NAVIGATION RAPIDE : » Index » DROIT » DROIT CIVIL » La division de la société et de l etat comme valeur La dissolution historiciste des droits-libertés : l'évolittionnisme d'hayekL'attention qui a été en général accordée, lors de la publication de la traduction franA§aise de Droit, législation et liberté1, aux thèses d'Hayek2, s'explique sans nul doute par le caractère de défi que l'auteur a donné A une œuvre se posant en antitype du marxisme et de toute la tradition socialiste. Rappelons les termes du défi : l'idéal de - justice sociale - qui définit cette tradition socialiste serait - totalement illusoire -, et - tout essai pour le faire passer dans les réalités risque de créer un cauchemar -s ' bref, ou vous abandonnez toute revendication d' - égalité des situations matérielles -, toutes les - considérations égalitaires - qui définissent l'idée socialiste de la justice, ou bien vous contribuez A engendrer - un système totalitaire excluant la liberté personnelle -4. La disjonction des droits-libertés et des droits-créances atteint donc ici son comble : de faA§on apparemment symétrique de ce qu'ait tenté Marx dans ha Question juive (une critique des droits-libertés, comme droits formels, au nom des droits réels ou matériels, c'est-A -dire des créances), Hayek entreprend une critique radicale des droits matériels, dont il présente toute prise en compte comme négatrice des droits-libertés. Trois thèses principales viennent alors étayer ce défi lancé aux leurs de la tradition socialiste. 1 / La dénonciation de /' - illusion constructiviste -. ' Selon Hayek, c'est en premier lieu une tradition philosophique qu'il s'agit d'incriminer pour, partant de Dessectiunes et de Hobbes et passant par le Contrat social, avoir donné naissance au projet d'une reconstitution volontaire de l'ordre social selon les principes de la raison humaine1 ; en faisant fi de - la tradition, la coutume et l'histoire en général -, un tel volontarisme entend - remodeler notre société et nos institutions - et les rendre ainsi conformes A des - objectifs - (A un - -) dont la mise en œuvre est supposée permettre l'accomplissement de l'humanité*. Politiquement - pervers - (en se donnant le droit de définir les règles d'une juste organisation du social, la raison se pose en source absolue des lois et, comme telle, engendre l'idée d'une souveraineté illimitée où la raison législatrice n'est plus soumise A autre chose qu'elle-mASme), ce - rationalisme constructiviste - reposerait en outre sur une erreur théorique, A savoir sur ce qu'Hayek appelle 1' - illusion synoptique - et qu'il dénonA§ait dès 1944 dans sa critique du - totalisme scientiste -3. Très simplement dit : le projet d'une reconstruction rationnelle, volontaire et délibérée, de l'ordre social supposerait, pour ne pas AStre absurde, un sujet omniscient A l'égard de la société; or nulle connaissance objective des processus sociaux dans leur totalité n'est possible ' ne serait-ce que dans la mesure où le sujet connaissant fait lui-mASme partie de ce dont il recherche une vision objective totale : par définition, il ne saurait en effet voir objectivement, donc - de l'extérieur -, une totalité où il est lui-mASme inscrit. La mise en évidence de ce vérile cercle herméneutique qui est constitutif des sciences sociales suffit, selon Hayek, A ruiner la conception constructiviste pour laquelle l'ordre devrait AStre introduit dans le social par une volonté humaine d'organisation : A cet ordre issu des volontés (taxis), Droit, législation et liberté oppose un ordre naturel, immanent au social comme tel (cosmos), qu'il y aurait donc non pas A engendrer, mais A découvrir et A protéger; corrélativement, aux lois que le rationalisme constructiviste conA§oit comme l'œuvre des hommes (thesis = la loi instituée), s'oppose un droit inscrit dans la nature mASme des choses (nomos), une loi dont l'homme n'est pas la source, mais se fait seulement l'interprète. A découvrir ces couples taxis-cosmos, thesis-nomos, on pourrait AStre tenté de situer Hayek du côté de ceux qui, tels Strauss ou M. Villey, opposent, nous avons vu comment, au droit naturel moderne le naturalisme juridique des Grecs : la critique hayékienne des droits de l'homme relèverait alors, elle aussi, de ce mouvement de retour vers les Anciens dont nous avons déjA analysé les diverses difficultés. Une fois de plus, il faut ici résister aux apparences et aux conclusions hatives ' et pour cela préciser ce qu'il en est, chez Hayek, de ces lois et de cet ordre naturels : il s'agit en effet pour lui de l'ordre et des lois du marché. 2 / Une analyse du fonctionnement du marché en termes de théorie de l'information. ' Contre la conception irréaliste d'un marché où consommateurs et producteurs adapteraient demandes et offres A partir d'une connaissance parfaite des productions disponibles et des besoins existants, Hayek propose de se représenter l'ordre du marché (le cosmos du marché) comme - catallactique -, autrement dit comme procédant d'un continuel échange d'informations par lequel les objectifs des individus s'ajusteraient spontanément les uns aux autres1. Le mécanisme de cet échange (catallaxie) d'informations est simple : au sein du marché, chacun poursuit ses objectifs propres (acheter tel ou tel bien de consommation, produire telle ou telle marchandise), sans nulle autre limitation A ses initiatives que celles du respect des - règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats -2 ' règles qui ont pour unique fonction de protéger l'ordre spontané du marché et d'assurer l'autodéploiement de ses lois immanentes. Or, en poursuint ainsi ses buts propres, l'individu reA§oit du marché certaines informations sur l'intégration, possible ou non, de ses projets dans l'ordre social : par exemple les gains que ses efforts lent au producteur constituent un signal qui l'informe que ses produits contribuent A la satisfaction de besoins qu'il ne connait pas; le prix du bien de consommation que l'acheteur convoite est un indicateur qui l'informe que son désir est compatible ou non (selon que le prix sera accessible ou trop élevé) avec l'ordre du marché, c'est-A -dire avec les données d'un processus de production qu'il ne connait pas. C'est A travers cette diffusion codée de l'information que fonctionne le marché, sans qu'il soit donc besoin de le mettre en forme de l'extérieur par l'intermédiaire d'une raison ificatrice dont la somme de connaissances sera, de toute faA§on, toujours insuffisante pour y parvenir. On comprend pourquoi, en conséquence, Hayek doit condamner toute intervention étatique dans l'ordre du marché (donc toute économie mixte), autrement dit pourquoi son libéralisme est aussi radical : toute intervention introduirait en effet du désordre, au sens cybernétique du terme, dans le - jeu de catallaxie - qui, autoréglé, - conduit A un accroissement du flux de biens et des chances pour tous les participants de satisfaire leurs besoins -*. - Intervenir -, ce serait perturber ce - jeu créateur de richesse - qui rend possible - la satisfaction d'une gamme de besoins plus large -. D'où résulte ce qu'Hayek tient pour - l'ordre politique d'un peuple libre - : si, par le libre jeu de l'offre et de la demande, chacun obtient une quantité d'information qui oriente l'activité économique et sociale mieux qu'aucune institution construite ne saurait le faire, le rôle de l'Etat est seulement de créer le cadre juridique où sera possible une diffusion maximale de l'information au sein de la société ' donc le cadre où le jeu de catallaxie pourra se développer le plus librement possible. L'Etat sera par conséquent ant tout le défenseur des libertés individuelles : le seul pouvoir légitime d'un gouvernement consistera A préserver les droits formels de l'individu comme tel, - droits négatifs - dont la proclamation consiste seulement A interdire A quiconque d'interdire A l'individu l'usage de ses libertés dans la mesure où elles sont compatibles avec celles d'autrui2. L'erreur politique, en renche, commence quand on ajoute, selon Hayek, A ces droits négatifs des droits positifs, dits - sociaux et économiques -, prétendant déterminer la situation matérielle que le gouvernement devrait procurer A tout individu : en effet ces prétendues - créances sur des antages particuliers auxquels tout AStre humain est, en tant que tel, supposé avoir droit -8 supposeraient, pour pouvoir AStre satisfaites, que la contrainte exercée par le gouvernement, loin de se borner aux cas où il s'agit de faire respecter la liberté d'un individu, soit organisée de faA§on A déterminer effectivement la situation matérielle des individus et des groupes. LA se situe très précisément, selon Hayek, la source de la dérive totalitaire de la démocratie ' soit, dans l'amalgame, au sein du discours des droits de l'homme, des droits négatifs et des droits positifs, des libertés et des créances. 3 / Une critique de la notion de justice sociale, menée paradoxalement au nom de l'idée d'égalité. ' Outre que cette notion apparait, A lire Droit, législation et liberté, comme - ce qui menace le plus gravement la plupart des autres leurs d'une civilisation de liberté -*, l'analyse hayékienne la réduit A un simple - fantasme - ou A un - mirage -. Tout recours A l'idée de justice sociale présuppose en effet que l'on éprouve un - sentiment d'injustice envers la répartition des biens dans une société d'hommes libres -2 ' donc que l'on pense pouvoir élever des - récriminations A propos des résultats du marché - : or, dans le fonctionnement du marché, - qui donc a été injuste ? -. Il de soi que, du point de vue d'une théorie du marché comme ordre spontané, il ne saurait y avoir de réponse A une telle question : l'exigence de justice sociale sera donc renvoyée A une absurde tendance A la divinisation de la société, A sa transformation en instance mystérieuse A laquelle on adresse plaintes et réclamations si elle ne répond pas aux espoirs qu'elle a suscités ' alors mASme qu'en réalité ces déceptions font partie du processus d'ensemble qui, comme tel, crée des richesses selon un mode profile A tous. Puisqu'il n'y a - ni individu, ni groupe d'individus coopérant ensemble A l'encontre de qui le plaignant aurait titre A demander justice -, exiger de l'Etat qu'il intervienne pour remédier A de telles déceptions serait commettre A la fois une erreur et une faute : ' Une faute, puisque ce jeu conduit aussi, selon Hayek, A un accroissement - des chances pour tous les participants se satisfaire leurs besoins - en déclarant nécessaire une intervention, au nom de la justice, en faveur de tel ou tel groupe particulier d'individus, on privilégie donc l'intérASt de certains sur les chances de tous ' démarche évidemment - condamnable -, ne serait-ce que moralement : - Un gouvernement visant A garantir A ses citoyens l'égalité des situations matérielles devrait les traiter de faA§on très inégale -', alors que les seules règles qu'un gouvernement digne d'un peuple libre devrait faire respecter seraient celles qui favorisent le fonctionnement catallactique d'un marché accroissant les chances de tous. Bref, l'inégalité des conditions fait partie du - cosmos du marché - dont la finalité interne est une amélioration globale des conditions et dont le fonctionnement favorise - les chances de n'importe qui -2 en engendrant une société - où les chances de tout membre pris au hasard sont vraisemblablement aussi grandes que possible -s; autrement dit encore : l'inégalité des conditions fait partie d'un processus accroissant l'égalité des chances. Cette dénonciation du caractère paradoxalement inégalitaire de la notion de justice sociale permet de situer avec précision les conceptions d'Hayek et d'éviter les confusions tentantes que nous signalions ci-dessus : contrairement A d'autres déconstructions de la philosophie politique moderne (on peut songer notamment, nous l'avons dit, A L. Strauss) et malgré un appareil terminologique faisant volontiers référence A la pensée grecque, la démarche d'Hayek ne participe nullement d'une réaction - antimoderne - qui ferait retour vers la conception aristotélicienne ou platonicienne du droit naturel. Droit, législation et liberté critique en fait autant Platon que Hobbes, parce que déjA constructiviste, et on comprend aisément pourquoi le droit naturel antique ne saurait ici servir de référence : comme tout Moderne, Hayek est et demeure un défenseur de l'égalité de tous les hommes en droit, chacun lui apparaissant, au sein du marché, également en droit d'améliorer sa condition, c'est-A -dire d'accroitre ses chances de satisfaire ses besoins ; en conséquence, il est exclu ici d'opposer A la tradition du droit naturel moderne ' mASme si on la critique pour avoir confondu loi naturelle et loi de la raison (droit naturel et droit subjectif)1 ' un droit naturel antique dont nous avons vu comment il est par définition inégalitaire. Qui plus est, il ne s'agit pas pour Hayek, A la différence lA encore des traux de L. Strauss ou de M. Villey, d'opposer A la dégénérescence du droit naturel moderne dans le positivisme juridique (comble du constructivisme)2 la transcendance d'un quelconque étalon ' puisque les lois naturelles que le droit doit seulement expliciter sont ici celles du marché, immanentes donc A celui-ci et A son devenir (ce sont des lois organiques et processueiks, lois de structuration et d'évolution). Dès lors, on le perA§oit aisément, bien des critiques adressées A Hayek se révèlent porter A faux, notamment lorsqu'on dénonce purement et simplement son œuvre comme 1' - éngile de l'inégalité -s : car si assurément Hayek est un penseur traditionaliste, en aucun cas sa réflexion juridique et politique ne saurait AStre dite antimoderne (puisqu'elle est portée par la reconnaissance, profondément moderne, de l'égalité des hommes en droit), réactionnaire (puisqu'il ne s'agit pas de revenir, contre les Modernes et contre les Déclarations des droits formels, A une conception inégalitaire du droit), ni mASme consertrice (puisqu'il n'est pas question de pétrifier les conceptions sociales acquises, mais que la présertion de l'ordre du marché est supposée ouvrir A tous des chances égales d'améliorer leurs conditions). En ce sens, le défi lancé par Hayek A l'intégration socialiste des créances dans les droits de l'homme n'est peut-AStre pas si aisé A relever qu'on pourrait au premier abord le penser. Le mouvement amorcé par Tocqueville, accentué de faA§on plus provocante par Guizot, parait ici trouver son point d'aboutissement : le libéralisme radical d'Hayek dissocie totalement les droits-libertés et les droits de créance, en une condamnation apparemment sans appel de l'idée mASme de justice sociale, tenue pour incompatible avec la défense des droits-libertés. La version libérale du discours des droits de l'homme semble atteindre, sous cette forme hyperbolique, A une cohérence que l'indignation morale ne saurait suffire A ébranler. Les critiques les plus couramment adressées aux thèses hayé-kiennes ont en effet été menées, trop souvent, d'un simple point de vue éthique en l'occurrence inapproprié. On entend ant tout résister A la condamnation de la notion de justice sociale : - Une société qui renoncerait A aider les faibles, A réduire les inégalités, A développer la fraternité ne mériterait pas d'AStre défendue et ne le serait pas effectivement -, car - la défense du droit suppose une large adhésion, elle-mASme fondée sur la croyance en la justice #*. Certes compréhensible, ce type d'objection se heurte pourtant A trois difficultés : a) Tout d'abord, il faudrait pouvoir, pour résister efficacement A la condamnation de la notion de justice sociale, montrer que cette notion, contrairement A ce que soutient Hayek, a un sens ; autrement dit, ou bien il faudrait pouvoir montrer que les droits de créance sont effectivement des droits, donc résister A l'argument hayékien selon lequel dénoncer l'injustice de tel ou tel effet de la concurrence présuppose naïvement l'attribution de cet effet A la responsabilité d'un quelconque agent; ou bien, si l'on accorde qu'effectivement les créances ne sont pas des droits, il faudrait pouvoir leur conférer un autre statut, permettant de conserver malgré tout un sens A l'exigence de justice sociale : tant que l'on ne prend pas en compte cette difficulté et qu'on ne fonde pas en raison une des deux solutions mentionnées, il parait malaisé de critiquer la démarche d'Hayek au nom d'une notion (celle de justice sociale) dont il conteste qu'elle puisse avoir la moindre signification, b) Il est en outre délicat, répétons-le, de reprocher A Droit, législation et liberté de défendre les inégalités, alors mASme que, nous l'avons dit, Hayek se fait le défenseur du marché précisément dans la mesure où le fonctionnement lui en apparait profile A tous ' les politiques redistributrices étant alors condamnées au nom du principe de l'égalité dent la loi, fondement de toute la conception moderne du droit, c) Enfin, il n'est pas mASme aisé d'opposer aujourd'hui A Hayek, comme le faisait Aron en 1965, l'impossibilité (dans l'intérASt d'une défense efficace des droits formels) d'écuer toute prise en compte des revendications matérielles : l'Essai sur les libertés soulignait, en effet, qu'A ne point considérer du tout les exigences matérielles, on affaiblit le thème des libertés formelles en n'ayant plus rien A opposer A leur dénonciation marxiste comme simple instrument de l'inégalité; or aujourd'hui, dans Droit, législation et liberté, Hayek semble répondre directement A cette objection en estimant qu' - il n'y a pas de raison pour que le gouvernement d'une société libre doive s'abstenir d'assurer A tous une protection contre un dénuement extrASme, sous la forme d'un revenu minimum garanti, ou d'un niveau de ressources au-dessous duquel personne ne peut tomber -*. Ce doit AStre, précise mASme Hayek, - un devoir moral pour tous, au sein de la communauté organisée -, que de - venir en aide A ceux qui ne peuvent subsister par eux-mASmes -, et en tout cas nul ne saurait prétendre qu'une telle lutte - contre l'infortune excessive - serait contraire A 1' - intérASt de tous -. On ne peut donc, sans précautions, prétendre qu'Hayek défend une société qui - renoncerait A aider les faibles -. Ce pour quoi la critique éthique est clairement en porte A faux. Cela dit, s'il est indéniable qu'Hayek prend en considération l'exigence d'un minimum de ressources, cette prise en considération n'est cependant pas sans créer de problèmes, quant A sa possibilité mASme, dans le cadre de sa conception du social. Expliquons-nous : le problème de fait ne se pose pas ' Hayek reconnait clairement la nécessité d'un système de garantie contre un - dénuement extrASme - ; en renche, le problème de droit se pose : une telle reconnaissance est-elle possible et cohérente dans le contexte d'un libéralisme aussi radical ? La présence de la difficulté est évidente dans le passage qui vient d'AStre cité : comme toute politique, mASme minimale, de redistribution équiudrait A intervenir dans l'ordre du marché et donc A en perturber le fonctionnement - favorable A tous - (égalitaire), Hayek doit préciser immédiatement qu'il faut - qu'un tel minimum de ressources soit fourni hors marché A tous ceux qui, pour une raison quelconque, sont incapables de gagner sur le marché de quoi subsister -; dans ce cas, et dans ce cas seulement, - il n'y a lA rien qui implique une restriction de liberté ou un conflit avec la souveraineté du droit -, rien donc qui puisse mettre - hors de jeu - le mécanisme du marché. On ne peut pas, bien évidemment, ne pas s'interroger sur le sens d'une telle prestation - hors marché -. Négativement, il est clair qu'est ainsi exclu tout système d'allocations fixées par l'autorité, ou tout dispositif par lequel cette autorité attribuerait A certains individus divers biens A des prix plus faibles que ceux qui résultent de la loi du marché : ces solutions fausseraient irrémédiablement le - jeu de catallaxie - et iraient A l'encontre du principe d'un droit égal pour tous. Mais positivement ? Un récent article de N. Glazer1 suggère que, dans des sociétés contemporaines où les pauvres ne représentent qu'une part réduite de la population (10 A 20 %), la protection contre - un dénuement extrASme - relève non pas des services publics, donc de l'Etat-Providence, mais de l'assistance privée, du - bénévolat -, d' - une action non publique -, bref, de la bienfaisance ou de la charité. Soit : la pritisation du problème des créances ! Est-ce A une telle solution que songe Hayek ? Rien, A vrai dire, ne permet de répondre, et il n'est sans doute pas sans signification que la question demeure ici dans l'indécision. Car on touche lA , en fait, A une limite du modèle théorique sur lequel repose toute la construction d'Hayek : si c'est l'autodéveloppement du marché qui est - profile A tous -, toute initiative politique qui corrigerait les effets de cet autodéveloppement est en droit impossible A légitimer; si, face aux difficultés, non exclusivement d'ordre moral (cf. l'objection construite par Aron dès 1965), auxquelles exposerait un rejet total du problème de la justice sociale, on est forcé d'accorder une prise en compte minimale des exigences qui se sont incarnées dans la notion des créances, il reste alors A renvoyer la solution aux initiatives individuelles, relent donc de la bienfaisance. Le thème de la charité, présent dès le discours de Tocqueville sur le droit au trail, accentué avec complaisance par Guizot dans De la démocratie en France, reste ainsi le dernier mot de la tradition libérale, quand bien mASme elle se veut - néo-libérale -, sur le problème des droits de créance : la solution libérale de ce problème est de nature décidément non politique. Il serait aisé de souligner ce qu'une telle solution, pratiquement, a d'aléatoire ou de dérisoire. Il nous parait plus fécond de montrer comment cette difficulté, dont la racine est théorique, nous achemine vers les vériles limites du défi hayékien ou, plus globalement : vers les vériles difficultés d'un modèle libéral dont la version hayé-kienne, par son caractère hyperbolique, grossit certaines virtualités. Disons les choses nettement : les difficultés les plus graves auxquelles nous parait se heurter la tentative d'Hayek sont de nature théorique et consistent en l'incapacité manifestée par cet adversaire acharné du marxisme A échapper vraiment A une structure intellectuelle singulièrement proche de ce dont sa propre pensée se pose en antitype. Sur deux points, en effet, l'hyperlibéralisme d'Hayek s'avère incapable d'offrir une vérile alternative théorique au socialisme de provenance marxiste : 1 / Contre le constructivisme, Hayek revendique, nous l'avons vu, un évolutionnisme consistant A confier A l'autodéveloppement du marché l'amélioration des conditions ; or cet évolutionnisme est un bistoricisme : l'ordre du marché résulte d'un processus spontané et non conscient (c'est le résultat de la concurrence), et, de mASme, les institutions et les règles que le gouvernement fait respecter pour préserver le - jeu de catallaxie - sont décrites comme des produits historiques ' A savoir comme les produits de - la sélection naturelle des institutions sociales et des règles de conduites - (ce sont les règles qui se révèlent donner au groupe - le plus de vigueur -). Ainsi, aussi bien l'ordre du marché que les règles qui permettent son apparition et son fonctionnement sont historiques ' et il n'est guère difficile de comprendre pourquoi il doit en AStre ainsi dans une pensée comme celle d'Hayek : seul un tel historicisme, qui fait de l'ordre socio-économique et de ses règles le produit nécessaire d'un processus immanent A l'histoire, permet d'écuer en principe le volontarisme et de condamner résolument toute conception constructiviste de l'organisation. On peut alors préciser encore la structure ou, si l'on préfère, l'infrastructure théorique de l'hyper-libéralisme d'Hayek : il est clair en effet qu'on retrouve lA , en un paradoxe qui n'est qu'apparent, la structure de la - ruse de la raison - dont la survince dans l'historicisme marxiste a déjA été rappelée ici. On pourrait A cet égard repérer dans le texte d'Hayek maintes formules significatives : - Dans la Grande Société, nous contribuons tous en fait non seulement A la satisfaction de besoins que nous ignorons, mais parfois mASme A la réussite de desseins que nous désapprouverions si nous en avions connaissance -' ; - En catallaxie, les hommes, tout en poursuint leurs intérASts propres ' totalement égoïstes ou hautement altruistes ' vont promouvoir les entreprises de beaucoup d'autres hommes, dont la plupart leur resteront toujours inconnus -2. Que cette structure soit celle-lA mASme de l'historicisme, on nous permettra ici de ne pas le démontrer A nouveau : l'hyperlibéralisme d'Hayek est un hyperrationalisme, présupposant, comme chez Hegel, que - dans l'histoire tout se déroule rationnellement - et que mASme les initiatives apparemment les plus déraisonnables participent de l'autoaccomplissement d'une rationalité (ici celle du marché) en devenir. Hayek indique mASme explicitement que le développement du marché est en ce sens un - processus impersonnel -3, où - il n'y a pas de sujet -4 : la convergence théorique entre l'évolutionnisme hayékien et l'historicisme hégéliano-marxiste du - procès sans sujet - donc jusqu'au lexique ! D'une telle convergence on pourrait d'ailleurs trouver une confirmation transparente dans le ralliement d'Hayek A la thèse du relativisme des leurs : - toutes les règles morales (et juridiques) servent un ordre concret existant - et - il ne peut donc y avoir un système absolu de morale indépendant du genre d'ordre social où une personne se trouve vivre - ' ce qu'Hayek éprouve le besoin d'illustrer par l'exemple douteux, mais significatif, selon lequel, A ses yeux, - il serait clairement mauis moralement de ranimer un vieil Esquimau déjA inconscient - que son peuple, lors de sa migration hivernale et suint ses principes éthiques, aurait abandonné derrière lui et exposé A une mort certaine ! Au-delA ce que l'exemple semblera avoir de ridicule ou de scandaleux, on percevra sans peine les implications foncièrement antijuridiques d'un tel relativisme des leurs, comnon rituel (comnon de route ?) de l'historicisme : car dans cette perspective comment faire des droits-libertés de quelconques leurs sacrées, dont le respect devrait fournir au gouvernant son impératif catégorique ? On touche ici au paradoxe suprASme de la séparation, qui n'a cessé de se creuser au fil de la tradition libérale, entre droits-libertés et droits de créances : A force de vouloir préserver les droits-libertés des effets pervers du volontarisme et de l'interventionnisme induits le plus souvent par le thème des créances adressées A l'Etat, le libéralisme finit par tout confier A l'histoire (ici A l'autodéveloppement du marché) ' retrount ainsi de cette histoire une représentation (historiciste) qui enlève tout sens et toute portée vériles A la proclamation des droits-libertés eux-mASmes. De la critique de la justice sociale, on est ainsi conduit vers la dissolution historiciste des droits-libertés. Ce singulier mouvement est confirmé par une seconde dimension de la pensée d'Hayek, qui, elle aussi, comme c'est le cas de son historicisme, évoque étrangement l'adversaire marxiste. 2 / L'évolutionnisme hayékien est en effet, qui plus est, un économisme, et lA aussi, décidément, l'ombre du marxisme, Dieu mort, continue de s'étendre. Puisque c'est l'ordre du marché qui permet d'harmoniser et de rendre compatibles les projets en eux-mASmes divergents des individus, c'est l'économique qui crée le social (- les seuls liens qui maintiennent l'ensemble d'une grande société sont purement économiques, plus précisément catallactiques -)* et qui en outre suscite le politique (les institutions et les règles que le politique fait respecter) comme la condition de possibilité d'un bon fonctionnement du marché. Cette installation de l'économie en position de - dernière instance - de l'ordre social trouve alors, tout naturellement, A s'exprimer en des termes qui rappellent de faA§on frappante la célèbre lettre A Bloch où Engels, en 1890, décriit comment, au sein du social, - il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité A travers la foule infinie des hasards -' : - Il est bien entendu, écrit pour sa part Hayek, que dans la structure d'ensemble de la Grande Société il y ait de nombreux faisceaux d'autres relations, qui ne sont nullement économiques, mais cela ne change rien au fait que c'est l'ordre du marché qui rend possible la conciliation pacifique des projets divergents, et possible A travers un processus dont les répercussions sont favorables A tous -2. Ainsi c'est le procès économique (le marché) qui engendre le nexus social et qui réalise ce qui, des prétendus droits naturels, est réalisable ' le politique n'étant alors qu'un instrument de cette réalisation qu'il ne détermine pas en dernière instance. L'évolutionnisme d'Hayek est un historicisme et un économisme : c'est une théorie de la ruse de la raison économique ' la structure théorique qui était constitutive du marxisme et de ses négations du droit se retrount donc ici mobilisée au service de ce qui apparait par conséquent moins comme l'antithèse du marxisme que comme son frère ennemi. Les difficultés auxquelles s'expose alors Hayek seraient faciles A repérer et sont présentes dans toute théorie de la ruse de la raison : si c'est l'autodéploiement d'un procès sans sujet qui réalise ce qui est - favorable A tous -, comment peut-on critiquer l'existence d'une quelconque forme institutionnelle ? Si une forme institutionnelle a survécu au processus de sélection naturelle des institutions, n'est-ce pas la preuve qu'elle possède une efficacité sociale3 ? Dans ce cas, comment Hayek peut-il critiquer les institutions étatiques des sociétés contemporaines ? La contradiction est évidente : elle est traditionnellement le lot d'un hyperrationalisme historiciste qui ne parvient jamais A assumer jusqu'au bout ses propres implications ' ne serait-ce que dans la mesure où il faudrait pour cela que le sujet (fini) qui énonce ces thèses (qui définit l'évolution comme un processus sans sujet) accepte de s'effacer, de mourir A lui-mASme au point d'abdiquer toute perspective critique (tout jugement de leur) A l'égard d'un quelconque moment d'un processus dont il lui appartiendrait simplement d'enregistrer la nécessité. Nous ne reviendrons pas ici sur les apories insurmonles d'une telle philosophie de l'histoire1. Il importe ici bien plutôt de souligner qu'elle interdit de conférer A la référence aux droits de l'homme (fût-ce aux droits-libertés) une quelconque fonction critique : en ce sens, le discours des droits de l'homme, épuré du thème des créances et réduit A la proclamation des droits-libertés, en vient A perdre, dans un tel contexte, A la fois son sens (énoncer des droits intemporels de l'homme comme tel, faisant ure d'universels) et sa fonction (opposer A la positivité des institutions, historiquement riables, des normes au nom desquelles il soit possible de les critiquer, opposer le devoir-AStre ou l'idéal A l'AStre ou au réel). Tant et si bien que, lA où le socialisme d'inspiration marxiste, A trop privilégier les droits de créance, en était venu A déloriser les droits-libertés, le néo-libéralisme qu'on prétend lui opposer réussit la prouesse A la fois de réduire les créances A un - mirage - et de priver les droits-libertés de ce qui pouit conférer A leur proclamation une vérile portée. On dira qu'Hayek, dans la tradition libérale, représente un extrémisme de mauis aloi et que les conclusions atteintes A partir d'un tel exemple sont excessives. Il reste pourtant que c'est précisément A travers son caractère d'hyperbole que la pensée d'Hayek a pu séduire et que, A ésectiuner ce qu'il y a d'hyperlibéral chez Hayek, le néo-libéralisme dont on entend aujourd'hui faire, après l'effondrement des illusions socialistes, la solution de rechange et le remède de tous les maux, ne semble plus avoir de - -neo-libéral - que le nom ; or ce qu'il y aurait de malaisé, politiquement, A se replier aujourd'hui sur un libéralisme plus classique a été suffisamment souligné dans notre ant-propos pour que nous n'ayons pas A y revenir ici. Nous ajouterons seulement que l'historicisme incriminé chez Hayek représente A notre sens un simple grossissement d'une virtualité inscrite dans la pensée libérale dès Constant et Tocque-ville. Comme l'a parfaitement montré Ph. Raynaud1, la critique constantienne du volontarisme politique tend A s'appuyer sur la représentation de la société comme un - système autoréglé -, la société s'unifiant elle-mASme sans intervention extérieure, par le concours des volontés individuelles : - Perdu dans la multitude, l'individu n'aperA§oit jamais l'influence qu'il exerce. Jamais sa volonté ne s'empreint sur l'ensemble ; rien ne constate A ses propres yeux sa coopération -2. Le schème de la ruse de la raison est donc ici, d'ores et déjA , présent. Certes Constant n'a pas épousé pleinement et exclusivement ce schème, puisque, pour n'avoir jamais considéré pleinement le réel et le rationnel comme identiques3, il a pu maintenir une référence aux droits de l'homme comme normes définissant un devoir-AStre. Que, dans cet inachèvement, il y ait une force ou une faiblesse (au sens d'une inconséquence), c'est affaire d'interprétation : il n'en demeure pas moins vrai que, dès Constant, la critique libérale des théories politiques qui fondent l'unité sociale sur l'intervention volontariste d'un pouvoir n'est rendue possible que par - l'adoption, sous une forme élémentaire, d'une perspective qui trouvera sa forme achevée dans la théorie hégélienne de la théorie de la ruse de la raison -4 et qui, dans l'histoire ultérieure du libéralisme, animera, jusque dans l'évolutionnisme hayékien, les principales critiques de F Etat-Providence6. Il n'est donc pas si aisé, pour qui voudrait se réinscrire aujourd'hui dans la tradition libérale, d'ésectiuner les prétendus excès auxquels se serait abandonné Hayek : l'hyper-libéralisme hayékien révèle une pente historiciste et économiste du libéralisme le plus classique, et par conséquent, selon cette ligne de plus grande pente, il n'est pas certain que le discours des droits de l'homme puisse échapper ici A une nouvelle, et plus insidieuse, écuation. |
||||
Privacy - Conditions d'utilisation |