L'une des premières questions suscitées par toute théorie générale des
libertés publiques est de savoir à quel niveau
juridique se situe la reconnaissance du principe des droits et libertés. On considère généralement, aujourd'hui, que cette consécration doit être opérée au niveau de la norme juridique supérieure, c'est-à-dire par la Constitution elle-même.
Les principes constitutionnels. - Le
droit positif français est sans ambiguïté à ce point de vue. Le Préambule de la Constitution de 1958 est ainsi rédigé : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'Homme et au principe de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789 confirmée et complétée par le Préambule de la Constitution de 1946. » Il n'existe aucun doute sur le fait que ce préambule consacre la valeur constitutionnelle de quatre séries de principes fondamentaux :
1) Ceux qui font l'objet d'une disposition incluse dans le corps même de la Constitution;
2) Ceux qui ont été énoncés dans la Déclaration de 1789;
3) Ceux qui ont été ajoutés aux précédents par le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. Leur caractère complémentaire résultait clairement de la présentation qui en fut faite. Ils furent proclamés, « en outre, comme particulièrement nécessaires à notre temps »;
4) Ceux que le même Préambule qualifie de « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Cette dernière catégorie, plus floue puisque aucun texte n'en donne une liste exhaustive, ne pouvait acquérir de réalité que dans la mesure où un organe juridictionnel pouvait en assurer la définition et en imposer le respect aux pouvoirs publics. L'existence même du Conseil constitutionnel, et sa volonté clairement manifestée depuis le 16 juillet 1971 permettent d'y voir des principes de droit positif.
Un pacte social. - Si la consécration des principes fondamentaux des libertés publiques en tant que principes constitutionnels ne fait guère de doute, la signification de cette consécration est quant à elle plus problématique. On la juge utile plutôt qu'inélucle. Après tout, les lois constitutionnelles de 1875 ne contenaient aucune déclaration de principes, ce qui n'empêcha pas la IIIe République de se montrer dans l'ensemble fort libérale. La croyance aux théories du
droit naturel n'est pas suffisamment répandue dans la France contemporaine pour s'imposer juridiquement. Quelle que soit la valeur qu'on puisse leur attribuer, de tels principes ne sont pas unanimement considérés comme des « droits naturels, inaliénables et sacrés ».
Dans ces conditions, et de façon plus pragmatique, plus sceptique aussi, il semble qu'on puisse les rattacher à une idée de pacte social. Ce sont des principes sur lesquels, pour des raisons variables, s'est éli un large consensus. Ils feraient partie de la règle du jeu que doivent respecter les acteurs politiques, un peu au même degré que la règle démocratique elle-même.
Telle semble être la portée, un peu ambiguë, de la décision du Conseil constitutionnel du 16 janvier 1982 relative aux nationalisations. Après avoir rappelé qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution « la loi fixe les règles concernant les droits civils et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques », mais que ceci ne dispense pas le législateur de respecter les principes constitutionnels, dont l'article 17 de la Déclaration de 1789 interdisant de priver quiconque de sa propriété « si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée », l'exige évidemment; la Haute Juridiction poursuit : « Considérant que l'appréciation portée par le législateur sur la nécessité des nationalisations décidées par la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel ne saurait, en l'absence d'erreur manifeste, être récusée par celui-ci dès lors qu'il n'est pas éli que les transferts de biens et d'entreprises présentement opérés restreindraient le champ de la propriété privée et de la liberté d'entreprendre au point de méconnaitre les dispositions précitées de la Déclaration de 1789 ».
Diversement appréciée par les commentateurs3, l'utilisation de la notion « d'erreur manifeste » d'appréciation afin d'opérer un contrôle, non plus de l'administration, mais du législateur, n'était peut-être pas heureuse, au point de vue de la
technique juridique. Elle correspond pourtant à une nécessité politique. La mise en oue des principes fondamentaux relève du législateur. Or la loi est aujourd'hui l'expression d'une majorité politique, voire du parti au pouvoir, représentant en général une minorité de voix dans le pays4. S'il est dans la logique démocratique que la majorité politique gouverne, qu'elle dispose pour cela d'un pouvoir discrétionnaire étendu, il ne peut lui appartenir, sous couvert d'interprétation, de modifier, seule, les bases du pacte social. Le respect de la propriété individuelle et de la liberté d'entreprendre est au nombre de celles-ci. Le législateur peut les étendre ou les restreindre, à condition de ne pas en remettre en cause le principe même, faute de quoi il commettrait une erreur manifeste d'appréciation. Cette remise en cause radicale supposerait une révision constitutionnelle, c'est-à-dire, à l'issue de la procédure prévue par l'article 89, un vote populaire lors d'un référendum ou, au minimum, un vote du Parlement réuni en congrès à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. N'est-il pas normal que certains principes fondamentaux soient mis ainsi à l'abri du parti majoritaire? On peut le penser car si la mise en oue des libertés publiques est le fait du législateur et de l'administration, elle doit être garantie par un contrôle juridictionnel adéquat.