De mASme que la décision de se déplacer, le choix du mode de déplacement est libre. Mais une fois ce choix fait, l'itinérant, s'il utilise un moyen de transport individuel, se trouve assuietti A un ensemble de prescriptions dont l'importance rie entre un minimum applicable au déplacement pédestre, et un maximum pour la circulation automobile.
On peut laisser de côté, dans la suite de cette étude, d'une part les réglementations qui s'appliquent A des
moyens de transports individuels relativement exceptionnels : la navigation de plaisance, maritime ou fluviale, et l'aviation de tourisme, d'autre part les règles qui régissent les transporteurs publics, notamment les transports routiers et qui relèvent du droit professionnel plus que des
libertés publiques (supra, p. 116). Les unes et les autres présentent les mASmes caractères de rigueur et de technicité.
A) Les données du problème
Le régime de la circulation met en présence, d'une part des données juridiques, d'autre part des données de fait.
1A° Du point de vue juridique, la circulation met en cause deux théories essentielles du
droit administratif : la théorie des utilisations du domaine public et celle de la police administrative.
Les voies publiques, éléments essentiels du domaine public terrestre, sont affectées A la circulation, qui constitue leur mode d'utilisation normal. Comme toutes les utilisations A la fois normales et communes ' c'est-A -dire non pritives ' du domaine, la circulation est donc régie, a priori, par les trois principes de liberté ' tous les individus peuvent utiliser la voie publique pour circuler ', d'égalité entre les usagers dans cette utilisation, et enfin de gratuité.
Mais la circulation est matière A réglementation par la police administrative, comme toutes les activités privées, et plus que d'autres, dans la mesure où, s'exerA§ant sur la voie publique, elle peut affecter directement l'ordre public.
Accessoirement, la réglementation doit tenir compte des droits particuliers reconnus, sous le nom d'aisances de voirie, aux riverains de la voie afin de permettre la desserte de leur immeuble.
2A° Les données défait qui interfèrent avec ces données juridiques et déterminent leurs modalités d'application sont trop connues pour qu'on y insiste : toutes se ramènent A l'hypertrophie de la circulation automobile, qui entraine deux séries de conséquences : d'une part, la multiplication des atteintes A la sécurité ' la statistique des accidents de la route est suffisamment éloquente ', A la tranquillité ' le démarrage nocturne d'une moto suffit A réveiller un quartier ', A la salubrité ' c'est la
pollution due aux échappements ', c'est-A -dire aux composantes de l'ordre public, objet de la police administrative (supra, t. 1, p. 201).
D'autre part, la circulation est l'exemple type (supra, t. 1, p. 197) d'une liberté dont la mise en ouvre non réglementée aboutirait A sa propre destruction, c'est-A -dire A l'impossibilité pour tous de circuler : trop d'embouteillages ' malgré les réglementations ! ' en offrent la démonstration, chaque jour dans les rues des villes, A chaque grand départ sur les routes des cances, pour qu'il faille insister.
3A° Le résultat était insle : les données de fait qu'on vient de rappeler ont conduit A restreindre au maximum la portée des données juridiques qui allaient dans le sens du libéralisme, et A hypertrophier celles qui favorisaient les interventions autoritaires, notamment les pouvoirs de la police administrative. C'est ce que révèle l'exposé des principes qui dominent le droit positif.
B) Le régime de la circulation sur les voies publiques
Il ne saurait AStre question d'entrer dans le détail des règles minutieuses et d'ailleurs changeantes qui régissent la circulation, mais seulement de mettre en relief leurs relations avec la théorie générale des hbertés publiques. Or, ces règles présentent un caractère commun : elles réalisent toutes une extension exceptionnelle des divers procédés de limitation des libertés.
1A° Cette extension apparait d'abord dans la diversité et la multiplicité des objets auxquels la réglementation s'attache.
La réglementation de la circulation automobile porte sur le conducteur, sur le véhicule, sur sa conduite et sur le stationnement, qui est, en définitive, le but de toute circulation. Elle se répercute sur le piéton.
a I Au conducteur, le Code de la Route impose la possession du permis de conduire, autorisation préalable qui sanctionne un examen. Mais il lui impose, en outre, un certain état physique
' l'absence d'imprégnation alcoolique ', une obligation
juridique ' la conclusion d'un contrat d'assurance ' et des obligations de comportement extérieur : la ceinture de sécurité
' dans ce cas, l'obligation s'étend aussi au passager ', le port du casque pour le cyclomotoriste.
6 / La réglementation du véhicule n'est pas moins abondante. Elle s'attache non seulement A l'automobile, mais aussi aux cyclomoteurs au-dessus d'une certaine puissance. Elle impose, pour chaque véhicule, des éléments d'identification : le numéro minéralogique, et la sectiune grise, qui peut s'analyser comme le récépissé d'une déclaration préalable. Elle s'attache, d'autre part, A l'équipement du véhicule ' éclairage, signalisation, échappement ' et A son état d'entretien : usure des pneus, freinage, etc., les règles étant plus strictes pour les véhicules affectés aux transports publics, pour les poids lourds, pour certains convois spéciaux.
c I La conduite fait l'objet de prescriptions encore plus minutieuses et précises, qu'il s'agisse des priorités, du doublement, du respect des divers éléments de signalisation, des sens uniques, des limitations de vitesse dans les agglomérations et sur route, des interdictions de tourner, ou d'utiliser un avertisseur : peu de gestes, en définitive, échappent A la réglementation, d'ailleurs riable selon la voie utilisée ' route ordinaire ou autoroute ' et selon les lieux ' ville ou camne.
d I Le stationnement des véhicules est le dernier objet de la réglementation. Elle peut prendre la forme, soit de limitation dans le temps, soit d'interdictions; elle peut aussi le subordonner A un paiement.
e I Enfin, le
développement de la circulation automobile s'est répercuté sur le piéton, en faisant un nouvel objet de réglementation, dans l'intérASt de sa propre sécurité. Si la bberté reste, pour lui, la règle, il se trouve en ville astreint A des interdictions et A des obligations ' défense de circuler sur la chaussée, traversée des voies aux emplacements et aux moments imposés. Hors ville, l'accès des autoroutes lui est interdit. A l'inverse, la réglementation tend parfois A étendre la bberté des piétons : ainsi de la création dans les villes de voies piétonr.ièr-s A eux exclusivement réservées.
Cf. P. Chambon, Les piétons selon le Code de la Route, D, 1979, Chr., p. 103.
2A° Tout aussi remarquable que la multiplicité des objets de la réglementation est la diversité des procédés juridiques mis en ouvre, qui se caractérisent par une extension exceptionnelle des pouvoirs de pobee, et par la rigueur de leur sanction.
a I L'extension des pouvoirs de police. Elle se manifeste au triple point de vue des autorités compétentes, des buts poursuivis, et surtout des moyens mis en ouvre.
' Le principe de la
concurrence des compétences réglementaires en matière de police, qui permet aux autorités locales de compléter et d'adapter les dispositions prises par les autorités supérieures, joue ici A plein. Au niveau national, le Code de la Route, initialement exclusivement réglementaire (d. du 10 mars 1899) comporte, depuis l'ordonnance du 15 décembre 1958, une partie législative et une partie réglementaire. La police des autoroutes est fixée par arrASté ministériel, celle des routes A grande circulation relève du préfet. Enfin, les pouvoirs du maire A l'intérieur de l'agglomérationont été précisés et élargis par une loi du 18 juin 1966. Toutes ces compétences sont très largement exercées.
' Les buts poursuivis. Aux buts classiques de la pobee administrative ' tranquillité, sécurité, salubrité (supra, t. 1, p. 201) ' s'ajoutent, d'une part, s'agissant de dépendances du domaine public, la consertion de la voie, d'autre part, l' - agrément - de la circulation, retenu par le Conseil d'Etat pour justifier la création des voies piétonnières.
' Les moyens mis en ouvre. Toute la gamme des techniques préventives (supra, t. 1, p. 219) se rencontre ici, mais elles sont souvent aggravées. La - sectiune grise -, ou certificat d'immatriculation (Code de la Route, art. R. 111), est le récépissé d'une déclaration préalable, qui doit AStre renouvelée A chaque vente du véhicule. Le permis de conduire (Code de la Route, art. R. 123 et s.) est, on l'a vu, une autorisation préalable, conditionnée par le résultat d'un examen. La réception du véhicule, ant sa mise en service, par le Service des Mines (Code de la Route, art. R. 106), en est une autre ; cf. aussi, pour les transports exceptionnels, l'autorisation prévue A l'article R. 48.
Le pouvoir d'interdiction s'appfique de la faA§on la plus large, qu'il s'agisse de la circulation ou du stationnement. MASme les interdictions générales et absolues, que la jurisprudence considère normalement comme illégales, sont admises par elle lorsque les circonstances l'exigent.
Si l'interdiction absolue de circulation ne peut AStre édictée par les préfets que temporairement sur certaines voies (art. R. 53.2), par contre, nombre de réglementations aboutissent A des interdictions absolues : ainsi des sens interdits, interdiction absolue d'utiliser la voie dans un certain sens, de l'institution des couloirs de circulation réservés aux transports en commun (1. du 18 juin 1966), de l'interdiction aux automobiles des rues piétonnières, et mASme de l'interdiction de stationner, dont le Conseil d'Etat a admis qu'elle pouit, si les circonstances l'exigent, revAStir un caractère général et permanent (H mars 1973. Almela, Rec , p. 213).
La pratique a mASme consacré, dans certaines villes, une situation intermédiaire, en matière de stationnement, entre la liberté et l'interdiction : celle de o stationnement toléré, dont la portée juridique est d'ailleurs incertaine.
Le recours A l'exAScution forcée, qui est la forme la plus rigoureuse des interventions préventives, est largement autorisé sous la forme de l'immobilisation, de l'enlèvement avec mise en fourrière, et le cas échéant, de la destruction des véhicules dont la circulation ou le stationnement compromettent la sécurité, la tranquillité, la consertion de la voie, ou mASme - l'esthétique des sites classés - ; la mise en fourrière menace également les véhicules laissés en stationnement, mASme régulier, pendant plus de sept jours (Code de la Route, art. L. 25).
Enfin, un procédé préventif propre A la matière est l'obi'-gation, pour tout conducteur, de se soumettre aux épreuves de dépistage de l'imprégnation alcoolique, mASme en l'absence d'infraction ou d'accident, lorsque le procureur de la République aura ordonné ce contrôle (pratique de Falcotest, 1. 12 juillet 1978).
La somme des pouvoirs ainsi consacrés aboutit A réduire au minimum les principes rappelés supra, p. 121, qui président normalement A l'utilisation des dépendances du domaine : si la liberté subsiste, c'est dans le cadre de la stricte réglementation qu'on vient de rappeler ; Végalité est atteinte elle aussi, avec la création des couloirs réservés A certains véhicules, et la possibilité d'instituer des stationnements réservés aux véhicules affectés aux services pubfics (1. du 18 juin 1966) ; la gratuité est largement abandonnée, qu'il s'agisse des autoroutes, des ponts ou des tunnels routiers dont l'accès est subordonné A un péage, et surtout du stationnement : initialement réservée aux parcs gardés où elle constitue la contrepartie d'un service (ce, 18 mai 1928, Laurens, D, 1928, III, p. 65), la rémunération du stationnement, liée A la limitation de sa durée, a été reconnue légale mASme sur les voies urbaines, avec la généralisation du système des parcmètres (ce, 26 février 1966, Fédération nationale des Clubs automobiles, AJDA, 1969, p. 706). Enfin, la réserve du droit d'accès des riverains, si la jurisprudence s'efforce d'en maintenir le principe, se trouve, elle aussi, sérieusement limitée.
6 / La rigueur des sanctions. Elles sont facilitées par l'étendue des pouvoirs de contrôle : tout conducteur est tenu de présenter A toute réquisition des agents son permis de conduire, sa sectiune grise (art. R. 137) et son attestation d'assurance.
Les sanctions pénales (délits et contraventions) sont d'une sévérité croissante, notamment dans le cadre de la lutte contre la conduite sous l'empire d'un état alcoolique.
Les amendes applicables aux contraventions les moins graves, notamment en matière de stationnement, peuvent faire l'objet d'un règlement forfaitaire qui exclut les garanties normalement attachées au prononcé d'une décision de justice. Enfin, on a déjA relevé (supra, p. 54) le
développement de la sanction administrative que constitue la suspension du permis de conduire par le préfet, soit sur avis d'une commission dent laquelle le conducteur aura pu présenter sa défense, soit, en cas d'urgence, sur avis d'un membre de la commission, pour une durée de deux mois.
Pour une manifestation récente de cette tendance, cf. la loi du 12 juillet 1978. Le projet de loi présenté par le gouvernement A la fin du mois d'août 1979 allait encore plus loin dans le sens de la rigueur : relèvement du montant des amendes, obligation de les acquitter immédiatement entre les mains de l'agent verbalisateur, doublement si le conducteur n'a pas sur lui la somme nécessaire, et triplement si, se croyant innocent, il a l'audace de saisir le juge et si celui-ci le condamne. Porté A ce niveau, le souci de la sécurité routière aboutit A éclipser les principes fondamentaux de l'état de droit, garanties d'une autre sécurité aussi essentielle : la sécurité juridique liée A l'intervention du juge. Aussi le Parlement n*a-t-il adopté de ce projet, que le relèvement des amendes.
II n'est pas question, en présence des statistiques de la mortalité par accidents de la route et plus simplement de l'embouteillage chronique des grandes villes, de contester la nécessité de la plupart de ces mesures. Il reste que, par leur multiplicité et leur rigueur, elles aboutissent A créer un climat peu favorable au sens de la liberté et de la responsabilité personnelle. Les réglementations minutieuses au point de descendre jusque dans les détails des comportements n'offrent A la liberté que le choix entre l'adhésion et la désobéissance. Or, l'adhésion supprime toute initiative : elle implique la conformité A un modèle préuré. Quant A la désobéissance, elle est particulièrement tentante dans un domaine qui relève de la vie la plus quotidienne, où la multiplicité des règles, de plus, ne permet pas A la police d'en vérifier continuellement le respect, ce qui ouvre A l'impunité un champ assez large, où toutes ces règles, enfin, n'apparaissent pas A l'évidence comme également nécessaires, ce qui incite A ignorer celles qui sont jugées superflues, et A étendre la méconnaissance mASme A celles qui sont objectivement nécessaires. La crainte du gendarme devient alors le seul ressort de l'obéissance : on le vérifie chaque jour, sur la route comme dans les rues interdites au stationnement. Or, les états d'esprit ainsi développés ne sont pas sains : ils substituent, au sentiment de la responsabilité personnelle qui de pair avec le sens d'une authentique liberté, l'automatisme dans le meilleur des cas, le mépris de la règle et la crainte de la sanction dans les autres. La perte du sens de la responsabilité s'accroit lorsque la règle tend, non A la protection d'autrui, mais A celle de l'intéressé lui-mASme : ainsi du port obligatoire du casque, de la ceinture de sécurité. La protection contre soi-mASme, si généreuse qu'elle puisse AStre dans son principe, élargit singulièrement le champ traditionnel des interventions limitatives des libertés. Le problème de la circulation n'est donc pas seulement un problème matériel d'une gravité exceptionnelle : les solutions qu'il reA§oit ont, sur les psychologies collectives face A la liberté et A la règle de droit, des incidences qu'on ne peut sous-estimer.
Sur le régime du stationnement, cf., outre les ouvrages de droit administratif qui traitent de la question A propos du domaine : Aubry, La réglementation du stationnement des véhicules automobiles sur les voies publiques, D, 1962, Ciir., p. 82. Sur le port obligatoire de la ceinture : Morange, chronique, p. 61, et note sous ce, 17 décembre 1975, p. 73, D, 1977 ; B. Rivero et H. Saldor, Essai sur la notion de protection contre soi-mASme, Toulouse, 1976.