NAVIGATION RAPIDE : » Index » DROIT » DROIT CIVIL » La division de la société et de l etat comme valeur La critique tocquevillienne du droit au travail
Elu facilement à l'Assemblée constituante en mai 1848, Tocqueville deit en effet participer activement aux débats sur le droit au trail qui divisèrent l'assemblée en septembre de la même année. Le 12 septembre, il prononce à la chambre un discours qui présente l'intérêt de resituer avec une clarté et une rigueur parfaites la question du droit au trail dans le conflit plus général qui oppose socialistes et libéraux (Tocqueville dit « démocrates ») quant au rôle de l'Etat face à la société. Rappelons que le droit au trail, vérile archétype des droits de créance, ait été proclamé dès le 2 5 février par le gouvernement provisoire et qu'aient été créées, afin de lui donner un contenu, deux institutions : les ateliers nationaux, destinés, sous l'égide du ministère des Traux publics, à fournir du trail aux chômeurs, et la Commission du gouvernement pour les trailleurs, chargée de proposer, selon la formule de Louis Blanc, des projets d' « organisation du trail » et de résoudre certains conflits opposant le patronat et les ouvriers. Si l'on ajoute que c'est à la suite de mesures brutales prises contre les ateliers nationaux, jugés par l'assemblée politiquement dangereux et économiquement inefficaces, qu'éclatèrent les journées de juin, on comprendra la charge émotive et politique des débats de septembre. Il faut ici citer le raisonnement presque dans son intégralité : « Ou l'Etat entreprendra de donner à tous les trailleurs qui se présenteront à lui l'emploi qui leur manque, et alors il est entrainé peu à peu à se faire industriel; et comme il est l'entrepreneur d'industries qu'on rencontre partout, le seul qui ne puisse refuser du trail il est invinciblement conduit à se faire le principal, et bientôt, en quelque sorte, l'unique entrepreneur de l'industrie Or cela, c'est le communisme. Si au contraire l'Etat veut échapper à la nécessité fatale dont je viens de parler, s'il veut, non plus par lui-même et par ses propres ressources donner du trail à tous les ouvriers qui se présentent, mais veiller à ce qu'ils en trouvent toujours chez les particuliers, il est obligé de faire en sorte qu'il n'y ait pas de chômage; cela le mène forcément à distribuer les trailleurs de manière à ce qu'ils ne se fassent pas concurrence, à régler les salaires, tantôt à modérer la production, tantôt à l'accélérer, en un mot à se faire le grand et unique organisateur du trail », ce en quoi réside l'essence du socialisme. L'argument de Tocqueville n'est pas très éloigné, on le voit, de celui de Marx qui lui aussi entrevoyait, « derrière le droit au trail », la disparition pure et simple de la contradiction entre capital et salariat. Mais le diagnostic de Tocqueville reste, on s'en doute, aux antipodes de celui de Marx. Dans le socialisme - qu'il définit, il est vrai, assez platement par trois caractéristiques : l'appel aux passions matérielles, les attaques contre la propriété et le rôle tutélaire de l'Etat devenant maitre de chaque individu - Tocqueville ne voit au fond que le retour d'une pensée archaïque au sein d'un monde pourtant dominé par l'égalité des Modernes. De même que Constant voyait dans la Convention un résidu de l'absolutisme monarchique, de même Tocqueville e le socialisme et l'Ancien Régime : « L'Ancien Régime, en effet, professait cette opinion que la sagesse seule est dans l'Etat, que les sujets sont des êtres infirmes et faibles qu'il faut toujours tenir par la main, qu'il est bon de gêner, de contrarier, de comprimer sans cesse les libertés individuelles; qu'il est nécessaire de réglementer l'industrie, d'assurer la bonté des produits, d'empêcher la libre concurrence. L'Ancien Régime pensait, sur ce point, précisément comme les socialistes aujourd'hui. » Aussi convient-il, selon Tocqueville, de revenir à la tradition de 1789, qui voit dans l'assistance de l'Etat un devoir moral et nullement une obligation juridique. Il s'agit donc, notamment en ce qui concerne le trail, d' « imposer à l'Etat un devoir plus étendu, plus sacré que celui qu'il s'était imposé jusqu'à présent », d' « accroitre, consacrer et régulariser la charité publique »; mais il faut maintenir qu' « il n'y a rien là qui donne au trailleur un droit sur l'Etat; il n'y a rien là qui force l'Etat à se mettre à la place de la prévoyance individuelle, à la place de l'économie, de l'honnêteté individuelle ». L'amendement de Mathieu fut donc rejeté par 596 voix contre 146, et, à y regarder de près, la Constitution de 1848, en laquelle on s'est plu parfois à trouver une reconnaissance des créances, est en réalité, répétons-le, beaucoup plus proche qu'il n'y parait, sur ce point, de l'esprit de 1789 ou de la très libérale Constitution de 1791. Le titre I de son Préambule, où l'on peut lire que la France se propose « d'assurer une répartition de plus en plus équile des charges et des antages de la société », reste d'une grande prudence - de même que son titre VIII, où la République s'engage seulement, « par une assistance fraternelle », à « assurer l'existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du trail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d'état de trailler ». De telles formules ne sauraient en aucun cas être confondues avec une reconnaissance effective des créances; elles ne sont, qui plus est, pas vraiment nouvelles, puisqu'on lisait dans le titre premier de la Constitution de 1791 : « Il sera créé et organisé un élissement général de secours publics, pour élever les enfants abandonnés, soulager les pauvres infirmes et fournir du trail aux pauvres lides qui n'auraient pu s'en procurer. » Bref : la charité publique, - mais la charité n'est pas un droit. Ainsi, dès 1848, le discours de Tocqueville sur la question du droit au trail fait apparaitre avec une netteté inégalée la spécificité et la logique de la version libérale d'une référence aux droits de l'homme : puisque le but de la politique n'est pas de réaliser dans la société, et par l'action de l'Etat, le bonheur des hommes, mais qu'il s'agit seulement pour l'Etat de garantir aux individus les libertés de rechercher comme ils l'entendent ce qu'ils tiennent pour le bonheur1, il faut définir le pouvoir de l'Etat par une double référence à ces droits-libertés - à la fois comme telos unique de l'action du pouvoir politique (il s'agit d'assurer la protection de cette sphère des libertés) et comme limite de cette action (au-delà d'un tel objectif, la prise en compte des « créances » légitimerait l'intervention croissante de l'Etat dans les processus de satisfaction des besoins). Les droits-libertés contre les droits de créance - le principe de la position libérale est donc fixé : la référence aux seuls et authentiques droits de l'homme (les droits-libertés) fournit « la règle qui permet de déterminer la frontière entre ce dont l'Etat peut et doit s'occuper et ce qu'il doit laisser au libre jeu des volontés individuelles »2. Pour claire et nette qu'elle soit, cette interprétation libérale du thème des droits de l'homme n'en semble pas moins grevée d'un certain nombre de difficultés que le regain de faveur dont jouissent aujourd'hui les thèses libérales - en raison directe de la portée antitotalitaire du rappel aux « limites de l'action de l'Etat »J - tend à faire oublier. Nous nous bornerons à repérer ici deux de ces difficultés, en germe dès Constant et Tocqueville, mais que la tradition libérale ultérieure, notamment contemporaine, a largement explicitées : d'une part, la tendance, déjà signalée dans notre ant-propos, à« faire l'impasse sur l'impératif de justice sociale»2; d'autre part - selon une logique plus rarement analysée et qui mérite donc un examen plus attentif - une singulière résurgence d'un historicisme aussi radical, peut-être, que dans la tradition marxiste contre laquelle on fait pourtant si souvent loir le libéralisme comme une sorte d'antidote. |
|||||
Privacy - Conditions d'utilisation |