation officieuse du Fonds monétaire. Le change perd alors 11 % en trois jours, sur une dépréciation totale de 18 % depuis le début de juillet.
Ce tournant et ses résultats mitigés conduisent alors A un ajustement plus large du policy mix. Dans un premier temps, la Banque centrale resserre brutalement la
politique monétaire, ce qui porte brièvement les taux courts interbancaires A plus de 130 % : le change réagit positivement, mais les
banques subissent un choc de liquidité intense, tandis que le président de la République, Suharto, critique publiquement l'action de la Banque centrale. A€ la mi-septembre, on mobilise l'instrument budgétaire, avec une réduction des programmes d'investissements de l'ordre de six points de PIB qui ne sera mise en œuvre que partiellement.
Cependant, la chute du change reprend bientôt, dans un contexte régional très volatil (déclarations tonitruantes de Mahathir, accélération de la crise thaïlandaise) : la roupie atteint un point bas au début d'octobre, 37 % en dessous du cours nominal de la fin juin2. Aussi, le 8 octobre, ayant épuisé ses
moyens d'action, le pays fait appel officiellement au Fonds monétaire, ce qui ouvre sur une relative silisation pendant les négociations. Un ste programme de silisation macro
économique et bancaire est annoncé le 31 octobre, qui mobilise en tout 42,3 milliards de dollars (dont 11,2 apportés par le FMI).
Ce premier indonésien a été probablement un des échecs les plus sonores enregistrés par le Fonds monétaire au cours de toute son histoire3. Le nœud de l'affaire, désormais bien connu, est l'annonce, le 2 novembre, de la fermeture de seize banques de petite taille, représentant 3.5 % du bilan consolidé d'un système bancaire comprenant plus de deux cent cinquante institutions. Au lieu d'isoler les institutions les plus touchées, puis de garantir la silité du reste du système bancaire, aucune explication claire n'a été
donnée quant aux tenants et aboutissants de ces suspensions de licence. Ni les objectifs de l'opération ni les critères de fermeture des banques n'ont été précisés, et l'on n'a pas indiqué non plus si d'autres institutions seraient fermées ultérieurement.
Comme pour accentuer encore l'incertitude, le message a été aussi très confus sur les délais d'application et le périmètre de la garantie des dépôts, annoncée également le 2 novembre. On n'a pas précisé non plus si elle serait élargie en cas de nouvelles fermetures de banques. Enfin, limitée A 5 000 dollars, elle ne couvrait qu'une partie des fonds des classes moyennes et de nombre de PME, alors qu'après quatre mois de crise toutes les incitations conduisaient A arbitrer en faveur du cash ou bien de dépôts A Singapour4.
En outre, la mASme erreur a été commise avec les créditeurs étrangers, bien que la panique se soit amorcée d'abord au interne. La première lettre d'intention n'incluait ainsi aucune mesure relative aux créances extérieures privées, qui étaient pourtant un enjeu central parfaitement identifié. Contrairement A la règle, lorsqu'on a fermé les seize petites banques, on n'a pas transféré immédiatement les encours de crédits A l'exportation (lettres de confirmation) A d'autres institutions - la Banque centrale dans le pire des cas5. Cela explique que la panique des créditeurs étrangers ait été très able A celle des déposants : si l'on ferme aujourd'hui, sans motif apparent, telle ou telle banque marginale, pourquoi pas demain celle dans laquelle j'ai un dépôt, dans un nouveau paquet de dix, trente ou deux cents autres banques ? En un mot, on n'a sans doute jamais approché d'aussi près le modèle expérimental de la panique : annoncer qu'il y a le feu au cinéma et que l'on ferme les portes dans deux minutes. Cela explique l'extraordinaire disproportion entre les causes et les effets de cette mesure apparemment bénigne.
L'
économie politique est un dernier facteur d'emballement de la crise en Indonésie, qui renvoie surtout aux conflits incessants entre le président Suharto d'une part, le ministère de l'économie et la Banque centrale de l'autre. Contestation des décisions gouvernementales, refus du président de signer lui-mASme le premier accord avec le Fonds, attribution d'une nouvelle licence bancaire A son fils, quelques jours après que sa banque de poche ait été fermée, le 2 novembre, absence du pays, enfin, pendant la phase d'accélération de la crise monétaire en décembre.
Résultat, on a observé dès le début de novembre un double drainage des banques, d'une extrASme violence. D'une part, la fuite des capitaux s'est accélérée alors qu'elle était limitée depuis l'été aux investissements de portefeuille et aux sorties de fonds des familles et des groupes privés indonésiens les plus riches. Comme en Thaïlande, cela a alimenté la dépréciation du change et affaibli un peu plus les agents privés endettés en devises, notamment les entreprises, qui portaient deux tiers des engagements extérieurs prives. D'autre part, le système bancaire a été soumis très vite A une large ruée de déposants. En novembre, la réallocation de la base des dépôts vers les élissements jugés les plus sûrs (flight to quality) a atteint toutes les
institutions privées et, dès la fin du mois, dans un contexte d'effondrement quotidien du change, la panique s'est élargie A l'ensemble des banques indonésiennes : les filiales de banques étrangères reA§oivent de larges dépôts et la Banque soutient massivement les banques commerciales, en liquidité et en devises.
Au début de décembre, selon le FMI, les deux tiers des banques indonésiennes aient fait l'objet d'une ruée de déposants et, A la fin du mois, vingt banques seulement auraient été encore liquides. Cela a entrainé une contraction de la distribution de crédit, qui a transféré la crise de liquidité vers les entreprises et l'économie réelle, qui entre en récession beaucoup plus vite qu'en Thaïlande. On est donc bien au-delA du point auquel s'est arrAStée la crise thaïlandaise, A peu près au mASme moment.
Dans un tel contexte, qui a vu la disparition rapide du marché monétaire, la Banque centrale a laché prise très vite. Alors qu'elle ait suivi une politique pondérée depuis juillet (mis A part la hausse de taux en août), en novembre elle a perdu très vite tout contrôle sur le change et l'émission monétaire : en l'absence de suspension des banques défaillantes, les injections de fonds en roupies indonésiennes ont atteint selon le FMI près de sept points de PIB entre novembre et janvier, et trente-deux points de PIB sur l'ensemble de la crise (juin 1997-juin 1999). Qui plus est, ces crédits ne seront que partiellement gagés sur des collatéraux, A la leur imprécise, les apports de liquidité ne faisant pas l'objet d'un contrôle précis, contrairement au cas de la Corée (Enoch et a/., 2001 ; Jeanne et Wyplosz, 2001).
Comme en Thaïlande, le prASteur en dernier ressort, intervenant de manière aveugle, a donc lidé la liquidation panique du passif d'institutions financières condamnées, tout en alimentant la chute du change et en perdant 10,8 milliards de dollars de réserves officielles en deux mois (de la mi-novembre A la mi-janvier). En dépit de fuites des capitaux massives et en l'absence de stérilisation A large échelle des injections monétaires, de tous les pays touchés par la crise de 1997-l998 l'Indonésie sera le seul A avoir connu un épisode de haute inflation, avec un pic A 160 % au premier trimestre 1998 (en rythme annuel). Il sera accomné d'une chute record du taux de change, en janvier, au cours de la phase extrASme de la crise.
Janvier 1998 : la rupture
La phase terminale de la panique commence le 6 janvier, quand le gouvernement annonce un projet de budget pour 1998 affichant un solde inférieur d'un point de PIB A celui inclus dans la lettre d'intention de novembre. Cet écart peu significatif a été interprété immédiatement comme une quasi-rupture avec le Fonds monétaire, A un moment où le risque perA§u d'un défaut de paiement était de plus en plus massif. Sur une base 100 au 2 juillet 1997, le taux de change nominal de la roupie par rapport au dollar cotait A l'indice 46 le 31 décembre : il est tombé A 33 le 6 janvier (cours de fermeture), puis A 23 deux jours plus tard, ant d'atteindre son minimum, A la cote 17, le 23 janvier. A€ ce moment-lA , la cotation exacte aurait pu AStre de 10 ou de 20, l'impact aurait été le mASme. Le change n'ait plus aucune signification économique : toute
entreprise dont la dette en devises représentait initialement plus de 20 % des fonds propres, soit un ratio très bas, était de facto insolble.
La rupture majeure a eu lieu cependant sur le intérieur, avec une extension brutale de la crise, qui atteindre la population la plus pauvre, jusque-lA épargnée parce que exclue du système financier6. Sous la pression des injections monétaires, l'inflation intérieure s'est accélérée brutalement au début du mois et a eu tendance A s'indexer sur l'évolution quotidienne du change. Alors que jusqu'en décembre les ajustements de prix dans les super
marchés de Jakarta étaient réalisés tous les quinze jours, ce rythme passe A deux A trois fois par jour en janvier. Surtout, sur un qualitatif, on a vu s'ouvrir une nouvelle phase de la panique, spécifique A l'Indonésie : après la fuite des dépôts vers les banques les plus sûres iflight to quality), puis le mouvement hors du système bancaire en direction du cash, la panique s'est étendue A la monnaie de base, c'est-A -dire A la Banque centrale.
Il ne s'agissait plus tant d'une ruée autoréalisatrice sur les réserves de change, mais d'un mouvement plus radical de défiance envers la capacité de la monnaie nationale A remplir ses fonctions. Cela a pris des formes exceptionnelles : A un moment où l'accès au dollar devenait extrASmement coûteux, la population a amorcé un mouvement de fuite dent la monnaie en direction des biens réels. C'est ainsi qu'entre le 6 et le 8 janvier, A Jakarta, le public s'est rué sur les biens de
consommation courante, achetant par caddies entiers du riz, de la farine ou de l'huile ; du 8 au lO, le mouvement s'est étendu vers les biens durables - télévisions, appareils ménagers, etc. Puis, dans les jours suints, dans les plus grandes villes, la majeure partie des chaines
de distribution et du petit commerce ont cessé de fonctionner, créant de larges pénuries : c'était donc désormais l'offre de biens mais aussi les marchés réels qui étaient paralysés par l'extension de la crise de liquidité.
Assez logiquement, ce blocage complet des paiements intérieurs, dans le système bancaire comme dans l'économie réelle, s'est étendu aux relations avec l'étranger : entre le 15 et le 30 janvier, la grande majorité des agents privés interrompt progressivement le service de la dette en devises, qu'il s'agisse des entreprises ou des banques, des émissions de marché ou bien du crédit. Bien que l'effondrement du change, depuis l'été, eût créé de très gros problèmes de solbilité, ce défaut de paiement silencieux apparait, par sa chronologie, comme une conséquence directe de la crise monétaire interne : le blocage progressif du système de paiement en roupies et la paralysie des banques ont entrainé par extension le gel des paiements avec le reste du monde. La dimension systémique de la crise portait donc, A ce moment-lA , sur l'institution monétaire, qui s'est détruite ou désinstituée pendant quelques jours, et qui n'était plus capable d'assurer la continuité du service de paiement au interne comme vis-A -vis des paiements internationaux.
Il est d'autant plus frappant qu'A ce moment le marché de change soit entré dans une phase de consolidation. Alors que la crise de liquidité atteignait son terme absolu par l'effondrement presque complet du système de paiement intérieur et extérieur, la chute du change s'interrompait. Certes, le 27 janvier le gouvernement a annoncé une garantie complète des déposants et créditeurs des banques (y compris les créanciers internationaux) et il a esquissé une
stratégie de restructuration du système bancaire (voir notamment Enoch et ai, 2001. sur ce point). Il reste néanmoins qu'A court terme la rupture des paiements extérieurs semble avoir eu le mASme effet, toutes choses égales par ailleurs, qu'un moratoire sur la dette extérieure ou un contrôle sur les sorties de capitaux. La seule différence est que de telles mesures ont généralement pour objet de
renégocier A froid les dettes : or, en Indonésie, A la fin janvier 1998, il n'y ait plus rien A négocier. Non seulement la plus grande partie des créances privées en devises étaient en défaut, mais les plus grandes entreprises étaient insolbles et le système bancaire était largement détruit : A la fin de 1998, on estimait que 90 % du crédit au secteur privé étaient en défaut.
Coupé du reste du monde, en conflit ouvert avec le Fonds monétaire, et implicitement avec les états-Unis, dans une économie qui flottait entre deux eaux et avec un système bancaire soumis épisodiquement A des ruées de déposants, Suharto alors s'entourer de son dernier cercle de familiers et de favoris, après sa septième réélection par le Parlement, le 9 mars8. Les semaines ultérieures verront surtout une longue agonie politique, dans un pays en ruine qui entre dans une récession brutale, avec des classes moyennes qui s'enfoncent dans la pauvreté et des émeutes qui touchent régulièrement les principales villes.
On retiendra surtout de cette phase terminale l'épisode baroque du currency board dans lequel le président a cru voir une issue A la crise9. Pendant plusieurs semaines il a engagé la réforme de la Banque centrale et s'est adjoint pour cela les services de Steve Hanke, un médiocre money doctor connu pour sa défense ubiquiste de ce régime monétaire et dont le discernement n'est pas sorti indemne de l'épisode (Hanke, 1994 et 1998). Cette proposition de réforme monétaire a été heureusement abandonnée en mars, non sans une intense pression internationale, suivie de la préparation d'une troisième lettre d'intention. Signée le 8 avril, elle sanctionne l'adoption d'une politique monétaire orthodoxe, conduite sous l'œil très attentif d'une poignée de techniciens du Fonds monétaire et de la Bundesbank ; elle reflète aussi un accord minimal entre le président indonésien et les états-Unis, après que le premier a cru que son départ était l'objectif préalable des seconds ,0. Au cours de cette période, le taux de change a certes atteint des niveaux plus bas encore qu'en janvier, mais sans que cela ne s'accomne des éléments de crise systémique observés alors.
La suppression d'une série de subventions, au début de mai, a toutefois entrainé un nouveau désastre, qui a plus
marqué l'opinion publique internationale que les événements de janvier, mais dont la portée économique a été plus limitée, en tout cas A court terme. Partie des campus, la contestation du régime a dégénéré au cours de la seconde quinzaine de mai en une longue série d'émeutes, de pillages et d'incendies qui font réapparaitre les pénuries et ont imposé l'arrASt des marchés de change et de la Bourse pendant une semaine. Surtout, des pogroms antichinois font plus de 1 200 victimes et précipitent la démission du président, le 21.
Dans les semaines suintes, une gue d'émigration, dans cette minorité, a fait perdre au pays des compétences et des capitaux précieux, dans des secteurs clés de l'économie (commerce, import-export, finance, etc.). Au-delA , le pays s'est installé progressivement dans une période de transition chaotique, qui se poursuivra longtemps, tandis que les divers acteurs internationaux sont eux aussi paralysés par une économie politique de plus en plus volatil. Ainsi, les 10 milliards de dollars d'aide directe apportés en juillet 1998 répondaient A la nécessité de soutenir une population en cours de paupérisation rapide ; mais ils représentaient aussi la somme comple des nombreuses polices d'assurance, prises par tous les acteurs, afin de ne urer A aucun prix dans tout nouveau scénario d'émeutes et de pillages.
Crise de liquidité et hyperinflation : des sœurs jumelles ?
Au-delA d'une chronique de court terme, l'effondrement de l'économie indonésienne entre novembre 1997 et janvier 1998 est un événement économique majeur sur le historique et théorique. Cet enchainement extrASmement rapide, qui a parcouru l'ensemble de sa trajectoire en moins de trois mois, ne répond pas aux relations habituelles de causalité économique. On n'a pas observé une série de défaillances de marché, mASme nombreuses et larges, mais un effondrement des marchés tant financiers que réels, puis une désilisation inédite de l'institution monétaire elle-mASme. C'est pourquoi cette expérience éclaire plus généralement la connaissance des crises de la monnaie et de la finance.
Au début de 1998, confrontés A cette pathologie exceptionnelle, beaucoup d'analystes ont souligné l'émergence en Indonésie de traits hyperinflationnistes ". Cela a pu donner un certain crédit A la proposition de passer A un régime de currency board, perA§u (A tort) comme un instrument de silisation A court terme. Et il est vrai que les hautes inflations et la crise indonésienne présentent de nombreux points communs : l'accélération brutale de la hausse
des prix sous la pression d'une émission incontrôlée, les interactions presque immédiates entre l'inflation interne et la dépréciation du change, la fuite dent la monnaie nationale, enfin le contexte de violence sociale et de crise du pouvoir politique.
Par exemple, la thésaurisation des biens et la suspension du commerce dans les grandes villes indonésiennes peuvent rappeler l'expérience allemande de 1922-l923 : certains biens réels ont pris alors une fonction d'actifs de réserve (œuvres d'art, fourrures, etc.), alors que d'autres serient d'unités de compte partielles (céréales, pommes de terre, etc.). La Russie, A la fin de la guerre civile de 1919-l922, qui ait été largement financée par seigneuriage, a connu des phénomènes ables, A grande échelle. Au-delA de ces rapprochements il apparait cependant que les points de convergence entre ces expériences, s'ils sont significatifs, peuvent aussi AStre trompeurs.
Pourquoi la crise indonésienne n 'était pas une hyperinflation
Qu'est-ce qu'une hyperinflation ? Plutôt que la définition fameuse mais conventionnelle de Cagan (1956), l'important est la modélisation qu'il propose '2 : ce phénomène se définit alors comme une situation où, face A l'accélération de la vitesse de circulation monétaire, la Banque centrale perd le contrôle de l'émission de monnaie de base et se trouve contrainte de lider les anticipations inflationnistes croissantes des agents. Cela se traduit par une hausse exponentielle des prix, qui ne peut pas AStre interrompue par des
stratégies macroéconomiques conventionnelles reposant sur le contrôle de la demande et les taux d'intérASt.
Le problème de cette analyse est qu'elle ne traite que de la dynamique A court terme et que ses causes restent indéterminées, un peu comme dans le modèle de ruée bancaire A la Diamond et Dibvyg (1983). Sur ce , Sargent et Wallace (1981) sont plus intéressants parce qu'ils formalisent l'hyperinflation comme la monétisation d'un stock excessif de dette publique : dans une situation de déficit public chronique, ou après une grosse recapitalisation bancaire, l'émission de titres permer de limiter provisoirement le recours au seigneuriage et donc l'inflation ; puis, l'incapacité A soutenir cette dette coûteuse conduit A une rupture violente et A une large redistribution informelle de la richesse, aux dépens des ménages qui auront financé l'expérience. C'est l'- arithmétique monétaire déplaisante - : moins d'inflation aujourd'hui peut conduire A beaucoup d'inflation demain.
L'hyperinflation est donc A la fois la manifestation de l'insolbilité de l'état et la seule technique qui lui permette de la résorber, une fois qu'ont été épuisées toutes les sources de
financement non inflationnistes (crédit et titres) et que les méthodes plus ordonnées de réduction de dette ont échoué (renégociation de la dette extérieure, taxe sur le capital, etc.) . Les expériences latino-américaines des années quatre-vingt apprennent aussi que cette dérive des
finances publiques s'accomne généralement d'une dégradation régulière de la politique monétaire : on tente aussi de prélever une taxe inflationniste, tout en évitant les trop gros déraes. Cela se traduit par une réduction de la taille des agrégats monétaires, qui accroit l'élasticité des prix A l'offre de monnaie et prépare l'explosion finale. Pour cette raison aussi l'hyperinflation est donc une expérience de long terme, ce que confirment les séquelles durables qu'elle laisse ensuite sur le système financier et l'économie réelle. Les hyperinflations latino-américaines des années quatre-vingt ont ainsi leurs origines dans des désordres monétaires remontant parfois aux années soixante tandis que leurs effets sont toujours très lourds.
Pourquoi le scénario d'hyperinflation ne s'applique-t-il pas A la crise indonésienne, mASme sous une forme émergente ? D'abord, la grande taille des agrégats monétaires (52 % du PIB), un passé d'inflation très basse, l'absence d'enjeu de solbilité publique posent cet épisode A grande distance des expériences classiques des années quatre-vingt, ou des deux après-guerres (1920-l924, 1945-l947). Des prélèvements inflationnistes non négligeables ont certes eu lieu, mais la sortie de crise n'ait pas pour préalable un large transfert inflationniste ou une réduction formelle de dette publique. Ainsi, l'émission monétaire massive, entre novembre et janvier, ne répondait pas A un besoin de financement public ou parapublic, mais A une demande de conversion du passif bancaire en cash.
Cette expérience reste donc entièrement inscrite dans une logique alternative de crise de liquidité, issue des paiements et des bilans privés, et qu'elle a en somme menée A sa dernière extrémité ; et elle s'est arrAStée largement d'elle-mASme lorsqu'elle a atteint son terme A la fin janvier - la rupture des paiements et la paralysie complète des banques. Nul besoin pour cela d'un programme de thérapie de choc ou de l'annonce d'un nouveau - régime monétaire -, qui aurait porté des engagements durs sur l'émission monétaire (Sargent, 1982).
Au contraire, pendant tout le premier semestre la crise politique s'est accentuée irrémédiablement tandis qu'une extrASme confusion régnait quand aux règles futures de la politique monétaire (cf. le débat sur le currency board). Dès ce moment, pourtant, les fonctions monétaires commenA§aient A se rélir d'elles-mASmes (par exemple sur les marchés réels) ; banalement, on a observé plus d'inflation et de dépréciation quand l'émission monétaire s'est accrue, et quand elle a été reprise en main, A partir de juin, la désinflation au second semestre a été très rapide. De manière symptomatique, la reprise du change réel a reposé r,ur une large appréciation nominale (+ 90 % au second semestre) et non sur une dérive des prix intérieurs, et notamment des salaires.
Une hypothèse sur la crise de liquidité indonésienne : l'interaction entre le taux de change et la fonction d'unité de compte
Quels mécanismes permettent alors de rendre compte de cette crise de liquidité sans équilent ? Pourquoi, malgré ses différences nettes avec l'hyperinflation, présente-t-clle des convergences frappantes, dans sa phase extrASme ?
Pour répondre A ces questions, il faut repartir des trois moments principaux de cet enchainement fatal. Le premier du mois d'août au début de novembre, et se caractérise par l'échec précoce des autorités A siliser le change, A bloquer les fuites de capitaux et A soutenir le système bancaire : on reste toutefois A ce point dans un cadre d'ajustement de marché standard. L'annonce du programme du 2 novembre conduit alors A une extension violente de la crise bancaire, A la fois sur le du passif (ruée des déposants) et de l'actif (crise de l'intermé-diation). Puis, A partir de janvier, la crise est passée du système bancaire au système monétaire au sens large, incluant la Banque centrale, et ainsi aux marchés réels. Se détournant désormais de la monnaie cash, le public a substitué ses avoirs financiers et monétaires contre des devises et des biens, ce qui a entrainé une chute accélérée du change, une poussée d'inflation et des pénuries systémiques.
Alors que le passage A une crise bancaire généralisée, en novembre, peut AStre reconstitué assez aisément, l'extension de la panique depuis les marchés d'actifs intertemporels (dépôts et crédits) vers les transactions monétaires instantanées et les marchés de biens réels est plus problématique. D'un côté, la crise du crédit a abouti A une rupture de l'intermédiation, porteuse d'une irréversibilité microéconomique, A caractère stratégique, able A celle observée dans le cas thaïlandais bien que de plus grande ampleur. Confrontées A la contraction de leurs cash flows et du crédit, les entreprises ont opté pour la défense A tout prix de leur position de liquidité, qu'elles aient été ou non capables rie servir normalement leurs dettes ; symétriquement, les banques ont largement interrompu leurs opérations de crédit, face A une asymétrie d'information devenue incontrôlable.
Au cours de cette phase, loin de protéger le système de paiement de détail, qui sert les agents non financiers, les pratiques admises dans le système bancaire indonésien ont accéléré l'- exportation - de la crise de liquidité vers l'économie réelle. Non seulement une structure d'endettement A maturité courte a accru le risque de refinancement, mais la possibilité pour les banques de saisir de manière préventive les comptes de leurs
clients a créé des incitations très insles : au-delA d'un seuil de stress, elles ont été tentées de saisir les dépôts, ant d'annoncer A leurs clients le non-renouvellement des lignes de crédit.
Assez logiquement, les entreprises étaient donc incitées A retirer immédiatement leurs avoirs de toute banque perA§ue comme exposée A un problème de liquidité, afin d'éviter la saisie de leurs dépôts. La réaction logique était de loger dettes et avoirs dans deux catégories différentes d'élissements, dont la seconde était généralement localisée A Singapour. La fragilité institutionnelle de la relation entre les banques et les entreprises a donc contribué A la désintermédiation de l'économie et A l'insolbilité de masse des intermédiaires financiers : elle a fait littéralement exploser la discipline financière qui supporte tout contrat inlertemporel.
L'effondrement de la relation de crédit a alimenté ainsi un premier canal de transmission de la crise financière vers l'économie réelle : contraction des fonds de roulement du fait des faillites bancaires et de la déluation, difficultés aiguA«s dans les paiements interentreprises, perturbation des relations de sous-traitance, accroissement brutal du prix de biens importés, insécurité physique des échanges. En d'autres termes, on a observé un choc majeur sur la fonction de production.
Pour autant, en janvier, la fuite des ménages vers des biens durables, dotés A la marge d'une leur d'usage très faible (un quatrième fer A repasser), indiquait que la crise, telle qu'ils la perceient, allait au-delA d'un simple problème d'offre réelle : l'incertitude radicale A laquelle ils étaient soumis portait sur la leur mais aussi sur la capacité liquidative future de leurs avoirs monétaires. Cela mettait donc en question un autre canal que celui qui du crédit bancaire A l'économie réelle : il renvoyait A une dynamique proprement monétaire, issue du passif du système bancaire. La réémergence rapide des biens, ultérieurement, comme A l'issue des hyperinflations, reflète aussi ce constat.
Pour analyser cette seconde chaine de causalité, il faut recourir A une acception de la notion de liquidité un peu différente de celle utilisée jusqu'ici. Dans le cadre d'un système bancaire, cette notion renvoie classiquement au risque d'inter-médiation, c'est-A -dire au désajustement entre la structure par maturité de l'actif et du passif. La crise intervient lorsque apparait une demande forte et non anticipée de liquidation du passif exigible. On lui répond soit par la vente massive d'actifs, souvent A perte, soit par l'accumulation d'arriérés de paiement qui reporte la crise de liquidité sur les contreparties ; c'est alors que doit intervenir le prASteur en dernier ressort classique.
Toutefois, en s'étendant A des marchés désintermédiés, la notion de liquidité désigne plus généralement la capacité offerte aux investisseurs de revendre leurs actifs, A des prix relativement prévisibles et sous des délais raisonnables - que ce soient des dépôts interbancaires, des bons du Trésor, des obligations privées ou des actions. Les - marchés émergents - présentent de ce point de vue des
risques importants, en raison notamment du faible volume moyen des transactions : mASme en temps normal, des mouvements d'achat ou de vente limités peuvent avoir un impact important sur les cours.
En cas de crise, on observe généralement deux phases successives (voir notamment Galati, 2000, ainsi que Shen et Starr, 2000). Les premières tensions voient en général une augmentation du volume des transactions, associée A des écarts croissants entre
les prix d'offre et de demande affichés par les intermédiaires de marché {spread bid/ask). Cela reflète la volatilité croissante des échanges, qui justifie l'introduction d'une prime de risque c'est-A -dire un coût de transaction accru, affiché par les intermédiaires. A€ ce point, le fonctionnement du marché n'est pas mis en question : les transactions continuent, mais moins efficacement et A des coûts accrus.
Cependant, une phase de déséquilibre plus aigu entre l'offre et la demande peut conduire A une situation très différente : la volatilité des prix et leurs dépréciations massives en courte période (quelques jours ou quelques heures) vont de pair maintenant avec une baisse du volume des échanges, témoignant de mouvements de vente de plus en plus univoques, qui paralysent l'activité d'arbitrage. Au coût et A l'incertitude accrus sur les conditions de liquidation des actifs, on passe A une situation où c'est la possibilité mASme de désinvestir qui est progressivement mise en question : la formation des prix devient de plus en plus incertaine et l'ajustement des quantités (market-clearing) est lent et imprévisible. L'évolution en moyenne période est de plus en plus erratique et le prix convenu lors d'une transaction pourra ne pas AStre lidé par la transaction suinte, chacune d'elles prenant en tendance la forme d'un échange de gré A gré.
Sauf injection de liquidité, la dynamique de contraction du marché tend alors A devenir autoréalisatrice : des prix de moins en moins fiables, porteurs de risques de transaction croissants, incitent les investisseurs A se retirer au plus vite, ce qui accentue encore le déséquilibre du marché. L'extinction des échanges peut alors intervenir très vite : les intermédiaires vont par exemple se retirer ou afficher de très larges spread bid/ask, signifiant en fait leur refus de former un marché, c'est-A -dire d'assumer le risque de transaction. Cette logique d'assèchement des échanges décrit de manière générique la crise de liquidité sur tout marché d'actifs désintermédié, par opposition A une crise de liquidité bancaire. Mutatis mulandis, on a observé la mASme situation sur le marché immobilier de Bangkok : la difficulté A élir des prix entretient le déclin, puis le gel des transactions, et vice versa. C'est comme dans la vieille blague des traders : un - marché émergent - est un marché dont on n'émerge pas quand il submerge !
Cette pathologie des marchés d'actifs a été observée en Indonésie, parallèlement A la crise proprement bancaire, directement articulée au système de paiement. Pour comprendre comment, de lA . on est passé A une crise monétaire, un dernier élément doit AStre ajouté : le marché de change. Alors qu'il a l'apparence d'un marché d'actifs comme un autre, et qu'il a subi lui aussi une crise de liquidité aiguA«, un caractère le distingue nettement : ici on n'échange pas simplement des actifs, mais on connecte les systèmes de paiements nationaux et internationaux, et donc les unités monétaires. Parce qu'il assure la convertibilité des unités de paiement, le marché de change permet les règlements internationaux ; mais, de ce fait, il fixe les termes de l'échange entre les deux unités de compte nationales. C'est pourquoi, en cas de désilisation, ce marché devient le lieu d'une interaction violente entre les crises de liquidité interne et externe, qui peut mettre en question la silité monétaire et non plus seulement les paiements privés. L'expérience indonésienne est exemplaire A cet égard.
Dans un premier temps, la chute du change a atteint les bilans privés - solbilité et liquidité - selon un mécanisme déjA observé en Thaïlande. Puis son impact principal a porté sur les prix : un élément classique est 1* inflation importée A travers le prix des biens et des inputs vendus sur le marché intérieur, un autre est l'indexation directe de certains prix intérieurs sur le change, face A l'accélération de la crise et A l'insilité croissante des prix domestiques. Sous l'effet d'une inflation perceptible au jour le jour, le taux de change est devenu sur certains marchés, ou pour certains agents, le seul signal de prix, c'est-A -dire la seule unité de compte lisible instantanément.
On a donc observé une dollarisation provisoire et partielle de l'unité de compte nationale. D'un côté, les prix intérieurs étaient soumis A une accélération rapide et différenciée, en raison de l'émission monétaire incontrôlée depuis début novembre et de l'impact de la composante importée. De l'autre, le transfert partiel de l'unité de compte sur le dollar a contribué apparemment A accélérer ponctuellement l'inflation en janvier ; surtout, cet ancrage partiel a eu pour effet de transmettre A rebours vers la monnaie nationale et les prix intérieurs la volatilité extrASme du taux de change. A€ sa chute rapide en moyenne période (quelques jours) s'ajoutait l'effet de l'illiqui-dité du marché qui se traduisait, A très court terme, par une grande difficulté A former un cours et par une évolution très erratique.
La crise du marché du change a donc eu deux effets différents : elles est devenue un facteur d'accélération quasi immédiate de l'inflation moyenne, tout en contribuant A rendre illisible l'unité de compte nationale, comme support des prix relatifs. C'est ici que convergent la pathologie des phases terminales d'hyperinflation et celle de la crise de liquidité indonésienne : il y a fractionnement de l'unité de compte.
Un tel environnement expose le commerce de détail et les entreprises A un risque non diversifiable de décapitalisation. Si, entre l'achat d'un bien sur le marché de gros, sa revente au détail puis le retour vers le grossiste ou le bureau de change, le taux chute de manière non anticipée, ou si l'inflation accélère la perte potentielle de l'intermédiaire peut détruire son fonds de roulement. Toute transaction soldée en monnaie locale (cash ou paiement interbancaire) expose A un risque de décapitalisation, proportionnel A la durée pendant laquelle le fonds de roulement n'est pas protégé contre les riations de prix ou de change. La réaction du commerA§ant sera alors prévisible et rationnelle : il d'abord ajouter une prime de risque A ses prix de vente, ce qui correspond toutes choses égales par ailleurs A l'accroissement des marges d'intermédiation sur les marchés secondaires d'actifs (spread bid/ask). Toutes choses égales par ailleurs, cela est able au phénomène observé sur un marché d'actifs soumis A une crise de liquidité.
Puis, l'accroissement de la volatilité pourra le confronter A une alternative tranchée. Soit il cherche A dollariser ses transactions de détail, c'est-A -dire l'unité de paiement, mais ce choix ne peut AStre que collectif : il pose un problème de coordination et demande que le numéraire de substitution (le dollar) soit acquis A un moment où il est devenu excessivement coûteux (seigneuriage). A€ l'évidence ce type d'arbitrage est plus compliqué que le choix entre du riz importé et du riz local, contrairement A ce que persistent A croire ceux pour qui la monnaie se réduit au choix du n-ième bien. Alternativement, quand la recoordination complète sur une unité monétaire allogène n'est pas possible, les agents confrontés A l'illisibilité du change et de l'unité de compte nationale seront amenés A sortir complètement des échanges. Le commerA§ant alors arrASter ses opérations, tout comme le market maker qui refuse de former un marché, c'est-A -dire un prix permettant l'échange.
Le commerce de détail s'éteint donc progressivement, du fait sans doute de la perturbation de la fonction de production, mais surtout en raison d'un risque de transaction, et plus précisément de l'impossibilité provisoire de former un prix fiable en monnaie locale, A partir duquel puisse se faire le règlement. A ce moment, la monnaie n'est pas tant atteinte par sa délorisation constatée ou anticipée que par la mise en question plus radicale de sa capacité de mesurer la leur relative des biens échangés : les prix ne peuvent plus AStre formés dans la monnaie de paiement en usage. Si, du jour au lendemain, ceux qui le souhaitent pouient substituer sans frais A l'unité nationale un autre numéraire, la crise s'arrASterait aussitôt : chacun réglerait avec l'unité dans laquelle il compte.
La crise monétaire est produite par la substitution panique entre les unités de paiement, qui détruit la capacité d'ajustement du marché de change : elle atteint alors la formation du taux de conversion bilatéral, et donc l'unité de compte nationale dans sa fonction purement interne d'articulation des prix relatifs. L'extrASme volatilité de l'unité de compte, importée du marché de change, empASche l'offre et la demande de biens réels de se rencontrer matériellement, parce qu'elles ne peuvent plus se mesurer l'une A l'autre sous la forme de prix. C'est l'équilent général qui est suspendu et qui. en mettant en question la capacité liquidative de la monnaie nationale, précipite la dernière phase de la panique. Affectée directement par la perte de contrôle sur l'émission monétaire, et plus violemment par l'interaction avec les paiements internationaux, la suspension provisoire de l'unité de compte est donc le point ultime de la crise de paiement.
Ici, de manière très brève, la crise de liquidité rejoint bien le paradigme de l'hyperinflation : cette dernière aussi peut conduire A un suspension des échanges réels, non en raison de la délorisation de l'unité de compte, c'est-A -dire de l'inflation moyenne, qui peut faire l'objet d'anticipation au moins sur un temps court ; l'enjeu crucial est la volatilité des prix relatifs devenue incontrôlable parce que radicalement non anticipable. C'est alors, en Indonésie, qu'il est devenu impossible de réduire les déséquilibres ou les pénuries partielles, formées antérieurement : l'échange lui-mASme a disparu absolument et a laissé la place A une pénurie systémique.
Cet impact de la crise monétaire sur la formation des comportements et sur l'échange suggère que telle serait la pointe extrASme de toute crise monétaire, au-delA de laquelle le marché devient impossible : A part l'économie de troc, la formation des termes de l'échange n'a pas d'autre support en effet qu'une unité de compte monétaire. Mais alors que l'hyperinflation reste un phénomène attaché uniquement A cette fonction et aux usages régaliens de la monnaie, en Indonésie cette extrémité de la crise a été atteinte A l'issue d'une crise de paiement partie du secteur privé et qui s'est étendue irrésistiblement en direction de l'institution publique, du fait de l'interaction entre les crises de liquidité interne et externe, A travers le marché de change. C'est pourquoi la liberté des mouvements de capitaux A court terme était une composante institutionnelle décisive de ce désastre.
Des crises de liquidité A la crise des institutions du capitalisme
Après avoir analysé les expériences thaïlandaise, coréenne et indonésienne, on peut envisager maintenant cinq formes principales de crise de liquidité, impliquant un degré croissant de gravité. Le premier cas de ure, de loin le plus courant, correspond A un ajustement de mauise qualité, porteur éventuellement d'externalités non négligeables, mais qui reste dans le cadre symétrique propre aux modèles habituels de crise produits par la théorie économique, incluant éventuellement des situations A équilibres multiples. La crise de change brésilienne de janvier 1999 entrera par exemple dans ce cadre. Puis viennent les crises qui nécessitent l'intervention active d'un régulateur public pour préserver la continuité des marchés. Cette action peut prendre la forme d'une injection monétaire en dernier ressort, comme dans les semaines qui ont suivi la quasi-faillite de LTCM ou le krach d'octobre 1987. Plus incisif est le troisième cas, où la sortie de crise passe par une recoordination hors marché des agents, permettant d'éviter une rupture des paiements : c'est le cas du sauvetage in extremis de la Corée en décembre 1997, ou de LTCM en septembre suint.
En cas d'échec de ces interventions, la crise systémique classique voit une rupture large des paiements privés et des contrats. Les marchés déclinent ou se bloquent, mais surtout on observe des irréversibilités plus ou moins larges, qui ne pourront pas AStre résorbées par le seul comportement décentralisé des agents. C'est typiquement la situation observée en Thaïlande après le gel du marché immobilier, qui ait appelé la recherche d'un commissaire-priseur, mais aussi après que l'interaction entre débiteurs et créanciers ait été interrompue par un blocage tactique.
Une fois arrivé A ce point, le prASteur en dernier ressort est paralysé : son intervention n'est justifiée que pour autant qu'elle permet aux agents viables de rester dans les échanges ; dès lors que les engagements de paiements sont largement rompus, les injections de liquidité risquent simplement de ne pas faciliter le règlement d'obligations contractuelles, mais de répondre A des considérations purement opportunistes. Parce que l'intégrité des bilans financiers des agents est atteinte, les problèmes d'aléa moral peuvent se développer A grande échelle, si bien que la reconstitution de la discipline contractuelle pourra représenter un défi majeur pour les régulateurs publics.
Au-delA , avec la cinquième forme de crise, on franchit un nouveau pas qualitatif : elle atteint la monnaie comme institution publique, comme on l'a vu de manière exceptionnelle en Indonésie au tout début de 1998. La fuite dent l'unité de paiement nationale, en direction du dollar et des biens réels, a été suivie d'un gel des marchés réels qu'on a expliqué par la suspension provisoire de l'unité de compte, sous l'effet notamment de la volatilité du change. Le support principal de l'information et du
calcul économique des agents a ainsi brièvement disparu : l'impossibilité subite des transactions entre agents exprimait la suspension d'un principe d'ordre social qui ne saurait se résoudre A l'effet ex post du marché ou d'une agrégation quelconque de choix individuels.
On est donc au-delA d'un problème de marché au sens strict - biens, contrats et paiements -, c'est-A -dire une structure de coordination régie par des lois de type synchronique, telles que les formalise l'équilibre général. En atteignant la monnaie comme institution publique, on touche ne serait-ce que brièvement A un objet qui conditionne le marché et qui lui est donc logiquement préalable. C'est alors que peuvent se rencontrer, de manière très brève, la pointe extrASme des crises de liquidité et des plus grandes hyperinflations. Deux expériences inédites permettent maintenant d'explorer de manière plus précise cette interaction entre les marchés et leurs crises d'une part et, de l'autre, les institutions du capitalisme que sont la propriété et la monnaie.
Dans les deux prochains chapitres, la discussion sur les hyperinflations est reprise sous l'angle de leurs effets de long terme, après la silisation nominale : alors que les fonctions d'unité de compte et de paiement ont été désintégrées et transférées sur des supports alternatifs, la reconstitution d'une monnaie entière, utile A la fois aux agents privés et A la
politique économique, se révèle généralement très complexe - et éclairante d'un point de vue théorique. C'est ce qu'illustre la aison des cas brésilien et argentin, où quelques années après la fin de la haute inflation la monnaie a été alternativement restaurée et entièrement détruite.
Ant cela, le cas de la Russie se présente a priori comme une riante du modèle de double crise de type indonésien, A la fois financier et monétaire. Une analyse attentive montre toutefois qu'elle découle surtout de l'échec A élir un ordre monétaire et des droits de propriété privée, au sortir d'un régime de propriété commune et de coordination administrée. Tant que l'état régalien était défait sur l'enjeu de la propriété, il ne pouit pas former un ordre monétaire et le marché ne pouit pas se constituer comme mécanisme de coordination efficace des agents.