La nécessité d'une protection nait de l'existence d'une menace, et la protection, pour être efficace, doit s'adapter à la menace. H faut donc, avant tout, la préciser.
Contre qui la protection des libertés doit-elle être organisée ? A cette question liminaire, la tradition libérale répond en désignant le pouvoir comme l'ennemi-né des libertés.
Ce n'est pourtant pas le seul : les rapports entre particuliers recèlent des situations dangereuses pour les libertés ; seule une protection organisée peut conjurer ces menaces.
Cette protection, seul l'Etat est en mesure de l'assurer. Ainsi apparait d'emblée l'ambiguïté de sa position à l'égard des libertés : il est, à la fois, menace, et protection. L'affaiblir, c'est alléger la menace, mais diminuer la protection. Le renforcer, c'est prendre le risque inverse. L'option dépasse, dans ses conséquences, le seul domaine des libertés : elle se répercute sur l'ensemble des structures constitutionnelles. La solution ne peut résider que dans un équilibre, fragile et précaire comme tous les équilibres.
1 | LA PROTECTION DES LIBERTÉS CONTRE LE POUVOIR
Le pouvoir est-il, par nature, l'ennemi de la liberté ? On a vu que Rousseau, et Marx, par des voies différentes (supra, p. 50), le contestent, et affirment la possibilité d'une réconciliation entre pouvoir et liberté. C'est ce postulat qui fondait le droit positif des libertés en URSS et dans les pays de l'Est.
La tradition libérale est en sens inverse. Elle pense, avec Montesquieu, que « tout homme qui détient du pouvoir est porté à en abuser », avec Lord Acton, que « le pouvoir rend fou, et que le pouvoir absolu rend fou absolument ». Une expérience à laquelle on ne connait guère d'exceptions la confirme dans cette certitude.
Certains la poussent à l'outrance : c'est la position de l'anarchisme, pour lequel tout pouvoir est mauvais en soi, et, sous une forme atténuée, celle d'Alain (Le citoyen contre le pouvoir, Essai d'une doctrine radicale). La tradition libérale, moins absolue, n'en affirme pas moins la nécessité de protéger la liberté avant tout contre le pouvoir, même si son organisation démocratique atténue la menace qu'il porte en lui.
Le pouvoir est une abstraction. Il se concrétise par un certain nombre d'organes. C'est contre eux que la liberté doit être protégée. Mais tous ne la menacent pas au même degré. Le droit positif repose sur la discrimination ainsi opérée par la tradition libérale, selon la gravité du danger qu'ils constituent pour la liberté, entre les organes de l'Etat.
. L'exécutif. - C'est lui qui, dans la tradition de 1789, incarne l'hostilité du pouvoir envers la liberté. C'est contre lui qu'elle doit être protégée avant tout.
Cette conviction, qui est encore, dans une large mesure, à la base du droit positif, s'explique d'abord par des raisons historiques : l'exécutif de 1791 est encore monarchique, et les Constituants redoutent qu'il demeure fidèle à la tradition de l'absolutisme. Cette crainte subsistera même à l'égard de l'exécutif démocratique qui, dans le régime parlementaire, ne tire pas directement son origine du suffrage populaire ; l'élection du chef de l'Etat au suffrage universel ne l'a pas fait disparaitre.
D'autres raisons ont une valeur permanente. Le gouvernement dispose de la force matérielle, police et armée ; il a donc les
moyens d'entreprendre sur les libertés. D'autre part, la responsabilité du maintien de l'ordre lui incombe : il est enclin, de ce fait, à choisir les solutions qui peuvent faciliter sa tache, fût-ce au détriment de la liberté. L'administration partage cette optique en quelque sorte professionnelle. Dans tous les domaines, de plus, le souci d'efficacité qui inspire ses techniciens les incite à s'irriter des résistances que les libertés opposent à leurs projets.
Ces raisons expliquent que le droit positif ait plus spécialement cherché à protéger les libertés contre l'exécutif, en liant celui-ci par le règne de la loi.
. Le législateur. - On a vu plus haut les raisons, exactement opposées aux précédentes, qui expliquent la relative confiance mise en lui. La loi ne saurait être oppressive, parce que, même si l'on abandonne la métaphysique politique de Rousseau, elle est l'ouvre des élus du peuple, soucieux de ne pas mécontenter leurs mandants. De plus, il manque aux élus, pour menacer les libertés, la maitrise des moyens matériels de contrainte, et même la permanence.
Pourtant on a signalé (supra, p. 72) que les Constituants de 1791 mettaient des limites à leur confiance : ils ont cru nécessaire d'interdire au pouvoir législatif de « faire aucunes lois qui portent atteinte et mettent obstacle à l'exercice des droits naturels et civils ». Mais cette inquiétude ne s'est pratiquement pas traduite dans les institutions qu'ils ont créées.
Ces options fondamentales demeurent la base du droit positif. Correspondent-elles encore aux situations actuelles ? On a vu (supra, p. 153) que la transformation des rapports entre majorité et gouvernement dans les régimes parlementaires contemporains ne permettait plus guère de distinguer entre eux. De plus, la confiance mise dans l'Assemblée en raison de son élection au suffrage universel direct devrait logiquement bénéficier à l'exécutif lorsque son chef a la même origine. C'est ce que confirme l'exemple des Etats-Unis, où les actes du Congrès n'échappent pas plus que ceux du Président au contrôle du juge. Enfin, la confiance mise dans le législateur, lorsqu'elle va jusqu'à soustraire la loi à toute censure, risque d'en faire un instrument d'oppression plus redoule que l'acte de l'exécutif, plus facile à soumettre au juge du fait qu'il n'est pas un acte souverain.
Mais, en sens inverse, l'accroissement des pouvoirs de l'Etat dans le monde contemporain bénéficie essentiellement à l'exécutif. La tendance technocratique accroit encore sa propension à l'autorité. La défiance du libéralisme traditionnel à son égard demeure donc largement fondée. C'est sa confiance envers le législateur qui parait procéder aujourd'hui d'un optimisme excessif : le caractère libéral de la loi est contingent et précaire, lié à la conjoncture politique (diversité des courants d'opinion, équilibre des forces en présence). La protection des libertés par la loi contre l'exécutif doit donc être complétée par une protection des libertés contre la loi. C'est dans cette voie que se sont engagés, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la plupart des Etats libéraux européens, et la France elle-même, en développant le contrôle de constitutionnalité de la loi, infra, p. 239.
2 | LA PROTECTION DE LA LIBERTÉ CONTRE LES PARTICULIERS
On sous-estime trop aisément la gravité des atteintes que certains particuliers peuvent porter à la liberté des autres. Pourtant, le pouvoir politique n'est pas le seul à s'exercer dans une société. D'autres y existent : pouvoir économique, autorité morale, sans même évoquer la simple force physique. Dès lors, si l'on se dégage du dogme de l'égalité
juridique des volontés pries pour s'attacher aux réalités, la fréquence des situations de dépendance qui permettent à celui qui se trouve en position de supériorité d'imposer sa volonté à l'inférieur apparait évidente.
. C'est le cas, tout d'abord, dans les relations entre per-sonnes physiques. La contrainte matérielle laisse la liberté du faible à la merci du fort, la dépendance
économique permet à celui qui contrôle les moyens d'existence d'un autre de lui imposer sa volonté. L'employeur peut, par le refus d'embauchage ou la menace du congédiement, peser sur la liberté d'opinion ou la liberté syndicale du salarié, et la menace est si réelle que le Préambule de 1946 l'a expressément retenue (« nul ne peut être lésé dans son
travail ou son emploi en raison de ses opinions et de ses croyances »). Le détenteur du patrimoine familial peut en refuser le bénéfice, pour des raisons idéologiques, à ceux qui dépendent de lui (donations ou testaments assortis d'une interdiction de se marier avec une personne de telle religion ou de telle race). La contrainte morale peut, même sans dépendance économique, restreindre la liberté de celui qui la subit. La gravité de ces atteintes pries à la liberté s'accroit avec le
développement des « techniques d'espionnage » au point que le législateur a dû récemment s'en saisir (loi du 17 juillet 1970 sur la protection de la vie prie).
. Le problème est encore plus aigu dans les rapports entre l'individu et les groupements pris car, ici, les forces sont inégales par définition. Le groupe pri, comme la collectivité publique, détient un pouvoir. Comme elle, il tend à l'imposer aux individus qui relèvent de sa sphère d'action, soit pour forcer leur adhésion, soit pour les contraindre à respecter ses directives. Comme elle, il est animé d'une volonté de puissance qu'irritent les résistances rencontrées. Le problème de la protection des libertés de l'individu se pose donc dans ses rapports avec les groupes pris comme dans ses rapports avec la puissance publique.
Les hommes de 1789 avaient nettement perçu cet antagonisme entre la liberté de l'individu et le groupe. Ils avaient cru le résoudre en condamnant toutes les formes pries de groupement. C'était perdre de vue que la possibilité de se grouper avec d'autres est, pour l'individu lui-même, une liberté, dont l'absence, au xixe siècle, s'est cruellement fait sentir, La société contemporaine, dans laquelle les phénomènes de socialisation aboutissent à la multiplication et au renforcement des groupes pris (syndicats, associations) ne peut, ni s'accommoder de l'individualisme simpliste de 1789, ni sacrifier la liberté de l'individu à la puissance des groupes. Là encore, c'est un problème d'équilibre que le droit cherche à résoudre.
On a proposé (cf. supra, p. 23) de restreindre la notion de
libertés publiques aux seules relations de l'individu et de l'Etat, à l'exclusion des rapports entre particuliers. La doctrine austro-allemande de la Dritwirkung va dans le même sens. L'analyse qui précède condamne cette tendance. Les libertés ne changent pas de nature selon que les menace une autorité publique ou un particulier. La liberté d'opinion est compromise par le conformisme patronal comme par le conformisme gouvernemental. Surtout, c'est de l'Etat, en définitive, que relève la protection de la liberté dans les rapports pris : c'est le législateur qui en pose les principes, et le juge qui en assure le respect. L'Etat manquerait donc à son obligation si ses organes se refusaient à exercer cette protection.